Lydia Padel­lec ou l’attention à l’infime

Beau­coup a déjà été écrit sur La mai­son morcelée de Lydia Padel­lec, et notam­ment sur sa dimen­sion prousti­enne, évo­ca­tion du temps qui tou­jours se dérobe aux retrou­vailles sauf sous la forme ellip­tique du frag­ment. Une dimen­sion a peut-être été moins soulignée : c’est cette atten­tion à l’infime, qui, au-delà d’une poésie du quo­ti­di­en, peut en out­re être reliée à l’amour bien con­nu de l’auteure pour les dif­férentes formes de la poésie japon­aise (haïku, tan­ka, haïbun…). Si les textes réu­nis dans ce recueil ne repren­nent nulle­ment la forme de ces dif­férents gen­res poé­tiques, on y retrou­ve pour­tant cette con­sid­éra­tion égale accordée à tous les êtres, à toutes les formes de vie, si dérisoires qu’elles puis­sent paraître, qui imprègne la poésie japon­aise et traduit entre autres ses liens avec le bouddhisme.

Ain­si, cette mai­son désertée de son occu­pante orig­inelle n’est pas pour autant exempte de toute vie, mais peu­plée de minus­cules habi­tants : abeilles, gril­lons, mouch­es, libel­lules, araignées, crabes, chenilles…Le frôle­ment de leurs ailes et le cha­touille­ment de leurs pattes com­posent la véri­ta­ble bande orig­i­nale de cette ultime vis­ite de la mai­son d’enfance. Ils ne sont cepen­dant pas les seuls vivants qui demeurent en ce lieu : sous la plume de la poète, les plantes et même les objets les plus insignifi­ants agis­sent et se per­son­ni­fient « Le fri­go ron­ronne, se lèche les parois… », « des iris bleus pren­nent la pose », « les géra­ni­ums bais­sent la tête… », « Il [le tabouret] ne sem­ble pas souf­frir de l’amputation ». La fron­tière entre les règnes s’estompe, de même que la ligne de démar­ca­tion entre le vivant et le non-vivant, comme pour retrou­ver l’unité orig­inelle d’un monde qui serait entière­ment ani­mé (au sens de l’animisme), un monde d’avant la chute où la vie grouillerait partout, là où on l’attend le moins. Peut-être est-ce aus­si une manière d’atténuer la charge mor­tifère de la perte, comme si ce pan d’existence à jamais révolu s’était en quelque sorte trans­féré sur les êtres et les objets les plus élé­men­taires, qui por­tent désor­mais tout ce qui reste de vital­ité en ces lieux.

Si Lydia Padel­lec n’a pas son pareil pour évo­quer tous ces « petits riens » qui tis­sent la trame de nos exis­tences, il serait pour­tant réduc­teur de ne voir dans son écri­t­ure qu’une poésie du réel, fût-elle éminem­ment sen­sorielle et sub­tile. L’image y garde toute sa place, et ray­onne même par moments avec d’autant plus de ful­gu­rance au milieu du dépouille­ment de l’ensemble : « l’arbre au milieu d’un champ rêve d’oiseaux », « une odeur de sham­po­ing (…) perce l’obscurité de ses doigts car­nassiers », « le linge gémit dans son som­meil ». On est par­fois au bord du songe : « le pied tran­si de mer devient galet » « Une musique : Lady sings the blues. Elle tra­verse les pièces de sa robe bleue. (…) Ses pieds nus frô­lent à peine le dal­lage. ». Des visions oniriques qui dis­ent avec d’autant plus de force le mor­celle­ment, qui n’est pas seule­ment celui de la mémoire, mais aus­si celui du corps : « les doigts caressent les poils de la nappe » « assise sur le lit, la bouche inter­roge le regard de la méduse » « les mains flot­tent, détachées de leur bras, dans l’air sat­uré ». Car par-delà l’apparence anodine des nota­tions, c’est bien d’un arrache­ment qu’il s’agit ici. Du par­adis per­du, on ne peut que ramass­er les miettes. Comme dans le haïku, toute­fois, l’émotion est tou­jours retenue, jamais livrée avec pathos, et s’accompagne d’un efface­ment du  je. Elle n’en est pas moins présente. Ain­si “objec­tivée”, n’est-elle pas même d’autant plus réelle, tan­gi­ble, partage­able ? « La petite fille est morte en même temps que la mésange ». « Le ven­tre a mal ». 

image_pdfimage_print
mm

Anne-Emmanuelle Fournier

Fascinée depuis tou­jours par les vis­ages con­trastés de l’humain, Anne-Emmanuelle Fournier a étudié l’anthropologie puis la tra­duc­tion, et tra­vaille aujourd’hui prin­ci­pale­ment comme tra­duc­trice et inter­prète. Entre recueille­ment devant l’ici-bas et con­science par­fois térébrante du mys­tère, son écri­t­ure cherche à alli­er le dépouille­ment de la poésie ori­en­tale à l’onirisme et à l’étrange. Elle a notam­ment pub­lié La Part d’errance aux édi­tions Unic­ité (2021) et Enfance de la lumière aux édi­tions Encres vives (2015) ain­si que des poèmes, textes courts et nou­velles dans plusieurs revues ou col­lec­tifs (Les Car­nets d’Eucharis, À Verse, Ver­so, Mange-Monde, Recours au Poème, Inter­nazionale, Comme en poésie, Flo­rilège, An Amz­er, Neiges, Lan­des, antholo­gie « Duos », La revue des 100 voix…). La musique est un autre axe autour duquel tout s’articule. Un album (Urban Fan­ta­sy) et un EP (Unholy light) ont vu le jour avec le groupe Unseel­ie dans lequel elle est chanteuse, mélodiste et parolière. Depuis quelques années, elle s’est en out­re engagée dans l’apprentissage de la harpe avec laque­lle elle s’accompagne dans un pro­jet personnel.