La Maison de l’Arbre
La grande ville.
Ça gronde, ça vibre et ça moite : le métropolitain suit sa cicatrice de chemin.
Dernière station avant les étoiles.
Je rejoins Armand Gatti, à La Maison de l’Arbre, sa maison.
Maison haute et lézardée.
Sur la pierre du muret, ces mots :
APPRENDRE A ETRE UN ARBRE CONNECTE AUX ETOILES.
Porte lourde et grinçante.
Sur les murs du hall, des phrases de Mao, des affiches de cinéma.
Partout des livres, des centaines et des centaines de livres.
Alcôve hanté.
Enclos ouvert.
Escalier.
Les chiens sont là, fidèles compagnons conversant jours et nuits avec Nietzsche, Lorca et Michaux.
Armand me serre dans ses bras.
Il fait sombre dans la pièce. Lueurs chaudes et ténébreuses.
Seuls nos yeux percent l’obscurité.
Deux chaises et son bureau.
Des mots.
Des bouts de textes, des chants, des échos.
Des mots.
On parlera jusqu’à tard.
Jusqu’à ne plus savoir.
Tout part d’une chute.
La bouche ouverte, la plaie béante.
L’Ecriture est ventre.
Morsure.
L’Ecriture est geste.
Chair.
Sève, sang, couleurs.
L’Ecriture est fleuve.
L’Ecriture est le Grand Fleuve.
Ecrire la nuit.
La nuit d’Auguste Blanqui ou celle de Rosa Luxembourg.
Celle d’hier et d’aujourd’hui.
La nôtre.
L’Ecriture. Le Fleuve.
Sur la peau craquelée de l’eau, le cri rampant des âmes remonte, glisse et se tord.
Le chant des insurgés.
Eclosion interne. Sous nos peaux.
Dans les chairs, dans les sangs.
Nos veines sont toutes les vies du monde.
Le flot est un sanctuaire d’eaux mystérieuses et vivantes.
Plonger dans l’encre brûlante et délicieuse.
Plonger et se noyer dans le sang bleu de l’humaine race quand elle cherche à s’envoler ou à se pendre.
Lecture furtive du ciel qui résonne aux sillons de nos fibres.
C’est demain déjà.
On enregistre quelques lectures.
Un micro sur le bureau, au milieu des textes éparpillés.
Gatti se lève, la puissance de sa voix.
Brillance éternelle et fragile d’une survie perçant le gras magma qu’on nous enfonce chaque jour par tous les trous.
L’Injure cathodique et hertzienne ou l’histoire de l’Ecriture pendue à la corde de ceux qui ne goûtent pas le fruit mais le vendent.
Savoir qu’on nous tient.
Que tout ce qu’on nous vend a pour but de nous maintenir les poings liés et la gueule fermée.
Que pendant qu’on rêve à l’objet, on ne pense pas.
Que lorsqu’on gave les esprits de graisses culturelles, on cimente l’obésité des consciences et enferme leur mouvement dans un carcan de soumission.
L’Ecriture est combat.
Combat pour une prise de conscience.
Combat pour réapprendre à voir, entendre, respirer.
Chaque création artistique doit viser l’explosion.
Chaque spectacle doit être une guerre ouverte contre l’institution.
Le beau n’est qu’un caprice de pucelle.
Le bien n’est qu’un furoncle judéo-chrétien.
L’Ecriture ne vaut que si elle est mise à feu de tout système.
Maison de l’Arbre.
Encore et toujours.
Maison de l’Arbre car
« Il existe des arbres cosmiques
Qui s’interrogent.
Des arbres qui se nourrissent
Autant des racines
Que de la cime.
Des arbres qui plongent dans l’univers
Et qui relient les entrailles à la lumière.
Des arbres qui nous ramènent
A nos combats de toujours… »
Maison de l’Arbre encore et toujours car
« Nous sommes tous nés de l’agonie de l’étoile. Des naufragés du temps et de l’espace. Et seul le verbe peut nous aider à retrouver l’éclat défunt de cette étoile… »
Ecrire la nuit puisqu’elle seule décide des soleils possibles.
Ça parle plein de langues, ça parle plein de sons à l’intérieur.
Des multitudes de je qui sont lui ou elle, qui sont nous.
Les mots sont le lien, le liant entre les hommes.
Entre les hommes et les âges.
Est poète celui qui entend le chant des magies anciennes et guérisseuses.
Le mot.
Ecrire.
Un trait, une note, un cri.
Instincts de survie.
L’Ecriture est tout le monde, elle est à tout le monde.
Faisceaux de vies et de couleurs, de mémoires et de blessures, de rêves et d’espoir.
Le mot choisit sa voie.
Le mot choisit sa voix et le cœur qui la portera.
Car il n’y a pas de fin à la vie des mots.
Car « une idée ne peut être véhiculée que par les mots. Sans les mots, elle n’existe pas . »
Car « lorsqu’on dit d’une révolution qu’elle pourrit, c’est de son langage qu’il s’agit et que d’un conflit violent entre politique et littérature, seule peut naître une œuvre. Là encore ce sont les mots qui décident. »
Et « s’il n’y a de révolution que celle du soleil » , chacun de nos petits gestes peut devenir pavé de la grande barricade.
Gatti ou l’Ecriture d’un autre théâtre.
Un théâtre en friches que l’on se doit de laisser à l’air libre.
Un théâtre que l’on se doit de brûler à chaque mot.
Un théâtre abreuvé de feu.
Violenté par l’orage et caressé par l’étoile.
Un cœur grand « pour propager notre rage de vivre et fuir la sagesse grouillante des rues. »
La vie n’est-elle qu’un songe Sir Calderon ?
Lever les yeux et regarder le ciel.
Ne jamais vouloir arriver.
Nietzsche ou l’histoire de l’homme libéré, seul et tenant l’univers au bout d’un rêve…
Théâtre avons-nous dit ?
Mais quelle pièce jouons-nous ?
Celle de l’Arbre, du Fleuve Ecriture, de l’Anarchie comme battements d’ailes , de la Vie comme elle vient, d’une génération minuscule et perdue dans l’immensité astrale, et tout ça sur les mêmes planches, la même scène, la même prairie, les mêmes steppes immenses et éternelles que foulent nos âmes et nos cœurs depuis le premier souffle.
Nous sommes les loups d’un autre temps.
Chaque chanson, chaque poème est un petit théâtre. Une pièce liant les sources souterraines du Fleuve qui depuis l’origine, depuis le chaos des mots, abreuve les fièvres et les cris qui nous tiennent en vie.
L’Ecriture est le Fleuve.
L’Ecriture est le Ciel.
Le noir et le bleu des visions de l’imagination.
Les dessins d’un langage à la fois mystérieux et familier d’un au-delà qui est en nous.
Nuit.
Gatti rejoint le maquis.
S’avance.
Perce les brumes.
L’effluve des chemins.
Les secrets des buissons.
La chanson des arbres.
Les oiseaux.
Les mots sont là.
Ils n’ont pas bougé.
Eternels.
Maquis. Condamnations à mort.
Gatti ouvre ses bras.
Ses mains immenses.
Il appelle les ombres et le chant des mémoires.
Se rassoit. Coud des virgules aux jambes de nos mots.
Se souvient de ses chants, avec Mao.
Se relève. Tremble et vocifère.
Il fait nuit noire.
Il fait soleil.
Nuit.
Les mots sont « toutes ces vies qui vivent en nous et contre lesquelles la mort physique ne peut rien. »
Nuit.
Verser l’encre alimentant le vaste incendie de la pensée humaine quand elle n’est plus qu’une immense machine à produire et à obéir.
Nuit.
Sentir que nous gardons tout ; l’empreinte de ce jour mais aussi les marques d’une autre mémoire.
Nuit.
L’Ecriture est le lin de « cette corde tendue » dont parle Nietzsche.
Cette corde, ce « pont au-dessus de l’abîme, cette transition », ce lien comme une bouche ouverte reliant à force de mots et de gestes, la douleur à l’espoir et l’homme à l’étoile.
Jean-Philippe Gonot
Manoir de Vérizet, Avril 2013.