Dessin­er, dé-sign­er. Bris­er le sceau, ouvrir l’en­veloppe, — mais elle reste fer­mée. Pein­dre, alors: laiss­er le monde, toutes ses rives tous ses soleils, tous ses vais­seaux glis­sant ‘dans l’or et dans la moire’ se refléter dans la vitre.

Yves Bon­nefoy

 

Intro­duc­tion

Yves Bon­nefoy est une référence dans la poésie française con­tem­po­raine de par sa con­tri­bu­tion au paysage esthé­tique et cri­tique de celle-ci. L’ensem­ble de son œuvre poé­tique con­stitue un impor­tant panora­ma de la lit­téra­ture fran­coph­o­ne et mon­di­ale. S’or­gan­isant sous l’in­flu­ence sur­réal­iste, la poé­tique de Bon­nefoy évolue esthé­tique­ment dans de nou­velles approches de style et de prob­lé­ma­tiques ques­tion­nant la mort, l’Autre, Dieu, la lim­ite entre Ici et Ailleurs, et l’im­age poé­tique, en tant que recherche spatiale.

Cet arti­cle pro­pose une lec­ture de l’im­age poé­tique de l’œuvre bon­nefoyi­enne en tant qu’e­space mou­vant, ouvert et évo­ca­teur d’autres hori­zons. Cette per­spec­tive du change­ment (et du mou­ve­ment) du signe poé­tique con­stitue le point de départ de notre argu­men­ta­tion sur la méta­mor­phose de l’im­age dans l’œuvre du poète français.

Tout d’abord, obser­vons que l’im­age poé­tique ren­voie à un dis­cours, de façon plus ample. Celui-ci (en tant que dis­cours lit­téraire) peut con­tenir, comme nous pou­vons observ­er dans Approches de la récep­tion, de Georges Molin­ié et de Alain Viala, “trois com­posantes déf­i­ni­tion­nelles” (Molin­ié, Viala, 1993:17).

Pour la pre­mière de ces com­posantes, le dis­cours con­stitue son pro­pre sys­tème sémi­o­tique, en qua­tre par­ti­tions: “la sub­stance du con­tenu, la forme du con­tenu, la forme de l’ex­pres­sion, la sub­stance de l’ex­pres­sion” (ibid.). Il est, en out­re, “bien en lui-même une total­ité de fonc­tion­nement sémi­o­tique, qui régule entière­ment, et duale­ment, sur son pro­pre sys­tème” (id.: 19).

Ensuite, le dis­cours lit­téraire est son pro­pre référent et développe au sein de sa pro­pre struc­ture un sys­tème sémi­o­tique prag­ma­tique et performatif:

prenons le cas d’un roman de Zola. On peut résumer d’une part l’en­reg­istrement des con­di­tions sociales (matérielles et men­tales) de vie des ouvri­ers dans tel endroit à telle époque, d’autre part l’ex­pres­sion des sen­ti­ments divers de représen­ta­tion con­tem­po­rains d’autres caté­gories sociales face à un milieu dépeint; on peut enfin con­denser une argu­men­ta­tion ten­dant à faire pren­dre con­science au plus grand nom­bre de la sit­u­a­tion, pour favoris­er une évo­lu­tion amélio­ra­tive: point de lit­téra­ture.[…] La Méta­mor­phose de L’image Chez Yves Bonnefoy

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Mais le roman de Zola comme roman, le dis­cours romanesque de Zola comme lit­téraire, définit une créa­tion qui, en tant que romanesque, en tant que lit­téraire, n’a pas pour référent ces ingré­di­ents qu’on vient d’énumér­er, mais un objet par­ti­c­uli­er de nature toute ver­bale, qui est à soi seul un être du monde: un roman (id.: 21).

Finale­ment, pour la troisième com­posante déf­i­ni­tion­nelle le dis­cours lit­téraire, il “se réalise dans l’acte de désig­na­tion de l’idée de ce référent”. Il se “définit ain­si, tou­jours dans une per­spec­tive prag­ma­tique, à un degré avancé, ou décalé” (id.: 22). Le dis­cours lit­téraire fait “appa­raître l’idée du référent dans son pro­pre déroule­ment”. Il est réflexif, il con­tient l’idée de l’autoréférence.

Dans cette per­spec­tive de la Sémiostyl­is­tique que nous venons de citer, la troisième com­posante du dis­cours lit­téraire est la plus per­ti­nente dans notre propo­si­tion d’é­tude sur l’im­age poé­tique chez Yves Bonnefoy.

En ce qui con­cerne la struc­ture interne du poème de Bon­nefoy, il est intéres­sant d’envisager l’idée de désig­na­tion autotélique: com­ment les élé­ments de syn­taxe con­stituent le tra­vail de référence sémi­o­tique. Il est égale­ment rel­e­vant d’imag­in­er le modus operan­di géné­tique de la poé­tique bon­nefoyi­enne sous cet angle struc­tural­iste où l’analyse struc­turelle de la fonc­tion de l’im­age poé­tique n’est jamais excessive.

Cet arti­cle pro­pose, pour­tant, une lec­ture basée plutôt sur la descrip­tion sémi­o­tique du dis­cours lit­téraire et le mou­ve­ment de ce dis­cours référen­tiel, performatif.

Comme nous rap­pelle Michel Col­lot, Yves Bon­nefoy “comme plusieurs des poètes et des pein­tres rassem­blés un moment autour de la revue l’Ephémère, a tou­jours défendu et illus­tré une poé­tique et une esthé­tique tran­si­tives, ani­mées du désir d’ou­vrir l’œu­vre, autant que pos­si­ble, au monde extérieur” (Col­lot, 2005).

Nous par­venons ain­si à la notion d’hori­zon en Poésie. À cette notion, se relie celle de phénomènes, des hori­zons “éveil­lés avec tout don­né réel” (Husserl, 1970: 97).

La poésie de Bon­nefoy évoque la prob­lé­ma­tique de l’hori­zon, du phénomène de l’im­age de la Parole poé­tique qui s’éveille dans un “hori­zon d’indéter­mi­na­tion déter­minable” ou d’un “hori­zon de déter­minabil­ité indéter­miné”, comme nous invite Michel Col­lot à relire la phénoménolo­gie de Husserl (Col­lot, 2005: 21).

Cette opéra­tion phénoménologique que nous retrou­vons dans le texte de Bon­nefoy est une des per­spec­tives de son tra­vail poé­tique où la Parole est un paysage en for­ma­tion, un monde-image avant la langue, avant l’ac­tu­al­i­sa­tion d’un espace possible:

Le vrai com­mence­ment de la poésie, c’est quand ce n’est plus une langue qui décide de l’écriture, une langue arrêtée, dog­ma­tisée, et qui laisse agir ses struc­tures pro­pres; mais quand s’affirme au tra­vers de celles-ci, rel­a­tivisées, lit­térale­ment démys­ti­fiées, Már­cia Mar­ques Rambourg

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une force en nous plus anci­enne que toute langue; une force, notre orig­ine, que j’aime appel­er parole (Bon­nefoy, 1990: 33).

Lors d’un entre­tien avec Bernard Fal­ci­o­la, Yves Bon­nefoy nous illus­tre son idée de monde et d’or­gan­i­sa­tion des paysages poétiques:

Le monde que nous recevons […] de ce qui en nous ques­tionne l’être au-dehors, qu’est-ce qu’est au juste? La ren­con­tre de présences élé­men­taires que nous tenons pour réelles — les fruits, les arbres, quelques êtres, quelques façons d’ex­is­ter — et des mirages comme en for­ment dans tout psy­chisme les aspi­ra­tions instinc­tives, les préjugés, les refus: un total, une rêver­ie, où ces fruits, ces arbres, mais les mon­tagnes aus­si, et telle sorte de pierre, et la huppe qui vole sur les rochers comme une fée trav­es­tie, et nos proches et toutes nos valeurs, toutes nos croy­ances, se sont recom­posés en une fig­ure, qui, s’il n’y avait pas l’élab­o­ra­tion vrai­ment poé­tique […], refléterait peut-être surtout mon refus à la fini­tude (id.: 28).

L’im­age sera ain­si le silence per­for­matif du paysage, ce qui l’ac­tu­alis­era dans les pos­si­bil­ités et dans les change­ments de celui-ci:

Par ‘image’, j’en­tendais et j’en­tends tou­jours, non certes le sim­ple con­tenu de la per­cep­tion, ni même les représen­ta­tions qui se for­ment dans notre rêver­ie, lesquelles sont fugi­tives: mais ce que Baude­laire avait en esprit quand il évo­quait ‘le culte des images, ma grande, mon unique, ma prim­i­tive pas­sion’, et ce que Rim­baud désig­nait, lui aus­si, quand il écrivait dans un poèmes des Illu­mi­na­tions, le poème ‘Après le Déluge’: ‘Dans la grande mai­son de vit­res encore ruis­se­lante, les enfants en deuil regardèrent les mer­veilleuses images’ […]. Les images, c’est le cadre, la page, la fix­ité du tracé, tout ce qui sem­ble faire de la vision fugi­tive un fait mal­gré tout, un fait rel­e­vant d’un autre lieu que celui de notre vie, et témoignant même peut-être de l’ex­is­tence d’un autre monde (id.: 12).

Le change­ment de l’image poétique 

La notion de change­ment – ou la “per­cep­tion du change­ment” pour emprunter le terme à Hen­ri Berg­son – est une notion-clef dans la déf­i­ni­tion de méta­mor­phose de l’image poé­tique que nous venons d’en­trevoir de l’œu­vre d’Yves Bonnefoy.

Le change­ment, en tant que con­cept, établit un prob­lème. En tant qu’observation prag­ma­tique, il se définit comme un fait observé. Lorsqu’on observe le change­ment d’un quel­conque objet dans l’espace, l’on évoque son état défini­tif, ou le résul­tat La Méta­mor­phose de L’image Chez Yves Bonnefoy

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de son expéri­ence dans le temps. Nous ne “pen­sons” pas au change­ment: nous le “con­sta­tons”, dans le résul­tat des choses.

Pour­tant, le change­ment qui est “con­sti­tu­tif de toute notre expéri­ence” (Bouaniche, 2011: 18) con­stitue plus un prob­lème qu’un résul­tat. Car cet ensem­ble d’états acci­den­tels de l’expérience relève d’un proces­sus évo­lu­tif qui, dans l’opération intel­lectuelle que l’on relie à un objet dans l’espace, il sera en con­tin­uelle rela­tion avec d’autres notions.

Il s’agit d’un prob­lème qui implique la notion d’intuition et celle d’espace-temps. Rel­e­vant, enfin, de toute expéri­ence, le change­ment s’établit dans une durée déter­minée dans la rela­tion avec d’autres change­ments. Et parce qu’il garde son aspect d’indivisibilité et de sub­stan­tial­ité, il est lié à la mémoire. Le change­ment est donc cette opéra­tion à deux ver­sants – con­ceptuel et empirique – qui implique notre per­cep­tion de l’espace et du temps.

Le poème, qui est un espace de tra­vail sémi­o­tique, il sera un lieu de change­ment et de trans­for­ma­tion. Si nous envis­ageons cette dynamique du change­ment en tant que per­cep­tion, appli­ca­tion et enten­de­ment de l’espace mou­vant, et surtout en tant qu’acte de mémoire, et de présence, le poème sera alors un espace en con­stante ouver­ture, changeant, dialogique et con­ser­va­teur d’un passé et d’une sub­stance. Tra­ver­sant notre vision des choses, il forme alors une mémoire de lec­ture, un passé dans le présent.

Cette mémoire de lec­ture, qui est ouverte et mou­vante, est une sphère impor­tante dans la poé­tique de Bon­nefoy. Le “som­meil” de la poésie, de la parole minérale, encore non dite, l’é­tat de veille du verbe, le lieu, donc, de change­ment et de trans­for­ma­tion témoigne d’un tra­vail ini­tial de con­struc­tion de l’im­age; d’une réflex­ion impor­tante sur la capac­ité qu’a celle-ci de chang­er et de se trans­former ; de se reconstruire.

Pour Yves Bon­nefoy, les images sig­ni­fient “moins le désir de représen­ter notre monde que celui d’en bâtir un autre”. Ce besoin sémi­o­tique à deux ver­sants est à l’origine, en effet, d’un étant poétique:

Et le poème, s’il a ‘tenu’ une fois, dans l’exigence sévère d’une poésie qui se forme, vau­dra donc, et durable­ment, pour celui qui l’apprécie et ne cesse d’y revenir; sauf que ce dernier ne lira plus jamais de la même façon d’une année à l’autre: il change, lui aus­si, et fait devenir ce qu’il lit, ce qu’il peut même savoir par coeur […] Cette remise en ques­tion, cette table rase, serait-elle pour un instant seule­ment, c’est elle le ‘silence’ […] C’est le moment le plus véridique du tra­vail de la poésie; et il n’y a de vraie créa­tion à mes yeux que sui le silence de l’origine peut se main­tenir, d’une cer­taine façon, dans la nou­velle écri­t­ure (id.: 24).

Le silence de l’écriture est la dimen­sion spir­ituelle des choses dans notre per­cep­tion; la ten­sion méta­physique et empirique entre le passé et le présent. Il con­stitue un espace Már­cia Mar­ques Rambourg

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vide, un lieu de créa­tion dans lequel les struc­tures de sig­ni­fi­ca­tion s’étab­lis­sent et s’or­gan­isent dans de nou­veaux hori­zons créateurs.

À la lec­ture de “Une pierre”, du chapitre éponyme du recueil La vie errante, nous lisons:

J’ai tou­jours faim de ce lieu

Qui nous était un miroir,

Des fruits voûtés dans son eau,

De sa lumière qui sauve,

Et je grav­erai dans la pierre

En sou­venir qu’il brilla

Un cer­cle, ce feu désert.

Au-dessus le ciel est rapide

Comme au voeu la pierre est fermée.

Que cher­chions-nous? Rien peut-être,

Une pas­sion n’est qu’un rêve,

Ses mains ne deman­dent pas,

Et de qui aima une image,

Le regard a beau désirer,

La voix demeure brisée,

La parole est pleine de cen­dres (Bon­nefoy, 1993:103).

Le choix lex­i­cal de la pre­mière stro­phe évoque une struc­ture analogique où “lieu”, “miroir”, “eau” et le groupe ver­bal “qui sauve” se relient en intro­duisant une lec­ture anaphorique. Celle-ci déployée le long des qua­tre stro­phes, va alors établir les thèmes suiv­ants, épistrophiques à leur tour, à repren­dre: la “pierre”, le “miroir”, le “cer­cle, ce feu désert”, l’ “image”, “la voix brisée”, enfin, “la parole”. Cette séquence d’images con­stitue ici une per­spec­tive sur­réal­iste qui se repose sur deux axes essen­tiels – celui de sou­venir, de ce qui ren­voie à l’origine de l’ex­péri­ence du texte (“Et je grav­erai dans la pierre/ En sou­venir qu’il brilla/ Un cer­cle, ce feu désert”) – et celui de trans­for­ma­tion et d’ouverture, de “faim” de nou­veaux paysages, un retour au silence, un lieu à réin­ven­ter, à refaire (“Et de qui aima une image,/Le regard a beau désirer,/La voix demeure brisée,/La parole est pleine de cendres”).

Le change­ment est, ain­si, dans la poé­tique bon­nefoyi­enne, un lieu ouvert; un hori­zon inves­ti­ga­teur qui des­sine et dé-signe l’im­age, son essence et son appli­ca­tion poétique.

“Le dés­espoir du pein­tre”, du chapitre “Encore les raisins de Zeux­is”, du recueil La vie errante, est représen­tatif de cette dou­ble fonc­tion de l’im­age poé­tique, où nous obser­vons le La Meta­mor­phose de L’image Chez Yves Bonnefoy

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sen­ti­ment d’ab­sence du monde et de sa trans­for­ma­tion, et la ten­ta­tive d’ancr­er le réel dans l’ex­péri­ence sub­jec­tive. La pein­ture, objet du monde, est ici dra­ma­tique; elle est action, scène, descrip­tion et évo­lu­tion. Indéfinie, elle devient objet-monde dans l’ac­tu­al­i­sa­tion de l’art, et se dis­sipe, évo­quant le deuil d’un tableau-monde désor­mais réduit à un “tas de blocs de houille luisante”:

Il peignait, la pente d’une mon­tagne, pier­res ocres ser­rées, mais cette étoffe de bure se divi­sait, pour un sein, un enfant y pres­sait ses lèvres, et on descendait, de là-haut, de presque le ciel, dans la nuit (car il fai­sait nuit), c’é­taient des por­teurs de cof­fres desquels fil­traient des lumières.

Que des tableaux lais­sa-t-il ain­si, inachevés, envahis! Les années passèrent, sa main trem­bla, l’œu­vre du pein­tre de paysage ne fut que ce tas de blocs de houille luisante, là-bas, sur quoi erraient les enfants du ciel et de la terre (id.:70).

Il est, ain­si, impor­tant d’observer que cet espace mou­vant entre mémoire et présent, entre être et devenir est un espace d’ex­péri­ence, ce sont des “tableaux inachevés, envahis”. Le change­ment qui s’opère dans la poésie d’Yves Bon­nefoy témoigne de la façon dont le mou­ve­ment se fait dans le mou­ve­ment, le temps dans le temps; et l’im­age dans la pos­si­bil­ité des images. Dans cette approche méta­mor­phique, la notion même de trans­for­ma­tion et de silence – rap­pelons ici, l’in­stant entre le je-ne-sais-quoi et le presque-rien1 – nous ren­voie à une ten­sion per­pétuelle, en con­stant appel à l’ex­péri­ence du texte. Nous retrou­vons, tout au long de l’œu­vre poé­tique d’Yves Bon­nefoy, des inter­valles fer­tiles d’un instant-parole, où s’opère la trans­for­ma­tion de l’im­age, l’éveil du verbe en état minéral. S’impose, ain­si, et de façon non exhaus­tive, la lec­ture de Du mou­ve­ment et de l’im­mo­bil­ité de Dou­ve et de Pierre écrite. Ces deux recueils nous inter­pel­lant dans ce que l’im­age poé­tique peut évo­quer; dans la capac­ité que celle-ci a de se trans­former elle-même, dans des mots et des mon­des, comme nous ver­rons plus loin.

1 Nous nous référons ici à la philoso­phie méta­physique de Vladimir Jankélévitch laque­lle, dans la même per­spec­tive que celle d’Henri Berg­son, établit une pen­sée spa­tio-tem­porelle “ouverte” et dialectique.

La méta­mor­phose de la pierre 

Je ne doute pas que je puisse dessin­er, comme en creux dans le lan­gage con­ceptuel, le sché­ma de ce qui n’est pas. Mais ce néant du con­cept doit être plus qu’une vir­tu­al­ité. […] Nul prob­lème Már­cia Mar­ques Rambourg

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ne peut favoris­er la méta­mor­phose, rien non plus ne saurait l’empêcher.

Yves Bon­nefoy

Depuis les études de la Phénoménolo­gie chez d’im­por­tants philosophes comme Husserl, Lev­inas, Sartre et Mer­leau-Pon­ty, il nous est pos­si­ble d’approfondir notre lec­ture du monde: la façon dont nous le percevons, nous le recevons et l’organisons. Cette organ­i­sa­tion men­tale qui se donne cor­porelle et spir­ituelle­ment fera de nous des sujets d’un monde que nous devons arranger; des organ­isa­teurs de l’e­space à la fois act­ifs et pas­sifs; perce­vants et perçus. Le monde que nous nous efforçons de spa­tialis­er sera, à son tour, spa­tial­isant et organisateur.

Ce monde qui est ain­si fait de répéti­tions, d’i­den­ti­fi­ca­tions et de rela­tions est une masse hétérogène de lec­tures. Il se forme autour des valeurs sociales spé­ci­fiques. Une fois for­mé, il se com­mu­nique avec d’autres mon­des, avec d’autres valeurs et avec d’autres bases sémi­o­tiques, à par­tir d’une logique rhé­torique qu’est la sup­pres­sion et la sup­plé­men­ta­tion des élé­ments de cette réalité:

Pour faire un monde à par­tir d’un autre, il faut sou­vent procéder à des coupes sévères et à des opéra­tions de comble­ment — à l’ex­trac­tion véri­ta­ble de vieux matéri­aux et à leur rem­place­ment par de nou­veaux. Notre capac­ité à laiss­er échap­per est virtuelle­ment illim­itée, et ce que nous appréhen­dons, ce sont habituelle­ment des frag­ments sig­ni­fi­cat­ifs et des repères qui néces­si­tent des com­plé­ments mas­sifs […] Dans la pénible sit­u­a­tion d’avoir à relire des épreuves […], nous pas­sons imman­quable­ment sur quelque chose qui est là et voyons quelque chose qui n’est pas là (Good­man, 1992: 33).

Or, le monde poïé­tique est un espace organ­isé en fonc­tion des pos­si­bil­ités sémi­o­tiques et surtout “trans-sémi­o­tiques” (Molin­ié, 1998: 43 ‑121). Il est ain­si un réel en mou­ve­ment qui nous par­le et qui nous spa­tialise dans son silence organ­i­sa­tion­nel. Dans cette dynamique phénoménologique du monde poé­tique, ce qui nous importe d’ob­serv­er est le proces­sus de médi­a­tion des mon­des, d’ac­tu­al­i­sa­tion des pos­si­bles, c’est-à-dire des espaces en puis­sance, avant même de réalis­er le résul­tat de cette métamorphose.

La méta­mor­phose chez Yves Bon­nefoy, de par le tra­vail de médi­a­tion et de créa­tion du texte poé­tique, sera, enfin, ce lieu tran­si­tion­nel, d’e­space entre image et après-image.

Les recueils Du mou­ve­ment et de l’im­mo­bil­ité de Dou­ve et Pierre écrite peu­vent se réu­nir dans ce mou­ve­ment d’écri­t­ure. Le pre­mier s’or­gan­ise sur cinq sec­tions, ou thé­ma­tiques: “Théâtre”, “Derniers Gestes”, “Dou­ve Par­le”, “L’o­r­angerie”, et “Vrai Lieu”. Ce recueil évoque la quête de lib­erté et de mou­ve­ment du verbe poé­tique. La Méta­mor­phose de L’image Chez Yves Bonnefoy

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Dans le poème “Vrai nom”, de la deux­ième sec­tion du même recueil, “Derniers Gestes”, nous obser­vons la recherche déic­tique du signe poé­tique: le besoin de mon­tr­er ce qui n’est pas; ce qui est ailleurs. Le besoin de dévoil­er; de nom­mer l’innommable:

Je nom­merai désert ce château que tu fus,

Nuit cette voix, absence ton visage,

Et quand tu tomberas dans la terre stérile

Je nom­merai néant l’é­clair qui t’a porté

[…]

Je te nom­merai guerre et je prendrai

Sur toi tes lib­ertés de la guerre et j’aurai

Dans mes mains ton vis­age obscur et traversé,

Dans mon cœur ce pays qu’il­lu­mine l’or­age (Bon­nefoy, 1978: 51).

Comme d’autres poèmes qui illus­trent cette idée de la fonc­tion déic­tique de la poésie, dont “Cette pierre ouverte est-toi, ce logis dévasté”, ou “ Que saisir sinon qui s’échappe”, “Vrai Nom” dia­logue avec d’autres voix de l’œu­vre de Bon­nefoy dans cette néces­sité de mon­tr­er ce que l’im­age immé­di­ate, du monde, doit mon­tr­er en poésie: l’au-delà du monde; le dehors. Au-delà du “je”, la déf­i­ni­tion et le nom sous-jacent: “Je nom­merai désert ce château que tu fus/ […] Je nom­merai néant l’é­clair qui t’a porté/ […] Je te nom­merai guerre et je prendrai “.

C’est le cas de “Vrai Lieu”, dernière sec­tion de Du mou­ve­ment et de l’im­mo­bil­ité de Dou­ve, qui nous amène à un silence mou­vant des images, vers un espace présent dans la dis­tance de ces images: “Qu’une place soit faite à celui qui approche, /Personnage ayant froid et privé de maison./Personnage ten­té par le bruit d’une lampe, /Par le seuil éclairé d’une seule mai­son” (id.: 85).

Dans un rap­port dialogique avec Du mou­ve­ment et de l’im­mo­bil­ité de Dou­ve, Pierre écrite (recueil com­posé de qua­tre sec­tions, dont “L’Eté de Nuit”, “Pierre Ecrite”, “Un Feu Va Devant Nous” et “Le Dia­logue d’An­goisse et de Désir”) évoque les déplace­ments et les répéti­tions, les mou­ve­ments et l’im­mo­bil­ité de l’im­age poé­tique. Déplace­ment spa­tial car l’im­age est en con­tin­uelle prob­lé­ma­tique entre Ici et Ailleurs, entre “Une Pierre” et “Le Lieu des Morts”, entre ce qui “acca­ble mon corps” et “le pli de l’étoffe rouge”. Répéti­tions et immo­bil­ité car le mou­ve­ment que nous nous devons d’ob­serv­er dans ce chapitre du recueil repose sur l’ob­ser­va­tion des dif­férences et des (re)marques de déplace­ments: “Tombe, mais douce pluie, sur le visage./ Éteins, mais lente­ment, le très pau­vre chameil.” Már­cia Mar­ques Rambourg

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Il nous sem­ble impor­tant d’ob­serv­er que l’al­lé­gorie de la pierre, ce lieu orig­inel de trans­for­ma­tion à s’éveiller para­doxale­ment dans le som­meil, dans l’immobilité, se mul­ti­plie et se recon­stru­it, fer­tile, en d’autres ter­res, en d’autres lieux pier­reux “de som­meil jeté sur la pierre” (Naughton, 1998: 47). L’im­mo­bil­ité qu’évoque l’im­age de la pierre est, ain­si, à la fois façon­née par l’im­mo­bil­ité et par le mou­ve­ment, par un souci de com­po­si­tion où les choses sont à décou­vrir, à mon­tr­er et à démon­tr­er. C’est une terre “qu’il faut recon­quérir presque à tout moment, tant peu­vent ressur­gir le doute, l’an­goisse, le sen­ti­ment de la perte” (Naughton, 1998: 48). Cette terre errante qui est ain­si la “pierre poé­tique” chez Bon­nefoy pressent une “philoso­phie de la com­po­si­tion” au rebours de celle chez Edgar Allan Poe, comme nous rap­pelle Michel Col­lot: “Il ne s’ag­it jamais, en poésie, de réalis­er par l’écrit un pro­jet de sig­ni­fi­ca­tion préal­able­ment for­mé, ou d’ex­primer une émo­tion ou une expéri­ence déjà faite, mais de par­tir à la décou­verte” (Col­lot, 1992: 124).

Dans la poésie de Bon­nefoy, la Parole engage le mou­ve­ment final d’un pro­jet. Le proces­sus, l’en-train-de du dis­cours poé­tique, dans son mou­ve­ment, est à observ­er davan­tage dans son tra­vail poétique.

Cette brève étude par­court le “silence d’un ravin”, l’image poé­tique des paysages pos­si­bles, l’inscription d’une pierre mou­vante, où “la terre se dérobe”, où le silence refait le monde, et les chemins au-delà de l’image. Dans la per­spec­tive du tra­vail poé­tique chez Yves Bon­nefoy, rien ne s’opère sans le change­ment et le mou­ve­ment des paysages:

Sou­vent dans le silence d’un ravin

J’entends (ou je désire enten­dre, je ne sais)

Un corps tomber par­mi des branch­es. Longue et lente

Est cette chute aveu­gle; que nul cri

Ne vient jamais inter­rompre ou finir.

Je pense alors aux pro­ces­sions de la lumière

Dans le pays sans naître ni mourir (Bon­nefoy, 1978: 106).

Le son du mot imagé, imag­iné, tombe dans notre pro­pre façon de voir [dans] le poème. Sug­gérant un espace ouvert, le silence du poème nous invite à la con­struc­tion de celui-ci, à la méta­mor­phose, à l’abri de l’écriture: “J’entends (ou je désire enten­dre, je ne sais)”.

La “chute aveu­gle” de la lec­ture du texte bon­nefoyien s’établit alors dans la méta­mor­phose per­pétuelle du signe du poème. Le texte de Bon­nefoy se forme dans cet espace tran­si­toire et tran­si­tion­nel qu’est la Parole, dans ce pays[age] qui s’annonce dans des élé­ments indéfi­nis, occul­tant et dévoilant le mou­ve­ment du tra­vail poé­tique. La Meta­mor­phose de L’image Chez Yves Bonnefoy

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Bib­li­ogra­phie

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 Már­cia Mar­ques Ram­bourg, “La Meta­mor­phose de L’image Chez Yves Bon­nefoy”, Car­nets V, Méta­mor­phoses Lit­téraires, mai 2013, pp. [inserir números] http://carnets.web.ua.pt/ ISSN 1646–7698 

MÁRCIA MARQUES RAMBOURG

Uni­ver­sité Paris IV, CRIMIC

mmrambourg@gmail.com

Resumo: Neste arti­go, ten­ta­mos estu­dar, breve­mente, a noção de imagem poéti­ca na obra do poeta francês con­tem­porâ­neo, Yves Bon­nefoy. Tal noção é abor­da­da sob a égide do movi­men­to e da ação do ato da cri­ação e da recri­ação poéti­cas. Se a poe­sia de Yves Bon­nefoy exal­ta a per­cepção da imagem poéti­ca como pro­du­to­ra de out­ras ima­gens, de out­ros « país­es », ela bus­cará inves­ti­gar, de mes­ma maneira, os mecan­is­mos de movi­men­to e de trans­for­mação des­ta mes­ma imagem.

Abstract: In this arti­cle, we attempt to exam­ine, briefly, the notion of poet­ic image in the work of con­tem­po­rary French poet Yves Bon­nefoy. This notion will be dis­cussed under the per­spec­tive of the move­ment and action of cre­ation and recre­ation in Poet­ics. If the work of Yves Bon­nefoy exalts the per­cep­tion of the poet­ic image as a pro­duc­er of oth­er images, oth­er ‘coun­tries’, it will seek to inves­ti­gate, in the same way, the mech­a­nisms of move­ment and trans­for­ma­tion of that image.

Palavras-chave: Imagem, fenom­e­nolo­gia, pais­agem, metamorfose

Key­words: Image, phe­nom­e­nol­o­gy, land­scape, meta­mor­pho­sis Már­cia Mar­ques Rambourg 

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Marcia Marques Rambourg

Már­cia Mar­ques-Ram­bourg est une poète brésili­enne d’ex­pres­sion française, por­tu­gaise et anglaise. Agrégée de Let­tres mod­ernes, elle écrit des textes cri­tiques et traduit de la poésie.