Les textes rassemblés dans cette anthologie ont été écrits dans les années 1990. Juste après la chute du mur, donc. Cela pourrait être l’histoire de deux mondes qui se trouvent réunis. Car la plupart des auteurs viennent des pays très différents que sont la RDA et la RFA. Ceux-là ont, comme le rappelle très justement Kurt Drawert dans sa préface, des « références esthétiques diamétralement opposées ». On lit, ici et là, la perte de repères ou le regain de liberté. Mais la plupart des textes ne peuvent être abordés sous cet angle. Ces poètes sont avant tout des hommes qui s’émerveillent et s’inquiètent (de la beauté de la nature, des souvenirs, de la mort qui vient) et qui ne font pas référence à la moindre frontière. Leurs textes nous font traverser les ténèbres ou la lumière. On pourrait en dire tout et son contraire. Parce que l’Allemagne réunifiée est, aujourd’hui encore, multiple. Vivre à Münich ne revient pas (mais alors vraiment pas) à vivre à Berlin. En outre, plusieurs auteurs de langue allemande ne sont pas allemands ou sont allemands mais vivent ailleurs. L’anthologie rassemble donc le divers : tel poète joue avec la structure de la langue, tel autre a un style plus classique… Il y a au moins autant d’écarts que de convergences. L’anthologie permet surtout au lecteur de butiner. Peut-être ira-t-il ensuite chercher ailleurs d’autres poèmes d’une poignée d’auteurs.
Le bouquet que j’ai choisi – est-il besoin de le préciser ? – n’a sans doute rien de commun avec celui que vous auriez, vous, composé. J’ai choisi des textes qui évoquent l’Histoire, la mort, l’hiver, le printemps… Mais au fond, ce n’est pas toujours le thème qui importe. Le poème que Michael Donhauser construit autour d’une répétition – peut-être – et d’hésitations – pas, plus très / très, trop, plus trop – dit la solitude, le désespoir peut-être. Aucune certitude ici. Mais il le dit si bien !
Cinq poèmes
KOROLLARIEN I
die spiralen der
sperlinge mit der
kante des flügels
schälen sie den
himmel in streifen
wie einen apfel
COROLLAIRES I
les spirales des
passereaux
l’arête de leurs ailes
pèle le ciel
en lamelles
comme une pomme
Raoul SCHROTT
(traduit par Odile Demange)
Physiognomischer Rest
Auch dieses Kinn, das du manchmal im Spiegel siehst,
Wird man irgendwann finden, den Kiefer dazu,
Unter anderen Knochen. Heute noch unrasiert,
Wird es schon morgen abstrakt sein, ein weiβer Bügel,
Rein wie ein Notenschlüssel aus Draht.
Reste physionomique
Même ce menton que parfois tu regardes dans la glace,
Un jour quelconque on le trouvera, et la mâchoire en sus,
Parmi des autres os. Aujourd’hui encore pas rasé
Demain déjà il sera abstrait, une tringle blanche,
Immaculée comme une clé en fil de fer sur la portée.
Durs GRÜNBEIN
(traduit par Philippe-Henri Ledru)
Vielleicht an einem Abend, an
einem Abend spät vielleicht
Ein Glas gefüllt mit Anis and
eine Stimme, die weint
Vielleicht, daβ eine Stimme
weint
Ein Glas an einem Abend spät
vielleicht
Ich gehe nicht, nicht mehr
sehr weit
Zu sehr, zu sehr, nicht mehr
zu weit
Peut-être un soir, un
soir peut-être tard
Un verre empli d’anis et
une voix qui pleure
Peut-être qu’une voix
pleure
Un verre, le soir
peut-être tard
Je ne vais pas, plus
très loin
Très, trop, plus
trop loin
Michael DONHAUSER
(traduit par Laurent Cassagnau)
Wo ich herkomme
ist der Winter keine Jahreszeit
sondern ein Zustand
die im Speichel fest-
gefrorenen Zungen
lösen sich einmal im Jahr
Wie / soll ich erklären
was mir ein Wort bedeutet
wie Frühling
Die Tiere / die über die Erde ziehn
und sterben / ohne Laut
stehn uns am nächsten
Und die Dinge / unverrückbar
in ihrem Schweigen
singen dein Lied
Là d’où je viens
l’hiver n’est pas une saison
mais un état
les langues gelées
prises dans la salive
se libèrent une fois l’an
Comment / puis-je expliquer
ce que signifie pour moi un mot
comme printemps
Les animaux / qui migrent sur la terre
et meurent / sans bruit
sont ce qu’il y a de plus proche de nous
Et les choses / immuables
dans leur silence
chantent ta chanson
Sepp MALL
(traduit par Marianne Dautrey)
Rede des Langsamen
Die Geschichte wird schneller,
bald holt sie uns ein und
läuft uns im Eilschritt voran.
Dann sehen wir die Eiszeit
Von hinten, Griechenland,
Rom, die Französische Revolution,
Stalins Nacken, die Rücklichter
von Hitlers Auto.
Seltsam, daβ sie nicht müde wird
und fällt.
Manchmal dreht sie sich um
und zeigt uns ihr Gesicht
mit dem offenen Mund
und den verfaulten Zähnen.
Discours de l’homme lent
L’histoire s’accélère
nous rattrape et
vite nous dépasse.
Nous voyons l’ère glaciaire,
la Grèce,
Rome, la Révolution française,
la nuque de Staline, la voiture d’Hitler
et ses feux arrière.
Curieux comme elle ne se fatigue
ni ne tombe.
Elle se retourne parfois,
nous montre son visage,
bouche ouverte,
les dents pourries.
Michael KRÜGER
Pour prolonger la découverte des auteurs venus d’outre-Rhin, on pourra se procurer aussi la revue Inuits dans la jungle (numéro 2, 2009) : le travail de treize poètes allemands y est présenté. Et parmi eux, Monika Rinck, qui a été publiée dans Recours au Poème.