Les mains ouvertes, comme ten­ant un livre invis­i­ble, elle fait face à l’au­di­toire.  Grande et mince, Cristi­na Domenech a un vis­age émacié qu’en­ca­drent de longs cheveux blonds, et dans ses yeux gris une flamme vive et claire qui danse au rythme des mots. “On dit que pour être poète, il faut par­fois aller en enfer.

Depuis 2009, Cristi­na Domenech ani­me un ate­lier d’écri­t­ure à l’U­nité 48 du com­plexe péni­ten­ti­aire San Mar­tin à Buenos-Aires. L’en­fer, elle con­naît. Elle con­naît la douleur et l’en­fer­me­ment qui en résul­tent. Mère de qua­tre enfants, elle a per­du sa petite dernière, sa fille de 16 ans, Del­fi­na, dans un acci­dent de la route en 2006. Un chauf­fard en état d’ébriété a pul­vérisé le minibus dans lequel se trou­vaient l’en­seignante et les neuf enfants, sur le chemin de retour d’un col­lège qu’ils par­rainaient dans le Cha­co, une province très pau­vre au nord de l’Ar­gen­tine. Cet acci­dent a fait grand bruit dans le pays et sus­cite encore aujour­d’hui un énorme émoi. Il n’y eut aucun sur­vivant.  C’est avec cette plaie béante que son tra­jet de vie la con­duit jusqu’à la prison. “La douleur me transperçait et, s’il y a bien un endroit où la douleur est un lan­gage com­mun, c’est la prison. La prison est le lieu du plus grand amour que tu peux voir dans ta vie et de la plus grande douleur.

Cristi­na Domenech est poète et essay­iste, elle allie à sa for­ma­tion sociale ‑inter­rompue sous la dic­tature — le lan­gage qu’elle traduit en poésie. Licen­ciée en philoso­phie, elle a pub­lié sept recueils de poèmes. Elle ani­me des ate­liers d’écri­t­ure depuis plus de trente ans, mais c’est de manière for­tu­ite qu’elle s’est chargée de ce pro­jet, par l’in­ter­mé­di­aire d’une amie qui n’é­tait pas intéressée  et qui lui en a par­lé au télé­phone. Immé­di­ate­ment, elle a accep­té de le faire. “C’est la prison qui m’a choisie, et non pas l’in­verse.

En octo­bre 2014, dans un dis­cours tenu devant 10 000 per­son­nes lors du col­loque “Penser les idées de trans­for­ma­tion”, elle par­le avec déter­mi­na­tion de son expéri­ence en milieu car­céral et des résul­tats obtenus.  Elle racon­te la prison, la perte de lib­erté, la sen­sa­tion d’en­fer­me­ment intérieur, la néga­tion de l’être. Plus que le bruit des ver­rous, des bar­res de sécu­rité, et des portes qui se fer­ment, ce sont les sil­hou­ettes des détenus qu’elle croise au détour des couloirs qui l’im­pres­sion­nent le plus. “C’é­tait comme faire un pas en arrière et penser que j’au­rais pu être l’un d’eux, avoir une autre his­toire, un autre con­texte, une autre des­tinée, car per­son­ne ne choisit le lieu où il naît.

Le par­cours est laborieux. Les détenus, pour la plu­part d’o­rig­ine paysanne et pau­vre, ne maîtrisent pas tous le cours élé­men­taire, ce qui crée des iné­gal­ités. Mais tous veu­lent met­tre par écrit tout ce qu’il leur est inter­dit de dire et de faire. Inter­dit de rêver. Ils ont en com­mun le lan­gage, qu’elle utilise comme moyen de libéra­tion et de change­ment de la per­son­ne. Exprimer ses peurs, mieux se com­pren­dre, tout passe par le lan­gage. “J’ai décidé de faire entr­er la poésie dans la prison.” Aucun d’en­tre eux ne savait ce qu’est la poésie. Seule femme dans un univers d’hommes, elle fait face aux clichés, et tient bon le cap. Non, la poésie, ce n’est pas une affaire pour fil­lettes. “Com­pren­dre le  lan­gage poé­tique, c’est rompre avec la logique de la langue et con­stru­ire un autre sys­tème avec une nou­velle logique, un autre regard.” Le dis­cours poé­tique les aide à s’ap­pro­prier cet enfer, à fab­ri­quer des fenêtres par lesquelles ils pour­ront crier, il les aide à ren­dre les murs invis­i­bles, et les autorise à ne plus se dis­simuler dans leurs ombres. “La métaphore est comme une épée qui te tra­verse le corps, et tu n’es plus le même, ils ont alors com­pris qu’ils devaient chang­er leur lan­gage pour chang­er leur monde.”

Eviter les lieux com­muns, trou­ver une manière nou­velle et nova­trice pour s’ex­primer, tels sont les défis que tous doivent relever. “C’est une expéri­ence incroy­able, un véri­ta­ble espace de résis­tance et de créa­tion.” “Pour écrire de la poésie, il faut s’ap­pro­prier le moment, et ce moment, c’est la lib­erté. Une lib­erté que per­son­ne ne peut te retir­er et qui se nomme l’écriture.” 

En autorisant l’ensem­ble des détenus à par­ticiper à son ate­lier d’écri­t­ure, l’ad­min­is­tra­tion péni­ten­ti­aire favorise l’é­gal­ité des chances. En appor­tant la poésie en prison, Cristi­na Domenech apporte aux détenus une nou­velle manière de se recon­naître, de voir et de com­pren­dre le monde.“La poésie a com­mencé à opér­er dans la sub­jec­tiv­ité de ceux qui écrivaient, et pas seule­ment par le biais de l’ate­lier de poésie. Ils ont com­mencé à par­ler de philoso­phie, de soci­olo­gie, d’his­toire. Le monde, à tra­vers la parole, croît de façon exponentielle.”

La poésie est un miroir incon­nu qui leur per­met de con­stru­ire un monde qu’ils ne con­nais­saient pas, à savoir leur pro­pre créa­tiv­ité. C’est l’art qui guérit et qui sauve. “La poésie est au-dessus de la prison, ou ce qui revient au même, dans un cer­tain sens, nous sommes tous des pris­on­niers. C’est à par­tir de là que nous tra­vail­lons. Le poète est d’une uni­ver­sal­ité assour­dis­sante. Le lan­gage poé­tique est celui de la lib­erté absolue, il n’y a pas de règles fix­es. Dans un con­texte d’en­fer­me­ment, où les règles ne font qu’une bouchée de vous, un espace appa­raît, celui du poème, celui de l’ate­lier de poésie, où vous pou­vez faire ce que vous avez choisi de faire. Ceci est très encour­ageant, car ils doivent faire usage de cette lib­erté. C’est très édu­catif aus­si, car per­son­ne ne vient leur dire ce qu’ils doivent en faire, quels sont les objec­tifs, et tout cela con­stru­it la per­son­ne en tant que sujet dans une dig­nité dont ils ne soupçon­naient même pas l’existence.”

Et de fait, sa récom­pense pour son courage passe par les voix brisées de ceux qui retrou­vent leur dig­nité, et se traduit con­crète­ment par la réal­i­sa­tion et la pub­li­ca­tion de deux livres. Tous deux regroupent les textes des détenus. Le pre­mier paraît en 2010, et s’in­ti­t­ule “Vagues d’Hi­roshi­ma” d’après un vers de Walde­mar Cubil­la, par­lant de “pen­sées cap­tives” en tant qu’élé­ments résidu­els d’une hécatombe, comme des vagues d’Hi­roshi­ma. Le sec­ond s’in­ti­t­ule “Portes sauvages” d’après un vers de Mario Cruz et paraît en 2013. Les deux recueils sont fab­riqués manuelle­ment en prison, et leur tirage est vite épuisé.

Face à l’au­di­toire de 10 000 per­son­nes, une femme à la voix ren­due rauque par l’é­mo­tion, a dans les yeux une lueur de bon­heur intense, et une paix dans le coeur que seule la pléni­tude de la vie a su lui apporter.

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