LA ROUTE DES AMANDIERS
Voici une Andalousie à ma manière, loin de tout folklore et lieux communs, fruit de mes carnets de voyages de 1990 à 2012. C’est une rencontre avec les sierras, la mer, les villes un court instant habitées où plus longuement vécues. C’est aussi une manière d’approfondir, de rechercher, de tenir compagnie à la beauté d’un lieu que l’on a choisi.
ANDALUCIA
ALICANTE
Soleil doux et frais
et lignes de palmiers
face à la mer
dans le sable blanc
dans la sécheresse tendre
Alicante ville ouverte
à l’aile des mouettes
le long du paseo frais
près des îles flottantes
des cargos méditerranéens
Un peu plus loin
au-delà du fort
couleur de miel
les avions descendent
dans un rayon doré
LA HUERTA VERS MURCIE
Dans la fumée des usines
dans la fumée des orangers
dans la brume des rios fantômes
va la huerta
Et le long de la route poussiéreuse
cheminent aussi
les villages lépreux
fatigués
meurtris par l’incessante
ronde des camions
*
Où sont les maisons blanches
l’ombre des arbres frais
ces rêves du sud
si doucement polis
à l’instant où l’affiche se déchire
et où le goudron
étouffe le jour
*
Simple détour pour cueillir
sur la route de Lorca
et de Granada
des oranges et des citrons
Ils sont au creux de la main
enrobés de chants d’oiseaux
abreuvés par l’eau plombée
et les trèfles hauts
aux tiges amères.
*
Loin d’ici un hiver sans fin
jette son crachin
sur les terres soumises
Loin d’ici le vent
écrase racines et serres
Loin d’ici l’oiseau est muet
sans désir de nid
Loin d’ici le printemps
est encore ferré dans l’erreur
*
Sous l’amandier tiède
riant de l’aride et rouge
versant de la sierra
j’écoute le carrefour
des routes de l’enfance
le chant des oiseaux revenus
je respire
l’odeur blanche
où bourdonnent les noires abeilles.
CHANSON À LORCA
Où courez-vous
lune blanche
et palmier noir ?
Sur la route brûlante
dans la rumeur
des insectes fous
Où courez-vous
les yeux ouverts ?
À la forge
à l’enclume
pour les colliers
de pure étoile.
*
Quand ma main va à l’orange
dans le soleil du matin
se rencontrent deux tendresses
deux vérités du monde
où la couleur et le désir se mêlent
Et le plaisir écoute la couleur
toutes les sources confondues
quand ma main va à l’orange
lèvres et dents
lisent la fraîcheur de la nuit.
*
Et toi oiseau
soudain pris en plein vol
par le chant
Soudain perdu dans la trajectoire
soudain à demi fou
traversé d’une légendaire étoile
oiseau privilégié
gorgé de neige et d’amandes
es-tu certain
d’être au centre du destin ?
*
Barrage à l’azur
dans l’aube claire
sur la route des suds obligatoires
ligne folle
où court le destin
à travers la palmeraie
l’oliveraie
les amandiers
entre les labeurs noirs
et la caresse de tous les berceaux
CHANSON À LORCA
Sous le laurier blanc
quelles rencontres !
Entre lune vibrante
et eau de rêve
Entre le galop
et la rosée
Entre la lèvre sereine
et le cri déchiré
Sous le laurier
quelles rencontres !
*
Halte entre Murcie et Lorca
pour écrire
ces choses blanches et brunes
pour saisir au filet
le premier acte du printemps
pour le reflet de l’eau
déjà trop verte
pour la frontière déjà si incertaine
pour le fruit déjà trop mûr
Pour la promesse d’Andalousie
*
Lumière cruelle
meurtrière pour les fleurs
pour le chemin.
Assis sur le seuil
d’une petite maison de brique
sous une treille naissante
près d’une touffe
de géraniums bleus
j’écoute les arbres
rassemblés alentour du puits
Quel est donc ce pays
dont les guetteurs fleurissent
et qui va
au fil des collines
dans d’imminentes conjugaisons.
*
Au-dessus de Lorca
la route s’élève
dans des collines liquides
flottantes
et comestibles
Tout n’est qu’éveil
habit de fête
les iris brodent les chemins
le soleil éparpille les ondes
Tout n’est que pudeur.
VELEZ RUBIO
Nouvelle halte
au milieu des pétales
et des abeilles
près des géraniums rouges
et des sarments fragiles
Nouvelle halte
contre le miroir d’un mur
dans le vin noir de Murcie
*
Après la splendeur meurtrière
des amandiers
s’ouvre un vaste désert
de vent et de pleurs
une illusoire scène
où se grave un lamento minéral
où la trace hésite
entre la faim et la foudre
où la steppe et la lande
mêlent leurs vertiges
au moindre signe des étoiles
le fil bleu de la sierra
cesse de dénouer la fragile douleur
et l’ordonnancement inouï.
*
Je marche face au vent
et au chant des alouettes
Le chacal au ravin
miaule sa colère
L’air éparpille tout
Me retournerai-je ?
quelques pierres dressées
fermeraient le passage.
PURULLENA
Quelques mots ce soir
pour la première nuit andalouse
pour ce village surgi de terre
pour cette transparence
le vent froid éparpille la fumée de bois
et
dans la rue sombre
des enfants se moquent
Passe un avion
entre l’Afrique et l’Europe
et leurs regards se perdent
La nuit de la terre
doucement se referme
La sierra Nevada
fugitive et blanche
résiste à la lisière du monde
Les enfants andalous rient encore
avec le même sang qui jadis
emporta les cavaliers morts.
CHANSON À LORCA
Où ai-je mis
la clé de la prison ?
Là sous l’herbe verte
la menthe et le trèfle
sous le rosier de Cordoue
sous le lilas de Grenade
Où ai-je mis la cloche
pour parler au vent
aux licornes
aux flammes de la pinède ?
sous le rosier de Cordoue
sous le lilas de Grenade
Où ai-je mis mon cœur ?
sous le rosier de Cordoue
sous le lilas de Grenade
en ce pays
où le fleuve est un songe
*
Dure étape que celle
arrachée à la pente
à la folle érosion
au fabuleux vertige
Dure étape que celle
de la ravine bleue
de la lumière médiane
et du parfum qui saigne
Dure étape que celle
d’une folle cavalcade
entre steppe et sierra
et avalanches tropicales
Entre le sapin du Nord
et le bananier violet
les épis les écailles
le vent couleur de miel
Dure étape près du rio Verde
à l’eau pleine de paille
où de grands chiens évidés
viennent boire
GRENADE
La brume efface Grenade
et les larmes sont séchées
qui donc à cette heure si fraîche
oserait refaire le monde ?
*
En plein cœur du Généralife
dans une allée d’ifs noirs
deux merles dorés
parlent de l’histoire perdue
Quelle était celle
si diaphane
pareille au givre
qui but les larmes du destin ?
Dans l’allée d’ifs noirs
deux merles s’envolent
dans un soupir
*
Quelques oiseaux
annoncent le soleil
à la brique gelée
Le jet d’eau hésite
et la fenêtre penchée sur la ville
semble encore endormie
ô falaise ocre
ô petite chute d’eau
ô désastre des tranchantes ailes
Dans les buissons repus
les anciens drames s’ennuient
Nul autre que le printemps
ne sait
d’où viendra la nouvelle.
CHANSON A LORCA
Mêmes silences
mêmes absences
où donc as-tu semé
les graines rousses ?
Une large feuille imaginaire
se penche sur ta rêverie
et
le théâtre murmurant
n’arrive plus à manger l’ombre
Où donc as-tu semé les graines rousses
et
près de toi
Federico
comme une aube
qui précède la nuit.
ALHAMBRA
La lourde cloche rappelle
la rupture et l’effroi
À l’heure où le millénaire se brisa
la ville changea de maître
où la couleur devint linceul
Les lions de pierre
ne dorment plus
Pas plus que les roses
*
À Granada la vagabonde
chante un coucou
À Granada la vagabonde
l’alphabet est froid
À Granada la ruisselante
la fille sèche ses larmes
À Granada de la montagne
il n’y a plus d’arc-en-ciel
À Granada la ruisselante
le vent tourne en rond.
*
Longues traversées
vagues d’oliviers
– bêtes grenues et ombres –
têtues comme des taureaux
rassemblés pour gravir
les longues collines ocre
Longues traversées
en quête de secrets émeraudes
Grenade s’est perdue
dans ses ruelles sombres
ses marchés fréquentables
et ses jeunes filles si humaines
À chaque instant
le langage poursuit la traversée du temps
Ici se fendent tous les alliages
tous les désirs de langues.
Nul
ne peut regretter
le vif de la route.
TORCAL
Montée à Torcal
dans la nuée de fin de jour
Se dressent les chutes cruelles
les paroles blanches
les labyrinthes en ruine
Les cimes pleines de fièvres et de griffes
Comme si des dieux furieux
avaient peuplé le vertige
comme si les fruits
n’étaient plus en connivence.
CHANSON À LORCA
Était-ce Grenade
ou la cavale
(alanguie entre les seins)
qui parlait à l’aube
parlait sans cesse de la mort ?
Était-ce Cordoue
ou la colombe
(odeur de menthe sauvage)
qui parlait à l’aube
parlait sans cesse
de citron vert
Était-ce Séville
et l’alouette
(miroirs dans les jardins)
qui parlait, à l’aube
parlait sans cesse
d’amour et d’Amériques.
*
Villages de feu blanc
– comme Alora –
fixés du ciel de la sierra
comme le rêve d’une musique
comme un murmure de l’eau
Autre village de feu blanc
– comme Antequera –
au symbole de lune
plein du hasard des oiseaux
limpide comme un cœur
Villages de feu blanc
– comme Casarabonela –
au cœur du voyage
à l’olive fondante
à la façade de craie
où s’ennuie une vierge
Villages de feu blanc
écris avec le travail paysan
avec la peur au bruit liquide
avec les oiseaux de la migration
Villages de feu blanc
d’où vient cet âne qui se moque ?
ALORA
Matin un vrai matin
dans ce café andalou
fenêtre blanche fenêtre verte
dans la rue rétrécie
balayée par la nuit
C’est dimanche
les hommes fatigués se sont rassemblés
près du canari
ils parlent plus fort que lui
et la musique aigrelette
annonce la fin de la partie
Et la mort est là
entre deux murailles de violence
dans le silence exécuté
Où donc s’est-il perdu
l’humble regard
le fugitif renoncement ?
*
Après-midi sous les oliviers
sur un tapis de marguerites
Chants d’oiseaux
pépillements de papillons bleus
olives peintes
de toutes les arabesques
de tous les sommeils mauresques
de tous les golfes du monde
de tous les silences herbeux
Ici le temps coule vert
(le vert des collines tendres
le vert de l’eau fertile
le vert de l’ombre le vert de la soif)
Jaune
(celui du cœur des marguerites
des trèfles drogués
des poèmes de Garcia Lorca)
Blanc
(le blanc des haciendas
le blanc de la jeune femme si près du plaisir
le blanc de ma neige)
Après-midi sous les oliviers
sur un tapis de marguerites.
*
Petit village de Casa
trop lumineux peut-être
trop éclos
trop pentu pour la nuit
avec tes fleurs de vent fou
qui va
de terrasse en terrasse
remuer le linge léger du désir
Où donc ai-je vu
cette étrange statuette ?
Olivier d’opium
au large cœur tourné et torsadé
sur une si lointaine histoire
– sur tous ces cavaliers de sang noir –
creusant la nuit
livrant une à une
les paroles de ce monde
les rencontres exactes du voyage.
CHANSON À LORCA
Es-tu au frais jardin
fille de demi-lune
le sein corail
et la bouche d’abeille
À rêver d’un ciel fugace ?
Es-tu à la terrasse
à caresser les coquillages
et le collier des jours
et les perles anciennes
et le flanc noir du temps ?
Es-tu à la rivière
à effacer
ta peau de veuve ?
*
J’ai trouvé
au pied de l’olivier
(tronc et fruit de l’âge)
des asperges sauvages
au goût frais.
Une buse est passée pleurant
sa part d’ombre
retournée en terre
Nul autre passage
sinon le vent de mer.
EL BURGO
Lumineuse et nue
foisonnante d’imaginaire
près des pierres cruelles
entre les épineux
et la plainte des chevreaux
dans le crissement des pierres
et des oiseaux
dans le vent froid vers Ronda
dans la fumée naissante
J’ai rassemblé mes messagers
ceux de Séville et de Cordoue
ceux qui savent encore aller
du savoir au savoir
du rêve au rêve
de la pluie à l’île des nuages
des mains à la nuque naissante
ceux qui savent se jouer des frontières
ceux qui savent ce qu’une ville prise veut dire
Ceux qui ce soir me parlent d’avenir.
RONDA
Comme une ville arabe
limpide et blanche
sur sa falaise balafrée
Comme une nostalgie
à la langue liée
laissant pleurer les corneilles
dans le va-et-vient du vertige
Tout en sachant
que la triste ronde
est près du moulin
tout en bas dans le ravin.
EL BURGO
Façade bien blanche
porte de bois bien verte
volets bien calligraphiés
et tout ce petit monde
descendant vers le rio Guada
derrière les fillettes
allant à l’école
derrière la vieille
allant boire son lait
derrière le cheval
allant à la fontaine
Et je sais
que de jeunes amandiers
ont fleuri pendant la nuit.
*
La noche
en rond
près des oliviers
et des chardonnerets
comme des fruits
aux arbres prodigieux
Près des touffes de vent blanc
et des iris du ras du sol.
*
Plongée imaginaire
dans le monde d’El Andaluz
au carrefour de ces sentiers
parcourus par les cavaliers
couleur ocre de la steppe
et de l’émir de Séville
Tandis que chante le passereau
et que le rameau d’olivier
se repose à l’ombre de l’histoire
*
Le vent tourne et retourne
sans jamais offrir la moindre pluie
dans la vallée épineuse
Ici de toutes petites voix
au ras de l’herbe folle
dans l’évidente tendresse
des nourritures vives
et des prunelles au geste d’écume.
Ici près de l’aloès
le centre du monde.
*
Une ombre passe
aile de buse comme un regret
comme un appel
Du fond de la vallée
s’échappant du cercueil
une petite maison blanche
– enclos de résine
et angoisse abolie –
file vers le grand vent
où crissent les eucalyptus.
*
Et soudain
la folle sauvagine courant au ras du ciel venté
comme si la rumeur atlantique
jouait ici aussi
des harpes d’Écosse ou de Galice
et de ces ajoncs de légende
fleuris dans la lointaine Irlande
*
Après Cortes de la Frontera
– cette frontière sans cesse vibrante –
le grand vent secoue
les eucalyptus débraillés
et les nuages affolés
mordent à rebours la sierra Ubrique
Dans un enclos
des vaches brunes aux grandes cornes
parlent sans doute de pays nouveaux
et d’atlantides
entre deux goulées de pollen.
ZAHARA
Soleil tout neuf
premier regard sur un mur
aucune ombre ne passe
Café solo
au zinc d’un bar
cérémonial
d’un nouveau songe
dans un matin d’exacte légèreté
*
Décision d’abandonner les perles atlantiques
Cadix et sa brûlure
le désir l’éparpillement
Direction Cordoue.
Les sierras ne sont plus
qu’une improbable brume
La terre s’est endormie
et quelques hérons veillent
dans l’infinie solitude des couleurs
(mauve, ambre, vert soie, aile de serins)
et des haciendas aux portes d’amphores
avec ces chemins de terre
qui mènent aux festins de barbarie.
À cet instant j’ai vu
dans le ciel décidément bien bleu
une toute petite colombe
aux ailes d’olivier
prendre son envol du côté de Cordoue.
VERS CORDOUE
Course facile
voltige de glaise
le galop traverse l’histoire révolue
les messagers arrêtent leurs chevaux
et s’abreuvent
au grand fleuve des âmes
Combien se sont perdus
dans ces villages à couleur de narcisse
à patience d’iris
non loin des murs de Cordoue
dans la boue du Guadalquivir.
*
Rêverie autour d’un roman futur
à l’instant où le monde se brise
où le cristal n’a plus de langue maternelle
où la femme hésite entre la mort et la morsure
quand l’alcool n’a plus
le goût des oranges d’aube
Quand l’homme ne peut plus retenir
l’eau le vent les fleurs
le fleuve
le vol migratoire
*
Longue traversée de plaine
vers Ecija la mordorée
dans le soir sableux
dans le monologue de l’orage
et les clochers recuits
*
Cordoue
au bout de la plaine damée
dans le vent plat
et les ailes ambrées du silence
Cordoue aux plaintes de boue
déchirée par l’odeur des jasmins
les pointes de cuir
les pleurs des tourterelles
Cordoue la rose noire
Deux amants
près des galets pointus
empoignent la nuit.
CORDOUE
Humble et premier regard
au matin sur les murs lépreux de la Mezquita
(blocs romains dit-on si près de l’hôtel)
à l’heure où les oiseaux du fleuve
sèchent leurs ailes
*
Dans la mosquée presque la nuit
mais aussi le soleil jaune du Guadalquivir
le marbre lisse
pour toutes les écritures
l’arche pour toute une forêt de soleil
toute une fontaine de voix
ici le temps n’est plus vide
les losanges ne sont plus liés
Silence et froid intérieur
où donc est née cette source si fertile
et ces fuites de pierre
et quel est ce langage
Ici à tout instant on est au centre
et ce n’est pas un rêve
*
Émoi
qui donc a bougé ce jour
les grilles du ciel
*
Dehors paix et balbutiements de patio
battements d’ailes de pigeons
palmiers orange et rumeur espagnole
église et mosquée
vide stupéfiant et baroque outrageux
une jeune femme glisse sur les carreaux
humilité et étonnement
des moineaux rassemblés par l’ombre
se battent pour dormir
des chouettes miaulent dans la poussière
*
Difficile de refermer la page de Cordoue
Quelle est donc cette ville
qui parle à l’intelligence du monde ?
Pourquoi ouvre-t-elle
ce trajet sans retour
cette voie onirique et violette
vers un temps devenu plus urgent ?
Et comment peut-elle voiler la conscience
vers cette étrange clarté
cette rencontre de la tendresse et du savoir ?
MEDINA AZAHARA
Les taureaux noirs
ne bougent pas dans l’air torride
Dans leurs jarrets
bat un cœur de charbon
Rien qu’une étincelle
sans sommeil
vers les rois de Cordoue
et leur ville charnelle
ruine semée d’asperges
et de céramiques éteintes.
SIERRA MORENA
Un instant dans la pénombre
la sierra Morena
propose une autre nuit
au goût de résine et de pomme
au pelage de daim
Des nostalgiques de l’ordre brun
portent les fusils comme des guitares
et devenus chasseurs
se glissent dans l’ombre défaite
d’une vierge défunte
Au matin pourtant des enfants rieurs
traversent le territoire
sous l’œil intelligent
de chevaux blancs au profil de neige
*
La sierra Morena abandonne un à un ses secrets
ses perdrix prêtes à l’envol
ses cerfs mystérieux
retenus par l’herbe tendre près du ruisseau
*
En un seul envol la forêt se dissout
et la lande primaire
les gros blocs de granit
se laissent envahir
par des cohortes d’oliviers
Des gitans nettoient le sol
ramassent les fruits
Un torrent n’arrive pas à quitter
les pierres rondes où sèchent des draps.
*
Peut-être la dernière lumière d’Andalousie
le dernier coucher du soleil
aux teintes sanglantes de fin du monde
la dernière respiration
La route file vers l’hiver
contre le fil de l’eau
contre le rêve
ici aussi le Guadalquivir
draine l’imaginaire
*
Quatre Espagnols
à la table d’à côté
jouent aux dominos
et la corne frappe le bois
et choque les paroles
La nuit est tombée
rapide et bleutée
De l’autre côté de la route
la fonda garde la chambre la nuit.
ANDALUCIA
Pays
incertain à la brume de fin d’hiver
vif au geste bleu
assoiffé d’une cruelle tendresse
*
Déjà se referment les images
déjà s’abolissent les angoisses
les fins de jour périlleuses
les aubes de fleurs d’amandiers
Pays qu’une étrange histoire
livre au rêve du monde
*
Dans cette petite ville (Arroyo del Ojanco)
dans le silence végétal
devant le vin de la Mancha et les olives fraîches
un pays comme un joueur de cartes
laisse tomber ses derniers mystères
Les sierras bleues d’abord
les villes si fécondes
et tous ces guadais
Guadarranque
Guadalete
Guadalevin
Guadalhorce
Guadalgazule
et bien sûr celui qui efface la poussière
celui de toutes les frontières
celui qui irrigue l’imaginaire
le Guadalquivir.
Il est midi près de Valence
loin du dernier village blanc.
Février 1990