« l’écrit du corps » de Danielle Collobert

 

« J’ai tou­jours écrit avec tout mon corps et ma vie. J’ignore ce que sont les prob­lèmes pure­ment spir­ituels » : cette déc­la­ra­tion de Friedrich Niet­zsche s’adapte par­faite­ment à l’œuvre de Danielle Col­lobert, dont l’écriture se révèle être une gym­nas­tique déchi­rante du « corps sujet »[1]. Il faudrait sans doute iden­ti­fi­er ce sujet, qui mal­heureuse­ment n’est pas par­mi les voix poé­tiques con­tem­po­raines les plus con­nues. L’existence de Danielle est brève, 38 ans d’écriture, d’errances géo-poli­tiques, qui se ter­mi­nent par son sui­cide à Paris, le 23 juil­let 1978, le jour de son anniversaire.

L’épuisement de son écri­t­ure, de plus en plus engloutie par le blanc du papi­er, presse l’épuisement de sa vie. Ain­si, ce corps-sujet se trans­forme en ath­lète à la fois élas­tique et déchiré de la parole qui se détache de soi, qui s’éloigne d’un égo impossible :

 

 

Corps là
noué
noué aux mots
l’étranglement du souffle
perte du sol
pendu
bal­ance­ment à l’intérieur des mots – troués –

vide[2]

 

La proféra­tion ver­bale se rap­proche d’une fonc­tion phys­i­ologique, d’un geste poten­tiel du corps et par­fois d’une sen­sa­tion de souf­france, de douleur (« étran­gle­ment »). Tout cela débouche sur le « vide », qui sem­ble égale­ment entour­er sinon pos­séder les mots attachant un corps ten­du et soulevé par l’acte d’expression.

Col­lobert sem­ble même vouloir offrir un corps, une anatomie à l’écriture. Ce côté organique/physique/animal sem­ble vouloir estom­per la ‘lâcheté’ de l’abstraction verbale[3] – action qui tourne, ain­si, la parole en effort mus­cu­laire, presque ‘sportif’, con­cer­nant tout d’abord la respiration :

 

 

le corps défait
de l’intérieur
vidé
dessèche­ment du souffle
la soif
fini par la soif
bouche ouverte
bouche
trouée brûlante – silencieuse[4]

 

 

Le résul­tat, c’est une voix hale­tante, san­glotante, desséchée. Chaque mot écorche la gorge pour con­quérir une écri­t­ure qui se man­i­feste tout d’abord en tant que res­pi­ra­tion autre. On pour­rait par con­séquent com­par­er l’écriture prose-poé­tique de Col­lobert à un véri­ta­ble entraîne­ment, où le corps/voix prend la mesure de ses gestes, de ses mou­ve­ments, de ses ten­sions, de ses efforts :

 

 

Je fuis. Chaque jour, je prends la forme d’un départ.[5]

 

 

Et pour­tant, fuir où ? De soi-même, de la vie, du lan­gage… Impos­si­ble de définir les points A et B de ce par­cours de fuite : il n’y en a pas, il n’y a que le mou­ve­ment, l’effort, la tension.

Les pages des œuvres de Col­lobert, avec leur den­telle graphique, nous révè­lent en fait que le vide s’empare aus­si bien de l’écriture que de la vie. De telle manière, l’écriture se fait inscrip­tion, à savoir geste lourd et fort sur la pierre blanche de la page.

Cette poésie naît d’un « écrit du corps »[6] n’ayant rien à voir avec le tatouage. Bien au con­traire, l’écrit naît du dedans, se fraie un chemin par­mi les entrailles, émerge douloureuse­ment sur la peau, en soulig­nant un « naufrage du je » (et du cerveau, de la tête, de l’intellect) qui s’apparente au « grand naufrage du dire »[7]. Un tel naufrage est com­pa­ra­ble à la fois à une crise et à une cri­tique du dire[8] poé­tique qui ne se sépare pas, toute­fois, d’une crise exis­ten­tielle pro­fonde et tragique.

Pour toutes ces raisons, il nous sem­ble pos­si­ble de par­ler d’une éthique du souf­fle, à pro­pos de Col­lobert. Le mot grec ethikos (ἠθικός), en fait, sig­ni­fie ‘théorie du vivre’, tan­dis que la racine ethos (ἦθος) ren­voie plus pré­cisé­ment à un ‘endroit où vivre’. Sa poésie se révèle ain­si une sorte de gym­nase où accom­plir des exer­ci­ces de res­pi­ra­tion et d’existence.  

La poésie de Danielle Col­lobert prononce une parole de chair, trem­pée de sang – à savoir, de vie et de mort.

 

 


[1] D. Col­lobert, Œuvres I, Meurtre, Dire I‑Dire II, Il donc, Survie, édi­tion pré­parée par Françoise Mor­van, pré­face de Jean-Pierre Faye, Paris, P.O.L., 2004, p. 398.

[2] Ibid., p. 256.

[3] « […] cette immense lâcheté de préfér­er les mots, leur édi­fice, au petit geste, incon­cev­able, que je n’arrive pas encore à faire » ibid., p. 111.

[4] Ibid., p. 281.

[5] Ibid., p. 37.

[6] Ibid., p. 395.

[7] Ibid., p. 342.

[8] Dire est d’ailleurs le titre de deux recueils de Collobert.

 

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