La rue infinie : entretien avec Jean-Marc Barrier

Maintes fois différée – le festival Voix Vives est lieu de multiples rencontres et distractions – l’entretien souhaité avec Jean-Marc Barrier aura finalement lieu dans l’ombre fraîche de La Maison Verte, en lisière de la place des éditeurs, à Sète, où grouille une vie dédiée aux livres et à la poésie.

Je lis Jean-Marc Barrier, poète et photographe, depuis que j’ai rencontré son deuxième livre, Virga, je le suis à travers la très belle collection Fibre(s) qu’il dirige aux éditions La Tête à l’envers et ses livres de photos et poèmes aux éditions phloeme -  mais il est aussi graphiste, peintre, animateur d’atelier d'écriture, et co-animeur de l'émission de radio 'Les arpenteurs poétiques' sur RPH Radio Pays d'Hérault. Personnage multiple à l’apparence tranquille d’un sage dont le regard clair vous accueille autant qu’il vous interroge, il a déjà donné à  Recours au Poème un très bel entretien où il parle de poésie, mais il reste un grande part de mystère autour de la façon dont il articule ses activités artistiques et ses vies multiples. C’est autour de son dernier livre, La Rue Infinie, aux éditions Phloeme, que nous les avons évoquées.

Jean-Marc Barrier | Entretien avec Marilyne Bertoncini, Sète, juillet 2021 

Les vies multiples, la photographie
Le chemin vers ce livre
Dans le livre, cette phrase : « et l’être large se tient dans le multiple et la séquence. »
Je vois aujourd’hui comme ce livre est né de mes vies multiples, des choix et des pulsions qui ont bâti à la fois mon itinéraire et mes mémoires feuilletées. 
Dans ma jeunesse, trois années de vie monastique m’ont permis de me décaler des programmations de mon milieu d’origine pour faire des choix personnels et éclairés, notamment ce choix des études de peinture aux Beaux-Arts de Lyon, puis fut le temps de choisir de vivre ma vie d’homme plus largement, et celui d’assumer pleinement ma vie de père de famille, et donc de cesser de peindre pour être graphiste et avoir des revenus plus assurés et réguliers. Ce fut un choix évident et clair, qui avait du sens, mais où j’ai perdu le fil de mon aventure picturale. Alors s’est glissée la pratique de la photographie, comme espace de liberté, comme créativité hors commande…
Et lors de mes je voyages ou promenades, j’ai vite pris ce goût de ramasser des peintures perdues, ces images frontales d’actes artistiques spontanés ou involontaires, que je cadre, que j’ai envie de garder – et envie que d’autres personnes que moi les voient.
Les « peintures perdues »
J’ai compris plus tard qu’en gardant ces œuvres humbles, destinées à disparaître, en leur donnant un autre statut, une autre audience, je me relevais de la perte de la peinture, je réparais quelque chose en moi. C’est un phénomène assez proche du bienfait que donne l’écriture poétique : le retournement d’états émotionnels en un acte créateur qui change tout.

Jean-Marc Barrier, La Rue infinie, éditions Phloème.

Depuis quelques années, à la retraite, j’ai commencé une autre vie, j’ai repris la peinture – je suis un ‘jeune artiste’, en fait – je suis allé vers l’encre et l’encre brodée, des grands formats où je retrouve l’instinct, la pulsion, la spontanéité dans le geste et où j’aime réunir sur les grandes feuilles deux temporalités : celle de l’instant et celle de la méditation (celle de l’encre et celle de la broderie), qui se musclent ainsi l’une l’autre, pour manifester peut-être comment vit en nous simultanément l’enfant libre et l’être en quête de sagesse.
Et puis j’écris. Depuis 2009, j’écris des poèmes.
Le rapport au livre, à l’écriture
Le livre, le premier voyage
Dans ma jeunesse, les livres m’ont ouvert le monde, la rêverie fut chaude sur toutes les possibles manières de vivre, sur l’esprit d’aventure, sur les géographies physiques et mentales. J’ai adoré lire, à commencer par Tintin, puis Jules Verne, puis tant d’autres…
Le premier voyage fut le livre. Il reste un voyage continu et enthousiaste, un objet parfait et plein de promesse, dont principalement celle d’aller sous la surface des choses bien lisses, de révéler les vies et les espaces intérieurs. La lecture renouvelée d’Exercices de style de Raymond Queneau, trouvé dans la bibliothèque de ma mère fut une révélation,
Le langage pouvait donc se moduler à ce point… et plus tard Le rivage des Syrtes de Julien Gracq fut un choc esthétique, je me souviens l’avoir distillé à raison de deux pages par jour pour faire durer le plaisir.
L’écriture est née de la lecture, car je me suis nourri de lecture, romans, essais, poèmes…
Les dix années passées à Lyon, avant mon arrivée dans le sud, furent peuplées de poèmes. Je me consolais à la poésie, mais surtout j’y trouvais la vitalité que j’aime, l’invention, la sensibilité que j’aime. Mon chemin poétique avait commencé avec Rilke lorsque j’avais 20 ans, puis les figures qui m’ont entrainé dans ce monde furent Paul Eluard, Pablo Neruda, Octavio Paz, Antonio Ramos Rosa, Luiza Neto Jorge, Claude Esteban, puis tout s’est ouvert… mais je n’écrivais pas. Je lisais.

Jean-Marc Barrier, Biographie, encre brodée 40x40 cm, exposition Les Pluies intérieures, Pézenas.

L’écriture
C’est un événement, un choc dans ma vie, qui me jeta dans l’écriture. Ma vie a changé – et j’ai aimé ce qui venait. Un jour à Pézenas, j’ai poussé la porte de l’atelier d’écriture de Jean-Marie de Crozals, et je suis tombé dedans, littéralement. J’étais bien chargé par tant de compagnonnage avec les poèmes…  soudain, j’ai écrit. Petit à petit, j’y ai appris que l’on écrit un poème par fléchissement plus que par ambition, et que rester au plus près de l’émotion brute et non déguisée est le meilleur moyen d’activer une écriture inventive. On ne va pas de a à b pour signifier, pour transmettre, non, on va de a à g ou w car le vif a cette mobilité qui traverse les lobes, les conventions, les calculs.
Avec le temps, dans l’amitié d’autres poètes, ou avec la confiance d’éditeurs, j’ai aimé mettre au service de l’édition mon savoir-faire de graphiste – qui s’enrichit de mes pratiques artistique et poétique. 

Jean-Marc Barrier, Virga, encre 56x76 cm, exposition Les Pluies intérieures, Pézenas.

Quand les livres naissent
Les livres semblent naître de la vie. Je ne décide pas de faire un livre. Je vis, fabrique des images, observe, capte, traverse des expériences, j’écris… et un jour un livre apparaît.
Ma gratitude va à Michel Fressoz, des éditions des Cent regards à Montpellier, qui le premier a fait exister mes livres : La traversée (2011), puis Virga (2018). Et à Jean-Pierre Védrines de la revue La main millénaire, qui publiant mes poèmes à chaque numéro, m’a tiré en avant vers mon écriture actuelle.
La collection fibre.s
En 2020, Dominique Sierra m’a confié une collection que j’ai pu inventer selon mon envie, la collection fibre.s aux éditions la tête à l’envers. Je suis plein de gratitude pour la liberté et la confiance qu’elle m’offre. 8 titres la composent actuellement et nous en éditerons 4 par an. C’est passionnant pour moi de créer des diagonales entre des textes et des images, un.e auteur.e et un.e artiste, et d’explorer toutes les couleurs des liens et écarts entre texte et image, où s’active un troisième temps poétique pour le lecteur, selon son imaginaire.
Avec les éditions Phloème
Lara Dopff, des éditions Phloème, a édité Ailleurs debout. (2019) puis La rue infinie paru en juin 2021. Grand bonheur. Quand un livre est juste pour soi, qu’il est comme nécessaire, on le sent, et c’est une joie de se sentir ainsi ‘aligné’. Je lui suis très reconnaissant également de m’avoir laissé inventer la forme du livre – que je voulais clair, amical, et symboliquement apte à trouver place dans un sac à dos de marcheur. 
Avant ces livres, elle m’a confié la réalisation d’encres pour un recueil de Jane Hirshfield, et cela m’a permis de relier mon travail pictural au livre, quelle chance. Cet automne, Phloème ré-édite mon recueil Virga (encres et poèmes).

Jean-Marc Barrier, L'Esprit des saisons, encre 50x65 cm, exposition Les Pluies intérieures, Pézenas.

En ce début 2021, j’ai mis au point la ligne graphique des couvertures des éditions Phloème, d’une manière qui prolonge l’esprit originel des reliures à la chinoise, incluant une encre par auteur. J’aime sentir ainsi que mes pratiques diverses convergent, et de participer à la création des livres avec des amis. Gratitude là aussi, et grand plaisir.
Et ce n’est pas qu’une aventure éditoriale, il y a le plaisir de la ‘caravane d’écriture’ et de vie, d’amitié, la belle diversité et vitalité des auteur.e.s.
L’écriture de La rue infinie
Ce livre est surtout une œuvre d’écriture. 
Les photographies sont finalement des œuvres d’anonymes dont je n’ai été que le capteur. J’aime le rapport entre image et texte, lequel naît d’indices que me fournit l’image : des composantes infimes activent l’écriture, me permettent d’exprimer quelque chose de mon rapport au monde et à la vie.

Jean-Marc Barrier, La Rue infinie, éditions Phloème.

Jean-Marc Barrier, La Rue infinie, éditions Phloème.

 

Toutes les couleurs de la vie
Les textes ont pris toutes les couleurs de la vie. Un panneau criblé d’agrafes me permet de parler de ce que nous faisons de nos colères, une madone délavée au fond d’une impasse ouvre une approche ce que nous nommons prière, plusieurs images permettent d’évoquer la frontière de l’intime, de ce qui se garde, de ce qui se partage. Je suis heureux que s’y manifeste également ma part espiègle, car c’est une partie de moi que j’aime, et ces sursauts créatifs captés partout dans le monde suscite cette liberté.
Le livre fait l’éloge d’un art spontané, involontaire – et l’éloge de l’attention, je pense. 
En écrivant sur ces images que je capte depuis longtemps, depuis 40 ans, j’ai pris conscience que ce qui me semblait une passion ludique portait un sens beaucoup plus profond pour moi. Une utopie s’y réalise d’un art sans ego, sans commerce, un don offert et partagé dans l’espace publicDepuis l’homme ou la femme des cavernes qui posa sa main sur une paroi de caverne, nous nous envoyons des signes (de vie) dans la rue infinie du temps et de la géographie. J’aime que la chair des images y résonne à l’intériorité du texte et vice-versa.

 

Le dos des choses
En postface, Lara Dopff m’a posé des questions qui m’ont amené à une dimension quasi-philosophique. Cela rejoint mon ressenti de l’écriture poétique : c’est pour moi un acte éthique. En quittant les formulations usées et convenues, en traçant aventureusement des sentiers inconnus dans la syntaxe, les vocabulaires et les rythmes, écrire un poème est non seulement une sauvegarde de notre être dans sa vivacité et sa profondeur, mais aussi une retrouvaille avec l’incroyable valeur de la parole et du langage dans notre humanité, qui nous relie à une vie non pas utilitaire et galvaudée, non, une vie de conscience et d’étonnement, pleine de potentialités, qui mérite bien cette langue vivace et puissante.

Jean-Marc Barrier, L'esprit de la musique, encre 50x70 cm, exposition Les Pluies intérieures, Pézenas.

Le phénomène que nous connaissons tous, cette joie du poème, n’est-ce pas ce sentiment que le poème peut être juste, car il exprime notre part ineffable, ce qui est invisible ou indicible, qui nous rapproche de la dimension inouïe de la vie. La langue vivace et déjantée nous libère – nous remet au monde.
La rue infinie, comme Ailleurs debout, est né du sentiment fort que le monde intérieur est aussi vaste que le monde extérieur, sinon plus. Et ce qui circule entre les deux me passionne, où l’image serait l’alter et le symbole, et le texte l’intime et la résonance.
Sous la parole, il y a une autre parole, et il y a dans La rue infinie sans doute un sentiment que dans cette vie étonnante, passagère, notre communauté de destin nous rapproche, et que je serai toujours résolument du côté de ces sursauts de vie, de créativité, de partage très simple et ouvert. Pour boucler sur la phrase du début ce cet entretien, je trouve que chacun est large, multiple, en évolution, et que cela ouvre à une grande écoute, une tolérance où nous pouvons laisser à l’autre ses dimensions et ses potentialités. 
Merci Marilyne. 

Présentation de l’auteur

Jean-Marc Barrier

Jean-Marc Barrier a 68 ans, il vit dans les montagnes de l’Hérault, où il se consacre à l’écriture, au dessin et à la photographie. Il vit ainsi un commencement, comme dans ses années de jeune homme où, diplômé des Beaux-Arts, il se destinait à la peinture. Il anime un atelier d’écriture mensuel, La table d’écriture. Il co-anime une émission mensuelle Les Arpenteurs poétiques sur Radio Pays d’Hérault.
Auparavant graphiste indépendant et enseignant en école d’art, il a réalisé de nombreuses couvertures de livres (éditions Hazan, La Martinière, Chène) et travaillé pour des musées, orchestres, compagnies de théâtre, festivals et médiathèques. Grand marcheur, amoureux des montagnes et des vastes espaces proches des origines, il prépare actuellement une exposition de photographies et textes autour du voyage comme expérience poétique. Certains de ses poèmes ont été traduits en italien, en anglais, en roumain, en croate et en russe.

livres

Tombe la parole | Poème sur des photographies de Nicole Schmitt, 2010, éditions Eole.

La Traversée | Poème et photographies, éditions Les Cents Regards, Montpellier, 2011

Western | Poème, avec une peinture de André Aragon, La voix du poème, 2014

Virga | poèmes et encres, éditions Les Cents Regards, Montpellier, 2018 puis Phloème, 2021

Ailleurs debout | textes et photographies, éditions Phloème, 2019

Noir estran | poèmes, peintures de Géry Lamarre, la tête à l’envers, collection fibre.s, 2021

La rue infinie | textes et photographies, éditions Phloème, 2021

 

livres en tant qu’illustrateur

Feuilles | poème de Brigitte Marmol, encre de Jean-Marc Barrier, la voix du poème 2014

Come Thief, Viens, voleur | poèmes de Jane Hirshfield, éditions Phloème, 2018

L'Hirondelle |texte d'Isabelle Alentour, éditions L'ail des ours, 2021

 

en revues (sélection)

Une partie de Ailleurs debout, traduite en croate, a paru dans la revue littéraire Tema, Zagreb en février 2020.

Poèmes parus dans Vozdoukh tchist(L’air est pur), anthologie en français et russe, 2018 et en russe uniquement dans le livre Anthology of Contemporary Ural Poetry.

Nombreux poèmes publiés dans la revue La main millénaire n° 6 à 18, Lunel, 2011-2018.

2 poèmes parus dans Entre-temps, fragments inexistants, anthologie,et 2 autres dans Les voi(e)x du possible, encres de JM Barrier, éditionsLignes d’Horizons, 2018-2019

Poème paru dans Un rêve, anthologie, éditions de l’Aigrette, 2019.

Poèmes parus dans la revue Décharge, 2020 et 2021.

Prix du poème au Salon Bigouden du livre 2108, Le Triskell Pont l’Abbé.

 

expositions récentes

avec Cioran’ exposition d'encres brodées et lames-poèmes à Sibiu (Roumanie) au Musée d’art contemporain, août 2021.

les pluies intérieures’ exposition d’encres brodées à Pézenas en mars-avril 2021.

la rue infinie’exposition de textes et photographies à la librairie L'annexe à Malaucène jusqu'en janvier 2022, puis à Pézenas en avril 2022

 

concert poétique, cd

Luiza, Luiza ! concert poétique avec Pierre Diaz, saxophones, clarinette basse et electro | poèmes de Luiza Neto Jorge. cd disponible.

 

sites

http://www.jeanmarcbarrier.fr

http://www.flickr.com/photos/autre_rive

http://www.rphfm.org/tous-les-programmes/les-arpenteurs-poetiques/

facebook : Jean-marc Barrier et Poem-Jean-Marc Barrier

instagram : barrierjeanmarc

 

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