Un ciné­ma en quête de poésie renoue avec l’approche par la récep­tion de la déf­i­ni­tion du fait poé­tique essayée depuis 2013 par Nad­ja Cohen avec Anne Reverseau1, et au pro­gramme alors défi­ni : met­tre en avant les dis­cours – exa­m­ens cri­tiques, écrits de cinéastes, jusqu’aux usages triv­i­aux du terme « poé­tique » rejetés par la plu­part des études – pour ouvrir (enfin) le champ du poé­tique à de nou­velles œuvres et pra­tiques ciné­matographiques. Ce pas de côté que l’on pour­rait qual­i­fi­er d’approche prag­ma­tique sig­nale la volon­té de dis­cuter d’abord d’une pra­tique dis­cur­sive et non d’une qual­ité essen­tielle des films, d’une stratégie cri­tique plutôt que d’une caté­gorie esthé­tique : en un mot, d’une rhé­torique qui fait du « poé­tique » non plus un attrib­ut des œuvres mais un état par­ti­c­uli­er tis­sé par la rela­tion du pub­lic à une cer­taine qual­ité et matéri­al­ité d’images et de sons. 

Out­re la con­fir­ma­tion de l’importance de cet axe prag­ma­tique, ce recueil d’articles porté par N. Cohen pos­sède l’indéniable qual­ité de renou­vel­er le vivi­er de cinéastes proposé·e·s à l’étude his­torique et à l’analyse esthé­tique du « ciné­ma de poésie ». Nom­bre d’artistes font ain­si leur entrée à côté des canons du genre rap­pelés dans l’introduction et encore dis­cutés dans l’ouvrage. Voisin·e·s de Bela Tarr, Sergei Parad­janov, Agnès Var­da ou Jean-Luc Godard, d’autres béné­fi­cient d’une salu­taire mise en lumière comme la cinéaste avant-gardiste améri­caine d’origine lithuani­enne Marie Menken, mais aus­si de jeunes auteurs et autri­ces comme l’Italienne Mari­na Spa­da ou le Français Damien Manivel.

Le livre se présente en qua­tre par­ties qui ouvrent cha­cune un pro­gramme de recherch­es dis­tinct : la pre­mière ques­tionne l’étiquette cri­tique du « poé­tique » (chez les « réal­istes poé­tiques » français comme chez Godard) ; la sec­onde – via la dis­cus­sion obstinée de la pos­si­bil­ité ou non d’identifier comme métaphores cer­taines pra­tiques filmiques com­men­tées tout au long de l’histoire du ciné­ma – se penche sur les procédés à l’œuvre dans les films dits « poé­tiques ». Une troisième par­tie veut recon­stru­ire « l’effet poé­tique » dans la ten­sion entre le monde et le regard du ou de la cinéaste (notam­ment chez Var­da ou les néoréal­istes ital­iens), tan­dis qu’une qua­trième inter­roge les pos­si­bles trans­ferts de la qual­ité poé­tique de la vie d’un poète vers son biopic (qu’il s’agisse de fig­ures his­toriques, le Rim­baud de Richard Din­do ou l’Antonia Pozzi de Mari­na Spa­da, ou de per­son­nages fic­tifs comme chez Jim Jar­musch ou Damien Manivel).

Un ciné­ma en quête de poésie, sous la direc­tion de Nad­ja Cohen, Brux­elles : Les Impres­sions Nou­velles, coll. « Caméras sub­jec­tives », 2021, 416 p.

Au côté d’une approche esthé­tique de la ques­tion du « ciné­ma de poésie » dont le sil­lon (inven­torié en intro­duc­tion) se pour­suit dans le recueil, deux lignes nou­velles se dessi­nent. D’une part un appro­fondisse­ment de l’approche prag­ma­tique ouverte par N. Cohen et A. Reverseau, inter­ro­geant les straté­gies cri­tiques du recours à la notion de « poésie » pour déter­min­er son effi­cace lex­i­cale aus­si bien que son rôle stratégique dans la soci­olo­gie du champ. D’autre part, de manière plus souter­raine, une approche matéri­al­iste se des­sine au gré de la référence insis­tante des con­tribu­teurs et con­tributri­ces du recueil à une « poé­tique du matéri­au », à la réal­ité con­crète ou à l’objectivisme, et qui cherche enfin à penser de manière frontale­ment poli­tique le recours au poétique.

Pour une pragmatique du poétique

Après un tour d’horizon qui rap­pelle les scan­sions his­toriques des rela­tions inter­mé­di­ales entre ciné­ma et poésie, tra­di­tion majori­taire­ment écrite par des cinéastes (Dulac, Cocteau, Epstein, Deren, Pasoli­ni, Tarkovs­ki, Ruiz…), l’introduction copieuse de N. Cohen fait retour sur l’idée – canon­ique depuis les for­mal­istes russ­es (Chklovs­ki, Tyni­anov) – d’un « ciné­ma de poésie » car­ac­térisé par sa faible nar­ra­tiv­ité, par la ténu­ité du dra­ma­tique au prof­it d’une max­i­mal­i­sa­tion de l’effet (et donc de la prise en compte de son pub­lic). Le par­cours du livre sera ain­si ten­du par ce chemin par­cou­ru, d’une cri­tique intéressée à la déf­i­ni­tion de l’essence des œuvres jusqu’à la car­ac­téri­sa­tion du poé­tique comme effet de récep­tion, porté par le bel idéal d’Éluard qui, dans « L’évidence poé­tique » (1936), nom­mait poète « celui qui inspire, bien plus que celui qui est inspiré ». Une même « nais­sance du spec­ta­teur et de la spec­ta­trice » du ciné­ma de poésie est proclamée, remar­que N. Cohen, dans les écrits du cinéaste Andreï Tarkovs­ki, pour qui le pub­lic et le cinéaste parta­gent « la joie et la souf­france de la nais­sance de l’image ». L’auteur de Stalk­er, qui donne sa cou­ver­ture à l’ouvrage, ne con­clu­ait-il pas, comme une invite, à la déf­i­ni­tion du poé­tique comme d’une liai­son : « Nos émo­tions, nos pen­sées, ne sont-elles pas tou­jours comme des allu­sions inachevées2 ? ».

L’ouvrage ne can­tonne cepen­dant pas cette approche à une étude de la récep­tion indi­vidu­elle des films, et le pro­gramme qu’il suit vise plutôt à nouer cette démarche à celle, cette fois col­lec­tive, de l’interprétation cri­tique du sig­nifi­ant « poésie/poétique ». Ain­si, après une enquête lex­i­cographique (allant de Man Ray à Pierre Alféri), Jérôme Dutel pro­pose ain­si d’étudier les « ciné-poèmes » du fes­ti­val de Bezons, réu­nis en DVD et pub­liés sous cette appel­la­tion par le réseau sco­laire Canopé, comme l’exemple d’un rap­proche­ment « spon­tané » du fait poé­tique et du champ ciné­matographique. Certes, plusieurs critères esthé­tiques se dessi­nent à la faveur d’une étude sur­plom­bante de ce cor­pus de vingt-et-un court-métrages : la brièveté de la forme (pour des raisons économiques, auc­to­ri­ales, mais aus­si d’intensité esthé­tique) ; le choix de l’animation ou de l’expérimental (surtout la vidéo) ; le tra­vail sur la langue… Mais, clar­i­fi­ant bien l’approche préférée par l’ouvrage, « plutôt qu’à chercher dans cha­cune des œuvres présen­tées ce qui ferait d’une œuvre ciné­matographique une œuvre poé­tique », l’auteur souhaite « avant tout point­er la poly­phonie et la poly­sémie pis­es à l’épreuve par la volon­té de réu­nir ciné et poème dans une per­spec­tive didac­tique » (p. 47). Men­tion­nons encore trois autres arti­cles qui démon­trent la portée heuris­tique man­i­feste d’une telle approche.

En ques­tion­nant une œuvre de ciné­ma établie, et non plus un ensem­ble réu­ni ad hoc, Célia Jer­ji­ni pro­pose une pas­sion­nante enquête sur les rela­tions que Jean-Luc Godard entre­tient avec le sig­nifi­ant poésie au cours de sa longue car­rière artis­tique etcri­tique. En étu­di­ant la rela­tion avec l’équipe orig­inelle des Cahiers du ciné­ma (Jacques Doniol-Val­croze, Pierre Kast, André Bazin, et surtout Jean Cocteau) et le cor­pus cri­tique du futur « jeune Turc », l’autrice démon­tre les rap­ports que le jeune Godard entre­tient avec le poète du ciné­ma Cocteau, par­rain de l’entreprise cri­tique par le biais du ciné-club qu’il ani­me alors, Objec­tif 49, ou du Fes­ti­val du Film Mau­dit de Biar­ritz qu’il pré­side la même année. À par­tir de remar­ques judi­cieuses sur le mon­tage par Godard de son pro­pre passé de cri­tique dans le recueil de ses écrits (Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard), C. Jer­ji­ni note la dis­crète mais bien réelle con­sti­tu­tion de « JLG » (acronyme choisi par le cinéaste pour sig­ni­fi­er la fil­i­a­tion de son œuvre de cinéaste et de cri­tique, selon l’autrice) en poète du ciné­ma. Elle prend ain­si pour exem­ple la mise en vis-à-vis de la cri­tique de l’Orphée (1950) de Cocteau et de celle, si déci­sive pour Godard et notam­ment pour la réal­i­sa­tion du Mépris (1963), du Méditer­ran­née de Jean-Daniel Pollet :

Ériger Pol­let, cinéaste mod­erne asso­cié à la Nou­velle Vague, en poète orphique sous l’égide de Cocteau, est, pour Godard, autant un moyen d’assimiler leur approche et de l’inscrire dans la veine d’un ciné­ma de poésie, que de défendre leurs films respec­tifs. (p. 65–66)

Cette étude de la « pos­ture d’auteur » du cinéaste que JLG met en œuvre (C. Jer­ji­ni par­le d’une « atti­tude de poète ») est encore parachevée par la récente expo­si­tion Le Stu­dio d’Orphée, adap­ta­tion-instal­la­tion du JLG/JLG. Auto­por­trait de décem­bre (1995) mise en œuvre à la Fon­da­tion Pra­da de Milan à l’hiver 2019–20203, et dans laque­lle le cinéaste vieil­lis­sant se coule dans les pas de son prédécesseur « exem­plaire ». Godard n’est d’ailleurs pas le seul à con­stru­ire une car­rière ciné­matographique majeure à l’école de Cocteau, et un tra­vail sim­i­laire pour­rait être effec­tué à par­tir de Chris Mark­er, cri­tique d’Orphée dans la revue Esprit dès 19504. C. Jer­ji­ni pro­pose par la suite une étude des men­tions du terme dans les dis­cours du cinéaste : on pour­rait encore souhaiter que cette étude soit mise en regard de la présence du terme « poésie » dans les films de Godard eux-mêmes, notam­ment dans ceux où la voix de com­men­taire est si proche de l’écriture cri­tique du cinéaste (Deux ou trois choses que je sais d’elle en 1967, déjà rap­proché avec prof­it de la poésie de Fran­cis Ponge5, ou bien de la présence de la poésie d’Éluard dans Alphav­ille en 1965).

Nathalie Mauf­frey présente dans une même direc­tion son enquête appro­fondie de la rela­tion par­fois con­flictuelle d’Agnès Var­da avec l’idée de poésie et de ciné­ma poé­tique (l’autrice relate une anec­dote par­lante à ce sujet, la cinéaste invi­tant tout artiste à « ouvrir la porte et par­tir en courant […] quand on entend dire “poé­tique” »). Mal­gré cette appar­ente con­flict­ual­ité (ou peut-être ce ren­dez-vous man­qué entre la cri­tique et une cinéaste ten­tant de gag­n­er sa place au sein d’une pro­fes­sion vue comme essen­tielle­ment mas­cu­line : « n’est pas Mark­er qui veut » se ver­ra-t-elle assén­er), l’autrice démon­tre la grande pro­duc­tiv­ité de ce terme dans l’histoire cri­tique con­sacrée à la cinéaste, de La Pointe courte (1954) aux Plages d’Agnès (2007). Certes, il s’agit d’abord d’une cer­taine féroc­ité vis-à-vis de ses jeux de mots jugés faciles (N. Mauf­frey rap­pelle l’« abri côti­er » élu par la cinéaste dans Les Plages d’Agnès), ses « com­men­taires mièvres », et la forme « mineure » de lit­térar­ité que choisit Var­da pour entr­er en poésie ne sat­is­fait pas les critiques.

C’est par l’image en revanche qu’elle acquiert ses galons de cinéaste « poé­tique » : La Pointe courte est pour Jean-Louis Bory un « poème en image », Loren­zo Codel­li qual­i­fie Mur murs de « poème visuel », Jacquot de Nantes estun « doc­u­men­taire poé­tique » pour Pierre Murat et les Plages d’Agnès un « mélange de poésie et de quo­ti­di­en » pour Stéphane Delorme (l’ancien rédac­teur en chef des Cahiers du ciné­ma étant d’ailleurs abon­dam­ment cité par les auteurs et autri­ces de l’ouvrage comme l’un des cri­tiques les plus pro­lix­es con­cer­nant la poétic­ité du ciné­ma…). Cette étude de cas de Var­da per­met à N. Mauf­frey une con­clu­sion utile à plusieurs con­tri­bu­tions de l’ouvrage :

Le ciné­ma poé­tique n’est donc pas un ciné­ma lit­téraire, […] et lorsque qu’il [est poé­tique], il l’est ciné­matographique­ment, parce que le regard porté sur le monde par la cinéaste […fait] ressen­tir la beauté des choses, et que sub­séquem­ment le regard du spec­ta­teur s’ouvre sur une autre réal­ité qui éveille son imag­i­naire. (p. 88)

Dès lors Var­da elle-même tient à dis­tance la com­para­i­son avec la lit­téra­ture, pour favoris­er une « cinécri­t­ure » défendue dès 1981 (sous le terme de ciné­ma­ture d’abord, mot-valise de ciné­ma et littérature) :

Quelque chose qui serait du ciné­ma et des mots : des images en tant que mots, avec leur sig­ni­fi­ca­tion pro­pre, sans être liées par une syn­taxe, un écrit ou une logique, de même qu’en poésie, on utilise des mots en tant que mots, plus que les phras­es que for­ment ces mots.

La poésie com­pen­satoire d’un quo­ti­di­en prosaïque que pra­tique Var­da est bien celle d’un « style » visuel et artis­tique, dévelop­pé comme tra­duc­tion d’une vision intérieure et volon­tiers proche d’une référence à l’onirisme du ciné­ma. Ain­si N. Mauf­frey con­clut-elle à un véri­ta­ble « pacte poé­tique entre regard et style » (p. 99) à l’origine d’un sur-réal­isme (« élever d’un ton la réal­ité ») du film poé­tique selon Var­da : une pra­tique soigneuse­ment dévelop­pée « à l’abri » des regards de la lit­téra­ture (et des critiques).

L’article d’Esther Hal­lé-Saito pro­pose de décen­tr­er la per­spec­tive du cadre français pour éval­uer la place que prend le terme « poé­tique » dans les écrits des auteurs ital­iens du « groupe Cin­e­ma » des années 30–40 (regroupant, comme les « jeunes Turcs » des Cahiers deux décen­nies plus tard, de futurs cinéastes, tels Luchi­no Vis­con­ti, Michelan­ge­lo Anto­nioni, Anto­nio Pietrangeli ou Giuseppe De San­tis). L’attention portée à cette poé­tique cri­tique préal­able à une pra­tique formelle et filmique, que pro­po­sait déjà C. Jer­ji­ni dans son arti­cle sur Godard, per­met de met­tre au jour le « désir poé­tique » vis­i­ble dans les man­i­festes cri­tiques de ces proto-cinéastes.

Ce désir de poésie est lié d’emblée à la ques­tion du paysage. Son rôle matriciel est déjà évi­dent dans le pro­jet de film d’Antonioni sur le fleuve Pô (écrit en 1939 mais réal­isé finale­ment, sous le titre Gente del Pô en 1943), qui cherche à opér­er un « déplace­ment poé­tique », un « trem­ble­ment sym­bol­ique » (p. 232) à même de trans­muer la réal­ité ethno­graphique en sur­vivance mythique, proche des films postérieurs de Pasoli­ni, qui louera d’ailleurs le Deser­to rosso (1964) du cinéaste pour sa qual­ité poé­tique dans sa con­férence sur le cin­e­ma di poe­sia de Pesaro en 1965. L’autrice rap­pelle égale­ment la référence, sen­si­ble chez De San­tis ou chez Pietrangeli par exem­ple, au « réal­isme poé­tique » français d’un Renoir (que Vis­con­ti assiste pour Les Bas-Fonds et Par­tie de cam­pagne) : pour les cri­tiques, c’est le paysage qui per­met au Lantier (Jean Gabin) de La Bête humaine, de s’ « exprime[r] en poésie » Analysant « occur­rences et sig­ni­fi­ca­tions », « motifs et enjeux » du poé­tique, dans le but de crois­er ces qual­i­fi­ca­tions à la visée doc­u­men­taire et ethno­graphique de l’esthétique néoréal­iste, E. Hal­lé-Saito ne manque cepen­dant pas de sig­naler ce qui, dans l’usage de ce terme, tient de la « stratégie de légiti­ma­tion rel­e­vant d’enjeux de dis­tinc­tion spé­ci­fiques » (p. 215), prop­ices à struc­tur­er un champ ciné­matographique alors en pleine recomposition.

Dans un tel con­texte, nous pou­vons com­pren­dre la référence à la poésie dans les textes du « groupe Cin­e­ma » comme une manière d’affirmer la spé­ci­ficité d’un réal­isme dis­tinct de celui qu’avait déjà revendiqué la généra­tion des hommes de let­tres [des années 30 : les auteurs dits cal­ligraphistes comme Mario Sol­dati]. (p. 226). Le terme, inutile à la recon­nais­sance du groupe après 1942, n’est plus autant employé – preuve que même le sig­nifi­ant poésie n’est pas exclu du jeu social et que son emploi est diverse­ment indexé sur l’échelle des valeurs selon les épo­ques et les besoins de recon­nais­sance institutionnelle.

Du matériau au matérialisme : nouvelles approches

Mais le recueil n’est pas qu’une pour­suite de la méthodolo­gie prag­ma­tique de son intro­duc­tion, et une autre ori­en­ta­tion cri­tique se des­sine, sug­gérée par les échos entre trois arti­cles à cheval entre les dernières par­ties du recueil : le rap­pel insis­tant d’une ten­dance « objec­tive » du ciné­ma de poésie. « Ceci n’est pas l’histoire d’un poète. Le ciné­ma utilise le lan­gage des objets » ? ouvre Say­at-Nova (1968) de Parad­janov com­men­té par Nikol Dzi­ub, tan­dis que la référence à la poésie améri­caine objec­tiviste de William Car­los Williams sat­ure le Pater­son (2016) de Jim Jar­musch étudié par Matthias De Jonghe. Enfin l’étude « matéri­al­iste » de la poé­tique de la cinéaste expéri­men­tale Marie Menken par Bár­bara Jan­i­cas achève de présen­ter le matéri­au comme le souci prin­ci­pal du film « poétique ».

Bár­bara Jan­i­cas cherche dans son texte à faire tenir ensem­ble la réha­bil­i­ta­tion d’une fig­ure longtemps oubliée par l’historiographie (et notam­ment l’œuvre maîtresse de l’histoire du New Amer­i­can Cin­e­ma, Un ciné­ma vision­naire de Paul Adams Sit­ney), sa poé­tique avant-gardiste reposant sur le tra­vail matéri­ologique du médi­um filmique « en lien avec l’expérience ciné­graphique des années 20 » (Loïe Fuller, Ger­maine Dulac), et enfin « l’expérience soma­tique de l’improvisation en danse » explo­rant les trois « dimension[s] matérielle, expéri­en­tielle et cor­porelle » du ciné­ma. Par­ticiper à la redé­cou­verte de Marie Menken con­stitue ain­si un acte fort, en cela que sa fig­ure con­stitue une alter­na­tive à la fois au con­cept de « ciné-danse » de Maya Deren mais aus­si à la mal­heureuse propen­sion des cri­tiques mas­culins à dessin­er une his­toire biaisée des mou­ve­ments artis­tiques : « comme si, dans les moments charnières de [l’histoire] du ciné­ma, il n’y avait eu de place que pour une femme à la fois », Ger­maine Dulac dans les années 1920 ou Deren dans les années 1940–1960. Sit­ney lui-même est revenu à deux repris­es sur l’absence de Menken de sa pre­mière his­toire pub­liée en 1974 (dans la pré­face à la troisième réédi­tion du Ciné­ma vision­naire en 2002, mais égale­ment dans Eyes Upside Down, en 2008, où il con­sacre un arti­cle entier à la cinéaste6), au point d’en faire une fig­ure matricielle. (Là aus­si, comme avec Deren, la com­pen­sa­tion de l’oubli ne se fera qu’au moyen d’une val­ori­sa­tion un brin sex­iste – celle de la fig­ure mater­nelle). Cet arti­cle con­stitue donc une louable ten­ta­tive d’iden­ti­fi­ca­tion de la fig­ure plutôt que de la flouter dans le con­tin­u­um vague du New Amer­i­can Cin­e­ma ou du « ciné­ma lyrique » de Sitney.

En guise de pro­lé­gomènes, B. Jan­i­cas iden­ti­fie deux voies prop­ices à l’affirmation du poten­tiel poé­tique du ciné­ma. D’une part celle, lit­téraire, de voie d’accès à l’inconscient, à la spir­i­tu­al­ité ou à l’onirique (via l’association d’idées et d’émotions) que l’on pour­rait qual­i­fi­er de sym­bol­isme, de sub­jec­tivisme et de lyrisme. D’autre part, celle, plus for­mal­iste, qui recourt à des analo­gies de procédés et de principes de con­struc­tion (rythme, vitesse, répéti­tion) et qui en vient à « con­sid­ér­er la poésie comme l’âpreté du graphisme visuel de leurs films abstraits » (p. 258). Ce partage, iden­ti­fié dès les années 1920, reste per­ti­nent dans la sec­onde par­tie du siè­cle. Lorsque Sit­ney recon­stru­it l’histoire du ciné­ma améri­cain (à par­tir de l’influence post-roman­tique et de la tra­di­tion pic­turale de l’expressionniste abstrait) en le qual­i­fi­ant de ciné­ma « vision­naire » ou mythopoé­tique, il lui oppose ain­si, quelques années plus tard, une sec­onde ten­dance : un ciné­ma « struc­turel », prop­ice à l’abstraction, héri­ti­er du direct film et du ciné­ma d’animation graphique. L’éloignement de la tra­di­tion lyrique sem­ble alors con­som­mé pour Sit­ney, mais pour d’autres his­to­riens comme Alain-Alcide Sudre, le ciné­ma struc­turel n’a pas coupé les ponts avec la dimen­sion ryth­mique de la poésie, en ce qu’il tend « vers une for­mal­i­sa­tion des démarch­es artis­tiques qui, con­trôlées, à l’instar de la poésie, repose sur un jeu de con­traintes décidées a pri­ori7 ». Or, selon B. Jan­i­cas, Menken se situerait ain­si très exacte­ment entre ces deux tra­di­tions lyrique et struc­turelle, ce dont témoignaient déjà les seules lignes que Sit­ney con­sacrait en 1974 à Menken, où il loue sa « struc­ture ryth­mique » sin­gulière, et com­para­it ses films aux Jeux des reflets et de la vitesse (1923–1925) d’Henri Chomet­teet à l’Étude ciné­graphique sur une arabesque (1929) de Dulac. Menken pour­rait ain­si être con­sid­érée comme une syn­thèse orig­i­nale – et peut-être unique – entre l’approche lyrique et l’approche matéri­ologique (« structural/material » dans les ter­mes de Sit­ney), que l’historiographie avait jusqu’alors con­sid­érées comme irréconciliables.

Nicole Dzi­ub pour­suit son tra­vail entamé dans le numéro de LhT con­sacré au « ciné­ma de poésie » dirigé par N. Cohen et A. Reverseau, et cherche cette fois chez Ser­gueï Parad­janov une nou­velle manière de repos­er la ques­tion de l’intrication du poé­tique et du poli­tique8. Elle trou­ve chez le cinéaste arménien, et notam­ment dans son célèbre Say­at-Nova. La Couleur de la grenade (1968) un autre cas d’affirmation par le ciné­ma d’une « langue mineure » de poésie, com­pa­ra­ble au duel entre langue de prose et langue de poésie que Pier Pao­lo Pasoli­ni dessi­nait pour son compte dans La Rab­bia (1963), puis sous des formes renou­velées dans sa célèbre con­férence de Pesaro sur le cin­e­ma di poe­sia de 1965. Mais le pro­jet du cinéaste arménien prend rapi­de­ment une direc­tion toute dif­férente, alors que le refuge monacal choisi par le grand poète Say­at-Nova diverge de la poésie enragée du « poète civ­il » Pasoli­ni, comme le définis­sait son ami Alber­to Moravia.

N. Dzi­ub dresse d’abord une analyse détail­lée de la référence au fait poé­tique chez Parad­janov, qu’elle iden­ti­fie à une ligne de fuite lui per­me­t­tant d’échapper au mono­pole cul­turel-lin­guis­tique russe pour devenir « ambas­sadeur des cul­tures “mar­ginales” au sein de l’URSS », « ten­tant d’échapper à l’emprise de l’homo sovi­eti­cus et de résis­ter à l’effacement des passés “nationaux” », ce qui le rap­proche d’autres cinéastes sovié­tiques, comme l’Ukrainien Alexan­dre Dov­jenko et son pas­toral La Terre (1930), mais aus­si de la défense des socio-cul­tures ouvrières et paysannes chez Pasoli­ni. Comme chez l’Italien, van­ter les valeurs poé­tiques du ciné­ma per­met au cinéaste de dévelop­per un dis­cours « local­iste » : « impor­tance de la terre natale, célébra­tion des tra­di­tions (notam­ment païennes), respect des cou­tumes et des mœurs locales, recours au folk­lore musi­cal et poé­tique » (p. 279). Un tel dis­cours est en rup­ture avec l’impérialisme stal­in­ien et l’écrasement des petites nations qu’entreprend le régime com­mu­niste. C’est sur ce duel lin­guis­tique, héri­ti­er de l’objectif poli­tique sou­vent lais­sée dans l’ombre des lin­guistes du for­mal­isme russe, que N. Dzi­ub pro­pose de fonder poli­tique­ment le poé­tique ciné­matographique, fer­me­ment ancré dans un con­texte socio-his­torique et un dis­cours social déter­minés Si le poé­tique pos­sède alors une ver­tu poli­tique, c’est peut-être celle proche de la « créoli­sa­tion » pro­posée par le poète antil­lais Edouard Glis­sant, cul­turelle­ment plus inclu­sive que le rouleau com­presseur national :

Si Parad­janov s’intéresse à [la poésie de Say­at-Nova], c’est parce qu’elle est celle de l’uni­verselle sin­gu­lar­ité :si elle tisse des liens entre les peu­ples, c’est sans pour autant gom­mer leurs dif­férences. (p. 281)

Cepen­dant, N. Dzi­ub note rapi­de­ment qu’une telle poé­tique devient fatale­ment « antirévo­lu­tion­naire, puisqu’[elle] priv­ilégie la con­ti­nu­ité et la répéti­tion au détri­ment de la rup­ture et de la nou­veauté » (p. 283) « Le poète est celui qui est chargé de sauver la mémoire, d’assurer la con­ti­nu­ité, en écrivant, mais aus­si en prenant soin des livres… ». La « sacral­ité du livre » que N. Dzi­ub remar­que en notant la super­po­si­tion dif­fi­cile d’une logique aris­to­cra­tique (le poète prophète) et démoc­ra­tique (l’éducation des mass­es) offre là encore prise à une con­fronta­tion avec La Rab­bia et les invo­ca­tions poé­tiques d’un Pasoli­ni procla­mant que « seule la Révo­lu­tion peut sauver le Passé ».

La dernière par­tie du film et du com­men­taire de l’autrice démon­tre ain­si la sacral­i­sa­tion à out­rance du phénomène poé­tique, devenu une ten­ta­tive de respir­i­tu­al­i­sa­tion de l’art par la parole sacrée. La retraite dans un cou­vent du poète arménien cor­re­spondrait à un désir de « rejoin­dre le monde des enlu­min­ures » iden­ti­fié à la pos­ture du cinéaste lui-même : « de la même façon, Parad­janov sem­ble vouloir se réfugi­er dans le monde immatériel mais sacré que con­stru­it son film, comme pour se retir­er de la Cité com­mu­niste. » N. Dzi­ub s’appuie ici sur Qu’est-ce que la lit­téra­ture ? de Sartre, pour qui « le poète refuse le lan­gage », com­pris au sens des « mots de la tribu » vilipendés par Mal­lar­mé, pour mon­tr­er que le retrait du monde pub­lic de l’utilité […] inter­dit au poète toute ambi­tion poli­tique, toute action sociale – bref tout engage­ment. En d’autres ter­mes, recourir au poé­tique, ce serait s’exiler volon­taire­ment de la Cité. […] On est donc bien loin, ici, de la con­cep­tion ver­tovi­enne du ciné­ma de poésie : si pour Ver­tov, il s’agissait de lut­ter con­tre la logique nar­ra­tive “bour­geoise”, pour Parad­janov, pra­ti­quer un ciné­ma poé­tique, c’est se sous­traire au matéri­al­isme prag­ma­tique et à la toute-puis­sance du poli­tique pro­pre à la Cité sovié­tique. (p. 284–285)

C’est donc en un sens dou­ble sens que N. Dzi­ub peut pro­pos­er en con­clu­sion l’antagonisme : « Poésie con­tre matéri­al­isme » (p. 288). D’une part, l’analyse con­clut que la dimen­sion poli­tique du ciné­ma de poésie de Parad­janov peut être inter­prétée comme « néga­tive » puisqu’elle « il invite au désen­gage­ment ». N. Dzi­ub y perçoit tout de même in fine une ver­tu poli­tique : « thé­ma­tis­er la poésie et met­tre en scène des poètes » per­me­t­trait déjà de se libér­er de l’omniprésence du poli­tique que met en œuvre le monde sovié­tique. La poésie alors serait fon­da­men­tale­ment un refuge con­tre « le poli­tique » dans son ensem­ble, enten­du comme une bataille déjà per­due con­tre ce que N. Dzi­ub dénomme le « matéri­al­isme prag­ma­tique » de l’État sovié­tique omniprésent (désig­nant ici un dévoiement de la philoso­phie poli­tique issu du matéri­al­isme sci­en­tifique). Mais pour par­venir à cette con­clu­sion, l’autrice aura néan­moins dû met­tre en place elle-même, et avec un prof­it sub­stantiel, une grille d’analyse « matéri­al­iste » à même de fonder sa pro­pre inter­pré­ta­tion du ciné­ma de poésie. Cet arti­cle per­met ain­si de met­tre au jour à fois le car­ac­tère rétif de la poésie à être envis­agée sous l’angle d’une analyse matérielle et poli­tique, mais en même temps, dévoile la grande per­ti­nence d’une telle approche – y com­pris chez des auteurs non-révo­lu­tion­naires, où le poéti­co-poli­tique a sou­vent été can­ton­né (on pense à l’importance don­née par Didi-Huber­man à Godard, Pasoli­ni ou même à Brecht).

Une approche matérielle et/ou matéri­al­iste serait ain­si pos­si­ble mal­gré les refus du film poé­tique lui-même, comme le démon­tre à son tour l’article de Matthias De Jonghe con­sacré au film de Jim Jar­musch Pater­son (2016). Celui-ci ques­tionne en effet frontale­ment le poten­tiel démoc­ra­tique de l’écriture en ama­teur que pra­tique le pro­tag­o­niste éponyme du film et des­sine la carte des influ­ences du film jusqu’à la poésie objec­tiviste améri­caine. Certes, à pre­mière vue, les poten­tial­ités poli­tiques ouvertes par le film ressem­blent à la « résig­na­tion » et au refus du monde social dont Say­at-Nova fai­sait le con­stat à la fin du film de Parad­janov. L’écriture de poésie y est en effet décrite comme un « secret » bien gardé dans l’intimité d’une vie, per­me­t­tant de préserv­er la sérénité de celui qui pour­rait autrement apercevoir que sa sit­u­a­tion exis­ten­tielle ressem­ble bien à l’aliénation « minu­tieuse­ment pro­gram­mée par les innom­brables ram­i­fi­ca­tions, notam­ment idéologiques, de l’hypercapitalisme glob­al­isé » (p. 339). À cet égard, Pater­son relègue « soigneuse­ment » hors du cadre la sit­u­a­tion sociale de l’espace urbain qu’il prend pour chrono­tope. M. De Jonghe note cepen­dant, à par­tir d’une esquisse con­va­in­cante (mal­gré les déné­ga­tions répétées de l’auteur per­suadé de man­quer son objet !) de la biogra­phie artis­tique de Jim Jar­musch, les fonde­ments idéologiques de l’acte de créa­tion selon le cinéaste. Sa pas­sion du brico­lage et de l’horizontalité de la pra­tique créa­tive désamorce l’idéal roman­tique du génie, et s’approche de la « poésie du dimanche » (Jan Baetens) de son per­son­nage. Cette con­cep­tion est très proche du poème de William Car­los Williams dont le film reprend le titre et l’ambition : trac­er la ressem­blance entre l’esprit d’un homme mod­erne et la ville (« the resem­blance between the mind of mod­ern man and a city »). Son pro­gramme esthé­tique aus­si : pas d’idées, sinon dans les choses (« No idea but in things »). « Tout peut servir comme matéri­aux, tout… même une liste d’épicerie fine », comme l’écrit Williams dans son poème Pater­son. Jar­musch, du reste, ne dis­simule pas ses emprunts à la New York School de la poésie améri­caine (out­re Williams, citons les poètes « objec­tivistes » Frank O’Hara, ou Ron Pad­gett), dont il déclare même souhaiter être con­sid­éré comme un « équiv­a­lent ciné­matographique » (p. 351). 

Le trait prin­ci­pal de cette poésie, rap­pelle M. De Jonghe, serait de sauve­g­arder ce qui con­stitue la valeur prin­ceps du poé­tique (elle en est peut-être son adap­ta­tion à l’heure de l’aliénation des tra­vailleurs et tra­vailleuses dans les sociétés post-cap­i­tal­istes) : la lib­erté – d’écrire ou de ne pas écrire, du moment de l’écriture, de la pub­li­ca­tion, du thème et du sujet. Pater­son serait alors la mise en scène de ce « poé­tari­at » théorisé par Jean-Claude Pin­son, classe socio-lit­téraire issue de la « domini­cal­i­sa­tion » de la pra­tique artis­tique, et qui cor­re­spondrait à un moment impor­tant de démoc­ra­ti­sa­tion de l’écriture lit­téraire : désacralis­er et ren­dre com­mun sont les enjeux prin­ci­paux du poème mod­erne selon les objec­tivistes, opérant une pro­fa­na­tion de la sacral­ité artis­tique héri­tière du xixe siè­cle. Cette « mul­ti­tude créa­trice, avatar con­tem­po­rain du pro­lé­tari­at et du pré­cari­at, qui con­cilie d’après lui son impou­voir dans le domaine social et sa détresse économique avec une inven­tiv­ité débrouil­larde de tous les instants » (p. 362) serait le nom de la « résis­tance pas­sive » qui s’organise dans la pra­tique ama­trice, dont le but poli­tique – certes mod­este – serait la « déprise de la grandeur » (Pin­son). Son effi­cace poé­tique, que M. De Jonghe déduit enfin des théories des for­mal­istes russ­es et de la célèbre déf­i­ni­tion de la poésie désautoma­ti­sante de Vik­tor Chklovs­ki, aurait pour visée une réno­va­tion de la capac­ité atten­tion­nelle : « abaiss­er les seuils de per­cep­tion pour se ren­dre sen­si­ble à ce qui, d’ordinaire […] échappe à l’appréhension » (p. 355), « déjouer et dépass­er l’aliénation asso­ciée au sen­ti­ment d’un retour abrutis­sant du même » afin de « rénover la sen­si­bil­ité » et même de « cul­tiv­er une forme de con­science » pour « répon­dre à la crise de l’attention » du monde occidental.

Ici, plus que jamais, l’enjeu du poé­tique prend une dimen­sion socio-poli­tique, anthro­pologique presque : il est le nom du développe­ment d’une tech­nique de « résis­tance », un déploiement de straté­gies indi­vidu­elles en réac­tion à une muta­tion socio-poli­tique général­isée. On recon­nait ici les thès­es défendues par Yves Cit­ton (Pour une écolo­gie de l’attention) que M. De Jonghe cite de con­cert avec l’historien de l’art et théoricien des media améri­cain Jonathan Crary (7/7. Le Cap­i­tal­isme à l’assaut du som­meil). Ces références sont le signe d’une ten­ta­tive de dépasse­ment du lit­téraire au prof­it d’un ques­tion­nement d’un « poé­tique » haussé (ou dégradé ?) au niveau matériel du poli­tique. Au terme de l’analyse du film cepen­dant, l’impression est là encore ambiva­lente tant le gain poli­tique ne sem­ble pas dépass­er l’ordre du micro-poli­tique. La matière poé­tique de l’œuvre sert à accréditer l’idée d’une résis­tance indi­vidu­elle du poète, loin des pas­sions poli­tiques col­lec­tives que d’autres cinéastes, eussent-ils été à l’étude dans ce recueil, auraient per­mis de figurer.

***

Les deux ter­mes, prag­ma­tique et matéri­al­iste, qui s’imposent à l’évaluation des nou­velles direc­tions cri­tiques esquis­sées par ce livre, sig­ni­fient bien le renou­velle­ment des enjeux qu’il opère. Tournée vers l’action et vers le monde, la cri­tique con­tem­po­raine se déprend peu à peu de l’approche for­mal­iste et essen­tial­iste qui lui avait longtemps servie de pro­gramme de recherche (via la référence répétée à Jakob­son notam­ment) pour chercher hors du livre ou du film les enjeux et les effets du poé­tique. Via l’intérêt con­stant pour l’enquête spec­ta­to­rielle ou pour la sig­ni­fi­ca­tion socio-poli­tique de l’acte poé­tique et de son usage cri­tique, les essais rassem­blés ici dessi­nent un stim­u­lant dé-cloi­son­nement du poé­tique de la chose lit­téraire, et « branchent » – selon le mot deleuzien – délibéré­ment la poésie de ciné­ma sur son dehors.

 

Notes

1  Voir Nad­ja Cohen et Anne Reverseau, « Qu’est-ce qui est poé­tique ? Excur­sion dans les dis­cours con­tem­po­rains sur le ciné­ma », Fixxion, n°7, 2013, p. 173–186 ; « Un je ne sais quoi de “poé­tique” : ques­tions d’usages », Fab­u­la-LhT, n° 18, « Un je-ne-sais-quoi de “poé­tique” », avril 2017.

2  Andreï Tarkovs­ki, Le Temps scel­lé, traduit du russe par Anne Kichilov et Charles H. de Brantes Edi­tions Philippe Rey, 2014 [1984], p. 28–30.

3  Occ­i­tane Lacurie et Barn­abé Sauvage, « Por­trait de l’artiste en Toutankha­mon. À pro­pos du Stu­dio d’Orphée de Jean-Luc Godard », Débor­de­ments.

4  Dans le numéro d’Esprit de novem­bre 1950, on peut notam­ment lire cette déf­i­ni­tion du poète en « appareil enreg­istreur » : « On sait l’importance que Cocteau attache aux ondes, aux sig­naux, à tous les moyens de révéla­tion mécanique. Le poète appa­raît sou­vent chez lui comme une sorte d’appareil enreg­istreur. Et sans doute con­sid­ère-t-il la caméra comme une machine à mul­ti­pli­er, à aigu­is­er les sens, une lampe à ray­on X qui révèle davan­tage ce qu’on lui livre, un out­il pour sur­pren­dre les secrets. “Les sur­pris­es de la pho­togra­phie” était un sous-titre du Sang d’un poète, où Cocteau, “pris au piège par son pro­pre film” met­tait sur le compte du dis­cerne­ment de l’appareil la révéla­tion de son vis­age à la place de son héros. » (p. 694–701).

5  Sam Di Iorio voit par exem­ple dans le film de Godard « un des pre­miers essais pour s’approprier cer­tains aspects de la pen­sée pongi­en­ne au ciné­ma. » Voir « Ponge et Godard : deux ou trois choses », dans Jean-Marie Gleize (dir.), Ponge résol­u­ment, ENS Edi­tions, 2004, p. 193–203.

6  Paul Adams Sit­ney, « Marie Menken and the Somat­ic Cam­era », Eyes Upside Down: Vision­ary Film­mak­ers and the Her­itage of Emer­son, Oxford Uni­ver­si­ty Press, 2008, p. 21–47.

7  Alain-Alcide Sudre, « Struc­turel (film) », dans Alain Vir­maux (dir.), Dic­tio­n­naire du ciné­ma mon­di­al, Édi­tions du Rocher, 1994, p. 338.

8  Nikol Dzi­ub, « Le “ciné­ma de poésie”, ou l’identité du poé­tique et du poli­tique », Fab­u­la-LhT, n° 18, « Un je-ne-sais-quoi de “poé­tique” » », avril 2017.

 

Pre­mière pub­li­ca­tion de cet arti­cle :  Acta fab­u­la, https://www.fabula.org/revue/document13534.php

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Barnabé Sauvage

Barn­abé Sauvage est doc­tor­ant et attaché tem­po­raire d’enseignement et de recherche à Uni­ver­sité Paris Cité. Ancien élève de l’École Nor­male Supérieure de Lyon et agrégé de let­tres mod­ernes, ses recherch­es por­tent sur le « ciné­ma de poésie », la ques­tion de l’esthétique matéri­al­iste et de la cul­ture matérielle au ciné­ma et en lit­téra­ture, ain­si que sur les ques­tions du posthu­man­isme et de l’intelligence arti­fi­cielle. Il est égale­ment mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de ciné­ma Débor­de­ments.