Sam Hamill, poète, éditeur, imprimeur, traducteur et essayiste, est né orphelin de guerre en 1943. Élevé dans une ferme de l’Utah, il décide de partir à l’âge de 14 ans à San Francisco, où il vivra, gamin des rues sans domicile fixe et héroïnomane, pendant un an. Il doit au grand poète et traducteur Kenneth Rexroth de l’avoir enlevé à la rue et mis à la lecture, et à Lawrence Ferlinghetti de lui avoir laissé libre accès aux sous-sols et aux rayonnages de la librairie City Lights.
On le retrouve quelques années plus tard, engagé volontaire dans les Marines. Affecté au Japon, il découvre le zen et Albert Camus et devient objecteur de conscience. Dégagé de ses obligations militaires, il co-fonde, quelques années plus tard, avec Tree Swenson et Bill O’Daley, la maison d’édition Cooper Canyon Press, qu’il dirigera de 1972 à 2004.
En janvier 2003, il fonde Poets against the War pour protester contre l’invasion américaine de l’Irak. Il publiera l’anthologie du même nom, la même année : 50 000 exemplaires s’en écouleront en l’espace de quelques jours. Sam Hamill a animé des ateliers d’écriture et enseigné en prison et dans des refuges de femmes battues.
Sam Hamill est l’auteur de nombreux recueils de poésie, parmi lesquels Destination Zero, d’essais (A Poet’s Work, notamment) et de traductions de l’ancien chinois (Wen Fu – l’art d’écrire) et du japonais (les Haikus de Basho). Il a récemment fait paraître une anthologie de ses poèmes, intitulée Habitation.
extrait de Border Songs, traduction Alexis Bernaut, Delia Morris
Body Count
Extreme rendition, comme dit l’administration
Bush – aucun décompte des corps
transportés chauds et bien vivants…
vers des prisons glaciales en terre étrangère, situées on-ne-sait où
pour être soumis à on-ne-sait-quelle torture.
Rendition ? Ce mot-là, je l’ai appris
petit garçon, quand ma mère me demandait de jouer
ma restitution de Chopin sur notre demi-queue,
ma restitution bâclée de la version de Raphael Mendez du
Vol du bourdon alors que je bataillais pour maîtriser
la technique de la « langue triple » à la trompette.
Extreme rendition ? Est-ce que c’est ça
qui se passe au Darfour ces temps-ci,
où l’on ne compte pas les corps,
où des médecins sont victimes de viols collectifs, leurs ongles arrachés,
leurs corps jetés dans des cahutes en flammes –
comme celui de ce garçon de six ans
carbonisé, méconnaissable ?
Le corps supplie, le corps incarne
les cris longs et gris de chagrin, les cris petits et blancs
d’amour et d’extase, les plaintes et gémissements
d’une mort imminente qui attendent tout à la fin
de l’extrême restitution.
Décompte des corps, Irak :
morts civiles certifiées, morts de mort violente, au 1er septembre 2008 :
quatre-vingt-quatorze mille, six cent vingt-deux :
dont le dernier identifié :
Mohammed Khalil Hansch, mâle,
chef tribal, sunnite.
Et le décompte des corps de ceux qui restent
non-identifiables,
inconnus, parfois même de genre inconnu,
corps
brûlés jusqu’aux cendres ou éparpillés,
famille inconnue, religion inconnue,
enfants et parents inconnus.
Demain : un autre décompte, un autre cadavre emporté.
Samedi 30 août 2008 :
Compte-rendu du dernier « incident » :
« Cinq morts ; deux corps retrouvés à Bagdad ;
homme armé tue policier : corps retrouvé ;
Ninive, Mossoul, corps garde du corps retrouvé
suite à enlèvement… »
En Amérique du Nord, pas de housses mortuaires, pas de cadavres,
sauf ceux qu’on pleure et qu’on enterre en secret, ceux qu’on enterre
dans les hôpitaux pourris, puant la mort, des anciens combattants.
Le voilà, le commerce de la mort, les vagues invisibles de la mort
déferlant sur nos rivages,
les anciens combattants sans domicile fixe, dont les corps hébergent
des poux et d’étranges bactéries, la paranoïa, le stress post-traumatique,
la bestialité du commerce.
Et en Colombie, la capitale mortelle de la « guerre des drogues »,
six décennies de massacres.
Encore des corps qu’on retrouve, encore des corps
qui disparaissent,
encore des otages, encore la torture.
Encore le commerce américain des armes et de la mort.
Tous les décomptes des corps sont faux.
Aujourd’hui, au Vietnam, des millions de gens meurent
de cancers hérités d’une guerre
qui prit fin il y a trente ans,
empoisonnés, les bassins versants, empoisonné, le patrimoine génétique,
comme nous empoisonnons la terre même,
ce corps unique
si vaste qu’il défie l’entendement.
Nous sommes le Darfour. Nous sommes Medellín.
Nous sommes, à Bagdad, la rue Moutanabbi,
autrefois le paradis des bouquinistes, berceau
de notre civilisation où des corps ont
éclaboussé des bâtisses écroulées…
Nous sommes l’enfant palestinien
qui, son corps bardé d’explosifs
entre sur la place du marché.
Nous sommes son maître, son frère aîné, sa mère
déchiquetés par les bombes israéliennes.
L’ « autre » n’existe pas.
Un souffle, un corps,
nous ne connaîtrons rien d’autre.
Nous ne pouvons échapper ni à notre corps, ni à la connaissance
de la souffrance et de la gloire de notre corps
même lorsque l’esprit du cœur se rebelle, se referme, se replie
en pleurs ou cherche à se cacher. Nous sommes le corps
de notre allié et de notre ennemi, nous
sommes le corps politique et cet hymne profane,
notre chant universel.
Louanges au corps dans toute sa gloire
à ce corps que certains disent fait
à l’image même de Dieu.
Voici le corps de la connaissance
que nous devons porter dans l’existence, jusqu’au Paradis ou jusqu’au Nirvana,
à travers le Samsara,
jusqu’au tombeau – marqué ou non –
jusqu’aux cendres emportées par le vent.
présenté et traduit par Alexis Bernaut et Delia Morris