I
Sous le porche de la nuit orphique, le poète se prépare à la confrontation avec l’inconnu. Il va s’engager dans les sentiers d’approche de l’absolu et retrouver les règles du jeu secret qui se joue entre le Verbe et l’ineffable.
Il doit tout d’abord écarter le voile épais de l’intellect puis réduire le moi au plus religieux silence s’il veut qu’au foyer de son être se fasse entendre le murmure de la voix souveraine, que la parole de vérité soit proférée.
L’individualité doit tout d’abord s’effacer devant l’Impersonnel. Ainsi le poète s’éveillera-t-il au monde du Logos – ou Dieu manifesté par la parole – dont il est le témoin et l’instrument.
La poésie est art de l’Unité et il faut aller quérir celle-ci à sa source incréée. Alors le poème exprimera un aspect du divin.
Ce Verbe natif est manifestation du Soi qui, dans l’homme, est un principe permanent nullement séparé du Soi primordial ou Soi-racine se tenant au cœur du macrocosme.
Le poète a conscience que cette prononciation mystique se différence très nettement d’un réflexe provenant des zones claires ou obscures de sa propre pensée. Eclair de la transcendance, c’est une insinuation inéluctable qui se diffuse dans son moi et ira d’ailleurs jusqu’à le modifier graduellement et en profondeur.
Cependant, il ne s’agit point là d’un dire tyranniquement imposé dont il faudrait être l’esclave. L’artiste est un démiurge. Un peu de l’infinie liberté du Principe lui a été dévolue. La possibilité demeure pour lui de donner forme et structure, par des opérations délicates et quelquefois longues, à ce feu philosophal qu’il a recueilli à l’état naturel.
Restituer le mieux possible les inflexions et le rythme de la voix mystique, incarner l’idée qu’elle exprime dans de vivantes images tendant à faire saisir l’insaisissable, « précipiter », clarifier, intensifier cette vibration parfois si ténue, si difficile à capter et à traduire, telles sont quelques-unes des phases de l’alchimie poétique.
Mais il faut aussi que le poète sache provoquer l’inspiration, car il ne reçoit spontanément qu’à de bien trop rares instants l’influx verbal issu de la Présence infinie. Il est donc indispensable qu’il entreprenne un voyage initiatique, qu’il s’achemine par degrés et au prix de ses seuls efforts à travers les contrées intérieures, en direction du point focal de l’être où rayonne l’étincelle divine enfouie dans toute individualité et où, par conséquent, jaillissent les sources du Logos.
Pour se préparer à cette quête, le poète peut, selon ses impulsions, soit cultiver un état de transe d’une grande réceptivité et d’une parfaite fluidité, soit aiguiser, par un travail lucide et obstiné, la fine pointe de l’attention. Ainsi, il fera éclater les limites de la conscience, il ouvrira un pertuis dans la muraille qui le sépare des terræ incognitæ de l’inconscient.
Dès lors, à la faveur du silence intérieur et de la nuit mentale, le poète va commencer à parcourir les cavernes de son être pour y rechercher la Parole perdue.
II
Le voici donc qui descend dans les glauques précipices où des courants d’énergies subtiles et inquiétantes vont et viennent. Par intermittence, le feu d’Hécate, le feu noir de la vie subliminale, s’épanche en nappes miroitantes. Mais le poète s’enfonce imperturbablement dans ces espaces délétères.
Toutes les pulsions instinctuelles éclatent en fleurs sanglantes et en gerbes de mots presque inaudibles. D’insidieux tourbillons d’emblèmes et de vocables emmêlés, hiéroglyphes des discordances du psychisme, surgissent des zones les plus floues du souterrain domaine.
À mesure que son voyage se poursuit dans le labyrinthe intérieur et que la pente périlleuse s’accentue, le pèlerin voit s’avancer vers lui une tourbe d’entités polymorphes, de figures grotesques et maléfiques en lesquelles s’incarnent les sourdes latences, les inclinations sauvages de son moi inférieur.
Il est figé sur place par les cris, les onomatopées, les imprécations proférées par ces êtres qui le cernent étroitement. Et quand leurs propos deviennent intelligibles, ce ne sont que phrases chaotiques ou triviales et paroles de dérision.
Des volutes spectrales naissent encore. Les démons foisonnent, vocifèrent, se font de plus en plus menaçants. Le poète est conscient de sa vulnérabilité mais il ne se laisse pourtant ni épouvanter ni égarer par cette fantasmagorie infernale dont il connaît la nature illusoire.
Eviter l’ivresse que pourraient provoquer les effluves abyssaux de son moi et fuir la fascination des reflets inversés du Verbe, telle doit être sa ligne de conduite. Aussi reprend-il sa marche téméraire. Parmi les spectres glaçants et les monstres hybrides qui le défient, il lui faut maintenant détruire d’abord les formes trop adombrées d’aveuglante négation, puis tenter de régénérer les moins pernicieux de ces simulacres, tout en extrayant les quelques paroles de Vérité encloses dans la gangue bitumineuse de leurs dires.
Durant cette épreuve mystériale, le poète conquiert les plus bas niveaux bio-mentaux où fuse le langage inversif qui surajoute les caprices des puissances d’illusion de l’infra-humain à l’opacité matérielle. Dans le dédale du tréfonds de lui-même, il a affronté et exorcisé ses démons, décanté leur tumultueux discours. Ayant séparé le subtil de l’épais et purifié les forces inférieures de la parole, il pourra orienter celles-ci vers le pôle d’en-haut.
Graduellement, le poète sort de l’antre des limbes. Il voit poindre au loin de sereines lueurs jusqu’alors insoupçonnées. L’œuvre au noir, sans lequel nulle transfiguration n’est possible, a été accompli. La « nuit obscure » débouche sur l’ « aube dorée ». Voici le seuil du monde spirituel. On y célèbre à présent le mariage de l’enfer et du ciel.
III
Le poète vient de surgir dans la coruscante clarté d’un abîme supérieur infini.
L’éblouissement dissipé, il découvre qu’il est parvenu au sommet de la montagne recélant en ses flancs les enfers qu’il vient de parcourir.
Après la traversée du chaos subconscient, après la mort initiatique, c’est la résurrection dans l’embrasement harmonique conféré par le soleil spirituel.
Ayant désormais accédé à une plus haute octave de réceptivité subtile, le créateur sera régénéré par l’essentielle parole intérieure. La communication a été rétablie avec l’élément surnaturel, supra-humain, qui réside en sa personnalité. La superconscience est atteinte. Peu à peu, le Soi se révèle et illumine la conscience ordinaire.
Le poète se trouve au centre d’une immense sphère de lumière blanche et ce feu cosmique se fait Verbe.
Voici que s’élève de nouveau la Voix qui prononça les premières paroles de la Création, celles qui firent se diffuser victorieusement la lumière parmi les ténèbres et naître le cosmos du chaos primitif. Jaillissant et pur, le divin murmure dispense à l’esprit du poète sa résonance féconde.
La radiance du Logos, vibration descendant des plans supérieurs, énergie issue du cœur flamboyant de la Divinité, s’est enfin manifestée pleinement. Son incarnation dans l’œuvre poétique sera sans doute imparfaite mais elle portera tout de même le sceau de la Réalité suprême et rendra témoignage de son origine transcendante en laissant apparaître des éléments de symbolisme traditionnel et les traces d’une sagesse fondamentale.
IV
Mais le poète ne saurait s’enfermer dans l’enceinte de l’intériorité. Sa vie psycho-spirituelle bouillonne de tout ce qui pénètre en elle de l’univers extérieur. S’il se détourne momentanément de l’exploration introspective pour s’ouvrir au monde de la manifestation et devenir intensément réceptif à ce qui l’entoure, il cherchera à communier avec l’invisible à travers le visible. Et ce sera là une occasion nouvelle de capter les messages du Verbe. En effet, celui-ci anime secrètement de sa vibration le macrocosme ; par lui tout existe et sans lui rien ne pourrait subsister.
Cette énergie vitale du Logos s’exerce dans la nature au moyen de l’Esprit Universel, médiateur entre l’Un incréé et la matière grave. Cet agent mi-corporel, mi-spirituel se diffuse dans les moindres parties de l’univers dont il maintient l’harmonie. Il met les êtres et les choses en communication ; il est aussi un lien entre l’homme et les puissances des plans subtils. C’est par son truchement que tout signifie et que tout parle à l’âme du poète, à condition qu’il ait su, par le sentiment et l’intuition, s’accorder avec l’état vibratoire de cet océan de force éthérique qui bat sous l’écorce des apparences.
Quand il a ainsi pénétré le spirituel par le moyen du sensible, le poète, imprégné de la valeur cachée du concret, saisit l’essence du phénomène et découvre l’éternel en chaque chose périssable. Il échappe aux différenciations et aux limitations de l’espace et du temps. Ayant atteint la conscience cosmique, il est devenu un avec tout ce qui existe.
Dès lors, le Verbe effusé dans le macrocosme sous les espèces de l’Esprit Universel s’insinue au centre de lui-même et y retentit clairement. La conjonction de l’absolu et du relatif tend à s’accomplir en son œuvre ; il est celui par lequel parlent non seulement l’étoile, le cristal et la mer, l’arbre, le ruisseau ou les bêtes, mais aussi toutes les forces divines en action dans la Nature.
Une telle expérience ne peut être réalisée que grâce à l’imagination créatrice qui brise les cadres logiques et contraignants de la conscience ordinaire, guide la perception par-delà le sensible et fait jouer le déclic des analogies. Elle confère ainsi à l’artiste la liberté nécessaire à une mise en rapport toujours plus étroite avec l’Esprit Universel, véhicule du Logos. Par l’intermédiaire de cette faculté, la Parole immanente, qui est l’une des sources de la transfiguration poétique, sera fixée dans des images qui manifesteront les formes archétypiques et les signes sacrés.
V
Durant la phase de la composition au cours de laquelle il approprie les mots, le jeu de leurs rapports et les lois de leur agencement, à ce qui lui a été inspiré, le poète est encore amené, par cet exercice même, à poursuivre plus avant sa quête du Verbe.
La fonction utilitaire du langage, sa mise au service des nécessités humaines les plus immédiates et des réalités vulgaires, lui ont fait subir une dégradation qui a amorti sa résonance sacrée. Pourtant, quoique très occulté, le Logos est contenu même dans la locution la plus usée.
Le travail d’expression consistera à dépouiller le langage de ses impuretés pour faire jaillir la charge spirituelle qu’il recèle en son tréfonds. Il y a là une similitude avec le Grand Œuvre hermétique au cours duquel l’alchimiste ouvre la vile et grossière matière première, car une passive substance mercurielle y emprisonne le Soufre pur et actif, qui n’est autre que l’étincelle divine.
Le poète, quant à lui, s’efforce de recueillir le sang igné du dragon de la parole. Il dissout le commun idiome puis coagule un peu du Verbe essentiel que contenait cette masse ténébreuse. Il spiritualise donc la matière du langage afin de mieux en matérialiser l’Esprit.
Ce processus s’accomplit principalement par la restauration de la vertu incantatoire des vocables et des structures syntaxiques, la mise en évidence des rapports analogiques les plus subtils grâce aux métaphores et autres figures stylistiques. Y concourent aussi l’entrelacement insolite ou le choc des mots qui contraignent ceux-ci à rompre avec une finalité banale pour exprimer des valeurs profondes et exaltent leur puissance suggestive, l’emploi de l’allusion et la création d’une architecture rythmique.
L’ensemble de ces opérations amène l’œuvre à cristalliser un aspect du divin. Elle devient le clair miroir de l’Unité rayonnante où les contradictions se résolvent harmonieusement dans l’Amour. Ce langage sublimé ouvre une voie vers l’état d’Eveil, car il possède un pouvoir de transmutation spirituelle qui peut agir à la fois sur le poète et le lecteur.
VI
De même que le silence du Moi est au principe de l’art poétique, le silence du divin est à son terme.
Ecrire, c’est lutter contre l’indicible ; cependant, au plus intime d’elle-même, l’écriture porte toujours, hiératique et créateur, l’Ineffable.
Le dessein final de l’art consiste à faire surgir et à rendre intensément sensible, par l’intermédiaire des mots, des images, des accords, des harmoniques mis en œuvre dans le poème, le silence particulier qui est un attribut de l’Inconnaissable, du « Nihil » des anciens philosophes. Ce « Rien » a évidemment une signification bien différente de celle qui lui est couramment attribuée. Il désigne le Principe impersonnel divin, sans limite et sans cause, qui ne ressemble à rien d’autre dans l’univers car il surpasse nos concepts finis, n’étant ni être ni chose : l’Aïn Soph de la Cabale, le Parabrahman du Vedanta, le Vide taoïste.
L’objection selon laquelle la poésie et la mystique seraient d’essences différentes, car la première tendrait vers le dire et la seconde vers le silence, est erronée. Lorsque l’art poétique est conçu comme une liturgie ayant pour finalité l’immersion dans le torrent lumineux de l’Universel, il ne peut, en sa culmination, que suggérer le silence en tant qu’expression de l’Absolu. La magie de l’écriture éveille alors cette même parole silencieuse qui s’élève au moment de l’union mystique.
Ainsi, à travers le poème, par ses gradations de sens et l’envolée de sa musique, la sente initiatique du Verbe s’élève-t-elle du silence humain au divin silence.
Février 1979