Parmi les savoir-faire qui unissent l’image et l’écrit, enlumineurs, calligraphes, poètes, peintres, graphistes, proposent depuis longtemps un travail sur la lettre. Des siècles unissent l’art pictural et la littérature dans des mises en oeuvre qui répondent à des impératifs artistiques guidés par une pensée théorique. La lettre est alors le lieu d’une sémiotique à part entière, qui ne dépend plus de sa portée sonore et scripturale usuelles.
Depero, Subway
Dans cette mutation vers le pouvoir évocateur du tracé, elle n’en perd pas pour autant son pouvoir sémantique. Bien au contraire, qu’il s’agisse des enlumineurs du Moyen Âge ou des futuristes italiens ou russes, des graphistes contemporains poètes du geste et du sens encore trop rares qui utilisent les nouvelles technologies pour prolonger cette recherche du Graal, tous présentent ce point commun : opérer une transmutation de l’écrit. Ces alchimistes partagent il est vrai cette belle ambition : faire de la lettre un tableau multidimensionnel…
Pour commencer, il faut considérer les livres d’heures du Moyen Âge : ils proposent des lettrines dessinées par les copistes en tête de chaque page. Mais loin de représenter une décoration, gravures et lettrines participent à la composition sémantique du manuscrit en complémentarité avec l’écrit. Ce qui est représenté dans ce travail pictural dépasse le domaines des interprétations possibles du texte. Ces motifs et tableaux participent à l’élaboration du sens. Ils complètent dans un commentaire littéral ou indirect certains points suggérés par le texte. Il existe un dialogisme entre ces deux vecteurs artistiques.
Bibliothèque nationale de France.
Dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle un grand poète, Stéphane Mallarmé, renoue de manière significative avec cette mise en scène de l’écrit. L’organisation de la page mallarméenne offre en effet des jeux sur l’espace scriptural et la typographie qui servent un dispositif destiné à la recherche de nouveaux rythmes visuels et sonores. La page est le lieu d’une métamorphose : il est question de représenter la parole en unissant les effets des sonorités portés par le travail graphique.
Guillaume Apollinaire au début du vingtième siècle propose également un emploi pictural de la matière scripturale du poème. Ce n’est plus la lettre qui est l’objet d’un travail pictural mais le mot, le vers, qui deviennent des éléments concourant à former un support graphique. Le calligramme illustre la thématique du poème, et permet au poète de mettre en lumière certains mots. Plus encore il scande la rythmique si chère à Apollinaire, et offre un écho aux images dont sa poésie est si riche. Une porte ouverte vers l’imaginaire, qui plonge le lecteur in medias res au coeur d’un univers éminemment poétique grâce au déploiement sémantique visuel du poème offert dans sa globalité au regard.
Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, Gallimard, NRF, Paris, 1914.
“La Colombe poignardée et le jet d’eau”, paru dans Calligrammes, poèmes de la paix et de la guerre, propose une thématique traditionnelle élégiaque. Amours et amis perdus son l’objet de la plainte du poète, et l’occasion du poème. Mouvement ascendant et chute sont tout entiers inscrits dans le mouvement des vers qui composent le dessin. Le jet d’eau “qui pleure et qui prie” est central, et soutenu par ce que le lecteur pourra reconnaître comme un oeil qui pleure. Un poème-objet qui grâce au traitement de la thématique unit tradition et modernité. Les lamentations sont affaire de millénaires de témoignages, mais la modernité en permet le traitement original. Illustration et Art poétique, le calligramme permet une superposition des niveaux de lecture offerts simultanément par le poème devenu l’occasion de l’élaboration d’un langage visuel ouvert à de multiples interprétations.
Quant aux calligrammes, ils sont une idéalisation de la poésie vers-libriste et une précision typographique à l’époque où la typographie termine brillamment sa carrière, à l’aurore des moyens nouveaux de reproduction…1 “L’Imagination plastique des calligrammes”, Willard Bohn, in Que Vlo-Ve ? Actes du colloque de Stavelot, série 1, n°25–30, p. 1 à 23.
La démarche est motivée par cette même ambition qui est d’allier la représentation picturale au texte : transmuer l’écrit en un support graphique. Il ne faut pas oublier que les inventions telles que la photographie et le cinéma ont motivé de nombreuses questions chez les écrivains et poètes, sans oublier les plasticiens de ce début du vingtième siècle. Le rapport au temps est déplacé et son déroulement est envisagé commune succession de moments sur un axe horizontal2Jusque là il était pensé comme vertical, donc dans son rapport à une transcendance. C’est à partir de ce déplacement que Deleuze considèrera pour penser le cinéma. Guillaume Apollinaire, entre autres bien sûr (car cette question du rapport au temps sous-tend nombre de démarches artistiques de ce début de siècle) parlera de simultanisme. Il sera n’en doutons pas quelque peu influencé par le futurisme italien, et Marinetti…
Les futuristes italiens, Marinetti en tête, intègreront ces paramètres pour les mener plus avant dans le recherche d’un nouveau sens offert au langage, en opérant un syncrétisme des vecteurs artistiques. Le mot est alors travaillé dans son rapport à la peinture. ils inventent des découpages visuels mis en scène et emploient des onomatopées et bruitages sonores.
Poussées à l’extrême ces mises en oeuvres de différents moyens d’expression artistiques se veulent le reflet de la modernité, et des technologies qui accompagnent l’homme dans sa vie quotidienne.
Marinetti se définit lui-même comme «poète agitateur culturel » : « …contre ce qu’on appelle harmonie typographique de la page ».
Marinetti et tristan Tzara.
Créer une page « typographiquement picturale » est l’ambition des futuristes italiens, mais également celle des futuristes russes, moins radicaux mais qui suivront la même ligne de conduite, qui a pour ambition de mettre en scène la lettre comme un objet en soi signifiant et d’en faire l’élément essentiel de la poésie imprimée, tout comme le son est celui de la poésie orale.
Frappez les Blancs avec le coin rouge, affiche, 1919, El Lissitzky (1890–1941), © AKG-Images
Aujourd’hui on peut affirmer que tous les vecteurs de production artistique participent à la création d’oeuvres qui elles aussi concurrent à une transformation des catégories génériques. Dépassement et perméabilité mènent à découvrir des moyens d’expression inédits. Un très bel exemple est la pratique de Wanda Mihuleac, qui dirige les Editions Transignum. Pour l’élaboration d’un livre dont la forme et le contenu ne sont pas déterminés mais sont au contraire le fruit du happening elle organise des “Work shop pluridisciplinaires” : artistes plasticiens, auteurs, public, travaillent à partir d’un support écrit sans souci de hiérarchie de ces démarches mais dans une constante attention au lien sémantique qu’ils apportent au support premier, le texte, réécrit grâce à un syncrétisme fructueux des vecteurs d’expression artistique.
Pascal Quéru, Petite frappe, 2008.
Les interventions sur les conditions de production de l’oeuvre, la typographie ou sur le traitement de l’espace scriptural permet une ouverture vers une multiplicité d’interprétations qui outrepassent celles que toute tentative de déstabilisation du mot peut permettre. Faire sens au-delà du pouvoir évocateur du signe, et alors repousser les frontières des potentialités du langage.
Loin de la simple illustration, on ne parle plus de simple accompagnement du poème par exemple par des œuvres intrinsèquement autonomes tant au point de vue de leur production que dans leur signification. Il est question de révéler les potentialités du texte en intervenant sur sa catégorie, sur sa forme, sur sa disposition sur la page. C’est ce qui opère lorsque ce travail sur le signe concerne la poésie, support ouvert par définition à une pluralité d’interprétation.
On peut alors ressentir que le signe s’ouvre sur une dimension supplémentaire. Il s’inscrit bien sûr dans le triangle sémiotique qui rend compte du fonctionnement de la langue actualisée, c’est à dire produite dans un discours particulier (sa forme, son référent et le concept qu’il convoque). Mais il invite aussi à d’autres lectures, plurielles et qui peuvent être considérées comme relevant d’une seconde instance sémiotique. Une sorte de dédoublement du système d’actualisation du signe.
Triangle sémiotique d’Ogden.
Bien sûr la poésie intègre par nature le tremblement du sens, en en appelant à la dimension autotélique du langage. Oui mais il est toujours question du langage déstabilisé par son emploi syntaxique ou paradigmatique, qui alors va puiser le sens ailleurs que dans son emploi usuel dans la langue. Pour ce qui est du travail graphique, sonore, pictural dont le support est l’écrit, il me semble que ce sens pluriel, quelle que soit la modalité de fonctionnement qu’il met en oeuvre pour produire un sens sur le sens, ne relève pas que du travail du mot, mais de sa mise en situation.
Sa production le situe en effet entre les frontières de l’écrit, de la phonologie et de l’art pictural. Il s’ouvre alors à des potentialités démultipliées. Une dimension supplémentaire du signe, apparentée à celle autotélique mise en oeuvre par la fonction poétique de la langue, mais produite par d’autres moyens que ceux offerts par le travail sur le lexique seul.
Aller plus loin sur cette voie ou bien l’explorer mène à convoquer un visage avant tout solaire et d’une sagesse enfantine, celui de Pierre Garnier, qui avec son épouse Isle Garnier a inventé et théorisé le Spatialisme littéraire…Le poème déstructuré n’offre plus aucune linéarité ni ancrage paradigmatique. Il est fourmillements et éclats sonores et visuels. L’unité sémantique se construit à partir de cet éclatement. Il ne s’agit pas moins de travailler le signe, mais dans sa déstructuration, pour pousser le travail jusqu’à ensemencer l’unité phonologique du mot, voire graphique en mettant la lettre elle-même en équilibre parce que soumise à un travail typographique qui la désolidarise de son unité, le mot (et de facto le mot désunit de son unité sémantique la phrase).
J’ai débarrassé la poésie des phrases, des mots, des articulations. Je l’ai agrandie jusqu’au souffle. […] à partir de ce souffle peuvent naître un autre corps, un autre esprit, une autre langue, une autre pensée — Je puis réinventer un monde et me réinventer.
L’état sauvage de la langue, dira le poète, qui épure jusqu’à l’extrême son emploi “civilisé”.3In Pierre Garnier, Spatialisme et poésie concrète, Gallimard, NRF, Essai, paris 1968.
Pierre Garnier, Spatialisme et poésie concrète, Gallimard, NRF, Essai, paris 1968.
Le groupe Brésil, en 1958, définit son Plan pilote pour la poésie concrète comme tel :
Poésie concrète : tension de mots-objets dans le temps-espace. Structure dynamique : multiplicité de mouvements concomitants… Le poème concret communique sa propre structure. Il est un objet dans et par lui-même et non l’interprète d’un autre objet extérieur et de sentiments plus ou moins subjectifs. Son matériel : le mot (son, forme visuelle, charge sémantique). Son problème : les relations fonctionnelles de cette matière.4Op. cit.
La page se couvre de morphèmes, de phonèmes, de “constellations” sonores qui amplifient la portée visuelle du texte, et surtout empêche toute interprétation littérale ou même métaphorique…
Jean-Jacques Tachdjian est un graphiste éditeur auteur et artiste qui s’inscrit dans cette démarche, qui est celle d’une recherche sur les dynamiques de production de sens lorsqu’il s’empare du mot pour en faire un lieu d’énonciation graphique qui se situe et n’est appréhendable qu’en considérant l’aspect sémantique et sémiotique de ses réalisations… Le mots, image, pluralité vectorielle signifiante, se décompose en morphèmes travaillés et intégrés à une scénographie génératrice d’une ouverture du sens. Dés lors, le mot-image, ou l’image-mot, révèle les potentialités illocutoires inscrites dans l’espace scriptural de la page.
Dans la continuité de cette recherche pour une mise en oeuvre inédite et libératoire du texte, Julien Blaine et jean-François Bory dans Les Carnets de l’Octeor 1962 mettent au point la poésie sémiotique : dépasser la langue pour redonner toute sa vitalité au signe. La collection Agentzia est lancée en 68 par Jean-François Bory, Julien Blaine, Jean-Marie le Sidaner et autres. Technologies nouvelles et enregistrements, mot répété qui déclenche des vibrations, éviction de toute structure logique, qui devient dynamique sur une page spatiale qui est le lieu de l’expression du déploiement du signe. Ces dispositifs permettent à une énergie primale de voir le jour.
Quelles que soient les motivations, c’est encore et toujours ce Graal, la production de sens inédits permise par le déploiement de potentialités inexplorées de la langue, qui est objet des mises en formes créatrices des remises en mouvement du signe, hors de son emploi usuel, et poétique. Une libération fructueuse qui a donné lieu à des démarches variées et à des oeuvres inimitables. Si aujourd’hui les moyens technologiques offrent un potentiel inestimable à ce travail sur les au-delà de la langue, n’oublions pas que l’Histoire de l’Art est un tricot dont les mailles une à une relient les archétypes aux modalités, sans jamais de redites, mais dans une avancée qui promet encore des émerveillements.
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Image de une : Pierre Garnier, poème Pik bou (« picvert » en picard), Ozieux 1, 1966.
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- Morceaux choisis de La Boucherie littéraire - 4 septembre 2018
- Questions à Claude Ber - 4 septembre 2018
- La Caraïbe aux visages d’Evelyne Chicout - 5 juillet 2018
- Le Jeu d’Inéma - 5 juillet 2018
- Jean-Luc Despax, Mozart s’est échappé - 3 juin 2018
- Eric Dubois, un chemin de vie plus qu’un parcours - 3 juin 2018
Notes