La poésie, En ce siècle cloué au présent

en ce siècle cloué au présent chacun
séparé chacun dans la grande banquise
parmi éclats tessons charpies tas tenaces
ailleurs pas d’ailleurs pas de rage non plus.

Bernard Noël, "Lettre verticale", in Vers Henri Michaux, Unes, 1998.

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La poésie, genre littéraire moins fréquenté que la plupart des autres à notre époque, a subi de plein fouet  l’impact de la crise sanitaire, à travers les éditeurs, les poètes, et autres acteurs de la chaine de production et de distribution qui contribuent à la produire et à la promouvoir.

Son accès demande souvent des mises en œuvre particulières de nature à la rendre visible, audible, perceptible. La poésie est majoritairement publiée par des éditeurs indépendants, ceux-là même qui ont le plus souffert de la crise ces deux dernières années. L’impact de cette crise sanitaire a donc touché tous les acteurs qui contribuent à faire exister la poésie. De sa production à sa publication, les éditeurs mais aussi les imprimeurs, les poètes et les distributeurs, les acteurs et les performeurs, les scènes, les théâtres, et les lieux d’échanges ont été fermés pendant les confinements ou bien leur fréquentation a considérablement été réduite. Certaines des manifestations incontournables et essentielles qui concernent la poésie ont été annulées pendant deux ans. Festivals et Marchés, rassemblements et colloques, où se rencontrent des éditeurs, des poètes, des organisateurs d’événements, des libraires, et le public. 

Bâtons-poèmes de Serge Pey dans «La solution de l'univers», installation à l'hôtel de Ménoc, lors de la biennale de Melle 2013. Photo J.-L. Terradillos.

Privée de ces lieux d’une importance vitale pour les éditeurs, les poètes, les lieux qui offrent à la poésie une visibilité qui lui permet de toucher un public plus large, tous les acteurs de cette chaine de production ont souffert considérablement, à commencer par les éditeurs indépendants. 

Si on reprend les chiffres du SNE (Syndicat National de l'Edition) un quart des maisons d’édition estiment qu’elles ont perdu  plus de 40% de leur chiffre d’affaires sur l’année 2020 ; une maison sondée sur cinq a demandé à bénéficier du fonds de solidarité nationale de l’Etat (aide de 1500€ réservée aux TPE) ; 72% des maisons d’édition sondées ont pris des mesures d’activité partielle ; en moyenne, les éditeurs sondés prévoyaient d’annuler ou de reporter 18% de leurs nouveautés initialement prévues en 2020. 

Que dire des maisons d'édition qui ne publient que de la poésie ? Si elles sont comprises dans ces sondages, leurs chances de trouver des alternatives à la nécessaire présence de l'éditeur et/ou du poète pour créer un lien direct avec le public et pour promouvoir, donc vendre, les livres, n'ont guère été nombreuses durant toute cette période. Impossible de se réunir, ou bien lorsque les librairies et  les lieux de rassemblement ont à nouveau ouvert les jauges réduites ont encore considérablement restreint les possibilités de toucher un public qui est d'ailleurs resté très prudent et  n'a fréquenté les lieux publiques qu'en cas de stricte nécessité. 

Le SNE souligne que les éditeurs sondés dénoncent trois facteurs qui font que cette fragilité perdure : un redémarrage des librairies et des points de vente assez lent ; une baisse de la demande des lecteurs, qui pourraient avoir d’autres priorités que le livre et la lecture une fois sortis du confinement ; des ressources financières insuffisantes pour accompagner l’effort de reprise1.

Autre enquête menée auprès des éditeurs d'Auvergne-Rhône-Alpes : au total, le besoin à couvrir en 2021 est estimé à hauteur de 3 778 599 € pour les pertes d’exploitation enregistrées par les éditeurs d’Auvergne-Rhône-Alpes sur l’exercice 2020, à la condition que l'activité reprenne normalement sur l’ensemble de l’exercice 2021.

Mois de la poésie: Programmation entièrement numérique en cette période de coronavirus.

En 2020, les éditeurs avaient enregistré des retours importants dès janvier. Ceux-ci se sont poursuivis durant février et mars, avec, dans le même temps, des ventes au plus bas sur les nouveautés du 1er trimestre, résultat des incertitudes des premiers mois de cette année qui a connu un nouveau confinement en avril2.

En juin 2021, la Fédération interrégionales du livre et de la lecture (FILL) a mené une enquêté dont les résultats sont publiés sur le site https://fill-livrelecture.org.3 Cette enquête  a considéré tous les acteurs de la chaine du livre. Elle ne concerne bien entendu pas spécifiquement la poésie, mais les problématiques restent identiques.

Les auteur-e-s ont été très fortement impactés par ces deux années de crise sanitaire. Les données analysées par la FILL soulignent leur grande précarité, "maillon de la chaîne du livre aussi essentiel que précaire, l’auteur est très fortement touché par la crise sanitaire. Sans statut spécifique, souvent ni salarié ni travailleur indépendant, l’auteur a bien du mal à faire entendre sa différence dans l’urgence de la crise". Il est souligné que l'absence de statut  s'avère redoutable face à la crise. Ainsi pour ceux-ci "l’année écoulée a été chargée en stress, annulations, reports, déconvenues, espoirs déçus et fins de mois difficiles." 

Puis ces données rassemblées par la FILL évoque la "double peine" subie par les maisons d'édition indépendantes, nombreuses en région, qui "sont doublement atteintes par la crise sanitaire". La fermeture des librairies d’un côté, l’annulation des salons et festivals du livre de l’autre, "les privent de leurs deux espaces privilégiés de vente au public". Les aides publiques, accordées aux "plus structurés", laisseraient les structures les plus précaires sur le bord du chemin. 

La FILL revient sur "le choc de la fermeture" des librairies : "L’arrêté de fermeture du 14 mars 2020 a été un véritable coup de massue pour les librairies françaises, soudain ramenées au rang de "commerces non essentiels", priées de baisser le rideau en attendant des jours meilleurs. Maillon fragile de la chaîne du livre, les librairies lui sont néanmoins "essentielles". Qu’elles ferment, "et c’est toute la filière qui se met à l’arrêt."

Puis elle examine l'interdiction des manifestations littéraires, qu'elle qualifie comme un "effet domino" parce que  "les salons et festivals dans l’écosystème du livre" sont indispensables. "Leur annulation soudaine a mis en difficulté auteurs, éditeurs, libraires, médiateurs, qui y rencontraient leur public, et y puisaient une part conséquente de leur économie." Et malgré les reprises de certaines manifestations en 2021,  pour les salons et festivals du livre cette année s’avère aussi compliquée que 2o2o, fragilisant des équipes désorientées par la complexité des protocoles sanitaires. 

Elle souligne le rôle des "bibliothèques", fermées pendant le confinement, et signale qu'elles "ont fait preuve d’initiative et d’innovation pour maintenir le service au public, tout en protégeant les personnels et les usagers."

Ces données, montrent que tous les maillons de cette chaine qui permettent au livre et à la poésie en l'occurrence de continuer à être écrite, publiée puis lue, ou écoutée, c'est à dire d'arriver jusqu'à un public, on été fragilisés. Si la plupart on tenu durant ces deux années, il y a fort à parier que nombre de ces structures ou personnes ne pourront pas affronter une nouvelle crise, sanitaire ou économique. Et, nous le savons, cette reprise dynamique est pour l'heure le résultat de ces mois de privations de tous les lieux où la Culture c'est à dire les lieux d'échanges, de partages et de rencontres autour de l'Art, et en premier lieu du Poème, étaient fermés. Espérons donc que cette fréquentation et cet engouement même s'il accuse une petite baisse se poursuive. 

Louis Latourre, plus de 130 videos de lectures poétiques, https://www.youtube.com/user/Granaine/featured.

Enfin, la FILL met l'accent sur les acteurs "invisibles de la crise", et n'hésite pas à évoquer une "bibliodiversité menacée". "Le monde du livre est riche de sa diversité, avec une multitude d’acteurs, petites mains, intervenants ponctuels, pluriactifs, intermittents, réfractaires à la norme, et fourmillent des lieux hybrides, improbables, qui font la richesse de la vie littéraire en France. Parce qu’ils ne rentrent pas dans les cases, ils sont particulièrement menacés par la crise sanitaire." Les artistes-auteurs, les petites maisons d'édition auto-diffusées, les cafés-librairie, les librairies-cafés, les médiateurs du livre (lecteurs, conteurs, comédiens, performeurs, plasticiens, qui permettent au public grâce d'écouter de la poésie grâce aux manifestations littéraires) sont en effet d'autant plus vulnérables que leur statut ne permet pas, bien souvent, de rentrer dans des cases qui leur donneraient le droit à des indemnités.

Il faut pour finir souligner que l’interdépendance économique des acteurs du livre est grande, et que dès les premières semaines de la crise sanitaire, les appels à la solidarité ont fusé de toutes parts puis ont été nettement moins nombreux dans les mois qui ont suivi les confinements. 

Les impacts de cette crise sanitaire ont donc été nombreux et diversifiés. Du fait de la complexité des rouages qui sont nécessaires à l'élaboration et à la diffusion du livre, ils ont touché plusieurs professions. Que dire des maisons d'édition qui ne se consacrent qu'à la publication de la poésie ? Nous verrons dans l'avenir comment ces dernières, les poètes ainsi que les  médiateurs et les lieux qui leur offrent la possibilité de rencontrer leur public, vont s'adapter à une crise économique qui commence déjà à se faire sentir. Même si pour l'heure nous constatons que les Marchés et Festivals, les librairies, et les manifestations qui permettent d'entendre de la poésie, de la lire, et de rencontrer poètes et éditeurs sont fortement fréquentés. Il reste à souhaiter que cela ne cesse plus, et que cela aille crescendo. 

Conférence donnée à l'Université de tous les savoirs, le 17 novembre 2001, par le poète Yves Bonnefoy.