Une nouvelle poésie
La nouvelle poésie, selon Pierre Garnier, se définit dans sa dimension visuelle. Cette poétique repose sur la dimension « concrète » du signe, et la notion d’« information esthétique », telle qu’elle fut définie par Max Bense. Le signe, d’autre part, est censé prendre son essor indépendamment des lois de la syntaxe, du discours, ou encore de la narration, dans le cadre de ce qu’il convient d’appeler [1] une constellation (Mallarmé, Gomringer). L’espace de la page, enfin, est amené à se confondre avec un univers où naissent, s’ordonnent et se meuvent des formes, idéalement en dehors des codes traditionnels de la représentation littéraire, et d’ailleurs de toute re-présentation. Toutefois, l’espace de la page, à l’orée de la nouvelle aventure, s’il devient le support d’un texte d’un genre nouveau, demeure encore un support traditionnel : les premières œuvres de Pierre Garnier, en effet, comme ses « Poèmes à Voir » [2] de 1963, par exemple, ne remettent en cause, dans les faits, ni la fonctionnalité de la page, ni la place du livre, en tant qu’institution dans l’histoire de la littérature.
Les confidences de Pierre Garnier, tout d’abord, expliquent en partie cela : la poésie sonore, que forgent à l’époque Chopin et Heidsieck, pour ne citer qu’eux, implique des connaissances techniques, du matériel et un certain savoir-faire. Certes, Ilse et Pierre Garnier ont produit des œuvres phoniques [3], mais de leur propre aveu, la limitation de leurs connaissances purement techniques leur font préférer le support visuel. Il s’agit, ensuite, de légitimer la nouvelle poésie, de la faire entrer dans l’histoire de la littérature, et le Livre s’impose aussi par ce biais. La poétique du blanc, enfin, qui se confond matériellement avec la traditionnelle page du livre occidental, prendra, dans les années quatre-vingt, une part importante dans l’alchimie et l’élaboration du poème.
Toutefois, le support de l’inscription possède théoriquement, du moins au tout début de l’aventure, une dimension qui se veut picturale. Le premier nouveau poème – sur la seule foi de ce qu’en dit son auteur [4] – consista, en effet, en la retranscription verbale des couleurs d’un tableau de Nicolas de Staël. Cela signifie que la poétique du blanc que suscite la surface offerte au poète ne correspond en définitive qu’à l’effacement de la syntaxe linéaire au profit d’une autre grammaire, celle empruntée au tableau, dans ce cas particulier. Le cadre matériel de la feuille devient ainsi l’espace de la conversion d’un ordre présupposé et attendu, celui de l’enchaînement traditionnel des mots et des phrases, en un autre. On admet que, pour que la transmutation ait lieu, l’espace attendu est bien d’abord celui de la page, et non celui du tableau. Et l’espace qui conserve le résultat poétique de la commutation devient, par voie de conséquence, celui du poème.
De façon générale, dans les premiers textes nouveaux, Pierre Garnier hésite devant l’immense liberté que lui offrent la feuille de papier et l’absence des règles conventionnelles. Ces textes nouveaux, en conséquence, fondent leur cohérence sur des ordres empruntés à d’autres logiques formelles, qu’elles soient picturales, paysagères, géométriques, ou plus généralement diagrammatiques – à l’image des colonnes du calendrier [5], ou autres « machines » littérales et symboliques [6]. Précisons aussi que ces premières expériences poétiques, réalisées à la machine à écrire, prennent naturellement place, pour la majorité d’entre elles, au sein des publications théoriques, qui les relient et les commentent. En ce sens, elles ont prioritairement toute leur place dans le livre. Ainsi, le numéro 33 des Lettres publie des extraits des « Poèmes mécaniques » d’Ilse et Pierre Garnier, en 1964, avant la parution du « recueil » de 1965, et avant qu’une suite ne soit à nouveau publiée en revue [7].
Des Poèmes mécaniques aux Esquisses palatines
À cette époque, Pierre Garnier s’intéresse également aux expériences stochastiques (utilisation aléatoire de la frappe de la machine à écrire, à travers des filtres que constituent des feuilles de papier déchirées) auxquelles il se livre avec son épouse Ilse, et définit progressivement, sur le plan théorique, dans le même temps, la nouvelle poésie. Son « dénominateur commun » est l’espace. Le « Plan pilote fondant le Spatialisme » paraît dans le numéro 31 des Lettres, en 1963. Or, le terme de Spatialisme est pour le moins ambigu. Il renvoie, à la fois, au support scripturaire, au rapport syntaxique nouveau que constitue le blanc typographique, ainsi qu’au référent universel par excellence : le cosmos-logos auquel le poème est censé participer. La page du livre s’apparente ainsi à celle d’un album singulier, en même temps qu’à l’image d’une plaque qui révèle « énergie », « univers », « monde », issus de la rencontre (ou du choc) du signe et de la surface révélatrice [8], conférant presque trois dimensions physiques à l’écriture. La concrétion du signe ne se manifeste, en effet, jamais ailleurs que dans la réalisation du poème, c’est-à-dire : sa matérialisation.
Pierre Garnier ainsi semble ne plus emprunter aux grammaires pré-établies, extérieures à la littérature. On parlera d’action-writing à l’image de l’action-painting. La page se définit idéalement comme l’extrait (ou l’étape) d’un processus plus vaste, et la surface devient le révélateur aléatoire de ce process. En d’autres termes, la page, notamment dans Poèmes mécaniques, à l’image de la plaque photographique, ne révèle, en le recueillant, qu’un moment de l’événement poétique : ce dernier, selon Garnier, se confond avec l’Univers, et excède nécessairement les limites du livre.
Certes, une pochette contenant des feuillets de couleur, non reliés, remplacera, parfois, le livre traditionnel [9], puisqu’aucun ordre de lecture n’est, en théorie, censé [10] être imposé au lecteur : mieux, le processus de lecture prétend participer à l’œuvre. La technique des grammaires empruntées, telle que celle de la progression géométrique dans Esquisses Palatines (1971), revient à la surface. Le principe de la pochette semble être retenu principalement pour les œuvres écrites à quatre mains (avec Ilse ou Seiichi Niikuni), comme si, tout d’abord, les fiches étaient plus faciles à utiliser pour les allers-retours entre les scripteurs, et la superposition des écritures. La recherche de l’objectivation par tous les moyens, y compris celui la stratification, ensuite, appartient bien à l’esthétique revendiquée à cette époque. La pochette aux feuilles non reliées, enfin, semble correspondre à une autorité diffuse, une instance poétique qui excède chacun des scripteurs, pour être réellement objective.
Mouvement des signes : autour du Jardin japonais
C’est sans doute aux environs des années quatre-vingt que Pierre Garnier tente de représenter – dans le cadre d’une poétique qui s’éloigne du concrétisme, et donc des mécanismes de la langue qui jusqu’alors s’auto-justifiaient – l’ordre immatériel du monde à travers le mouvement de ses signes [11] considéré comme micro-événement. Paradoxalement le lyrisme objectif introduit une nouvelle subjectivité, et place le poète devant son Livre, tel Jean à Patmos attendant la révélation [12].
L’œuvre majeure de cette époque est probablement constituée des deux tomes du Jardin japonais (1978). Outre les extraits [13] publiés par Le Sidaner, les poèmes dactylographiés furent initialement polycopiés, sur papier Canson de couleur, et réunis sommairement par une réglette. La couleur disparaîtra dans les éditions suivantes, puisqu’il conviendra de célébrer le monde blanc. Il s’agit, en effet – notamment dans le second tome – de faire abstraction du référent, en usant de signes « extra-linguistiques » (si l’on accorde à la formule un quelconque sens) dont l’abstraction et l’absence de code apparent garantissent le détachement en question : tirets, parenthèses, et tout ce qu’offre un clavier de machine à écrire, sont tirés de leur fonction d’outil pour devenir chorégraphie pure dans un espace non moins idéalisé. L’espace de la page-support est à l’image de ce monde blanc qui appartient aussi bien à la production poétique de l’époque [14] qu’à la mythologie personnelle de l’auteur. Le poème, d’autre part, dont la structure ressortit parfois aux tropes et figures de rhétorique, au rythme, aux assonances et rimes visuelles, semble renouer, au-delà de sa radicale nouveauté, avec les principes du langage poétique.
La réalité sublime, selon Pierre Garnier, se confond avec cette « zone », qui est à la fois réalité et métaphore poétique d’un monde intouché : Terra incognita [15]. La fonction d’inscription, en effet, est co-substantielle à la réalité du mouvement, considéré lui-même comme signe poétique. La poéticité de l’espace révélé semble progressivement l’emporter sur celle du signe révélateur. La dimension quasi sacrée de l’inscription et la rareté des signes qui y circulent contribuent à l’effet poétique recherché. Autant dire que le concept du livre et son effet de contextualisation appartiennent à l’univers poétique de l’auteur. Il n’est pas étonnant de noter, par la suite, dans les titres de recueils, le terme livre clairement revendiqué : Livre de Danièle 1 et 2 (1981–1983), Livre d’Amour d’Ilse (1984), Livre de Peggie (1985), Livre d’École (2002).
Congo, Poème pygmée ou « l’exposition » du livre
Le poète éprouve, aussi, à peu près à l’époque du Jardin japonais, le besoin d’utiliser le déroulement, l’enchaînement linéaire du livre – son « sens » – en le détournant, pour narrer l’événement universel. Ainsi l’amour de Tristan pour Iseult – ou la fragilité de toute vie, qu’incarne le fleuve de Congo, poème pygmée, 1980. Ce dernier « texte », composé en juin 1979, fut exposé [16] : ruban disposé dans une rotonde, offrant une lecture circulaire, « recommencée ». Il fut aussi publié. Un livre par défaut ? Il ne le semble pas. Mais le débat reste ouvert.
La publication repose sur le pliage du « ruban ». La réalité technique et matérielle de ce pliage correspond à la scansion du poème. Or, les manières de refrains – ces segments verbaux systématiquement repris ou inversés dans le texte – anticipaient ce pliage et cette scansion. Extraordinaire épopée du fleuve, « raconté » selon l’axe du courant (horizontal) qui se déroule (ou que le lecteur remonte). Lors de l’exposition, cette remontée du fleuve était possible visuellement. Mais des graphes, dans le texte, la symbolisaient dans le même temps. Pierre Garnier, loin de fuir les contraintes qu’impose le livre, les détourne pour produire l’intervalle, le moment poétique qu’incarne le mouvement comme signe. D’ailleurs, le livre, dans l’œuvre, devient progressivement un thème et un pictogramme récurrents. En ce sens, la représentation graphique, aux contours souvent naïfs, du livre, en tant qu’objet ou métaphore [17], est souvent mise en scène dans le poème dont il devient le sujet [18]. Le livre poétiquement s’auto-désigne.
La spatialisation du texte, chez Pierre Garnier, contient sa propre critique, non qu’il soit question de dénoncer les limites théoriques d’une écriture qui ne cesse de se renouveler : il s’agit plutôt, pour le poète, de mettre en scène le concept même de la représentation et de ses codes associés, dont le Livre, comme univers, est à la fois la représentation métaphorique, et la manifestation matérielle.
Extrait de :
Livre / Poésie : une histoire en pratique(s).
Actes du séminaire — 2011–2012.
Direction scientifique : Hélène Campaignolle-Catel, Sophie Lesiewicz, Gaëlle Théval.
Publication conjointe ANR, Paris 3‑Sorbonne nouvelle, Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet et CNRS.
Les Éditions des Cendres, 2013.
ISBN : 978–2‑916608–53‑2
Prix TTC France : 22,00 €.
(Nos remerciements à Sylvie Tournadre et Martial Lengellé de nous avoir permis de reprendre ce texte.)
[1] Pierre Garnier ne fera pas immédiatement référence à ce terme qui correspondrait à une forme prédéfinie, ou à un « genre » précis. Il considère les « Konstellationen » (1953) de Gomringer comme les premiers poèmes réellement concrets. La référence à Mallarmé, longtemps discutée par Pierre Garnier, fut surtout légitimée par Gomringer lui-même et le groupe Noigandres.
[2] Les Lettres, n° 29, André Silvaire, 28 janvier 1963. Texte repris dans Pierre Garnier, Œuvres poétiques 1 — 1950–1968, Poèmes choisis — Proses — Autres poèmes, préface de Lucien Wasselin, Éditions des Vanneaux, 2008, pp. 95–110.
[3] Le poème phonétique « Spatial » de Pierre Garnier est de 1964 ; « Les îles » d’Ilse Garnier, de 1962.
[4] Ce texte n’a pas été retrouvé. Pierre Garnier ne se souvient pas du nom du tableau de Nicolas de Staël.
[5] « Calendrier » (Les Lettres, n° 30, André Silvaire, 1963) fera, bien sûr, directement référence à ce principe.
[6] Par exemple, la roue symbolique du moulin, offrant des permutations syntagmatiques possibles, et son mouvement perpétuel.
[7] Pierre Garnier, « Poèmes mécaniques 2 », Les Lettres, n° 34, André Silvaire, 1965.
[8] La plaque révélatrice fait songer à la photographie. Cette dernière sera présente par exemple dans Le Livre d’Amour d’Ilse.
[9] Ilse et Pierre Garnier, Prototypes — textes pour une architecture, « Spatialisme », André Silvaire, 1965; Seichi Niikuni et Pierre Garnier, Poèmes franco-japonais, « Spatialisme », André Silvaire, 1966 ; Ilse et Pierre Garnier : Othon III — Jeanne d’Arc, Structures historiques, « Spatialisme », André Silvaire, 1967; Ilse et Pierre Garnier, Esquisses Palatines, André Silvaire, 1971.
[10] Il s’agit de nuancer, en effet, ce principe. Par exemple, le poème « calendrier » qui apparaît sous forme d’un dossier de feuilles libres dans le n° 30 des Lettres est rigoureusement précédé d’une sorte de sommaire où sont référencés, dans l’ordre des mois, les poèmes en question : « I janvier II février III mars, etc. ». L’ordre semble prévaloir sur la lecture aléatoire, ou autre permutation.
[11] Dans un ouvrage relativement récent, Livre d’École — Poésie spatiale 2002, (Ediciones del Hebreo Errante, Madrid, 2002), le poète offre au lecteur des figures générées par le déplacement d’une lettre dans l’espace. Ainsi, par exemple, la translation du graphème Z génère, par son déplacement, un X dans « Musique du Z » (p. 45).
[12] C’est une image que l’on retrouve, par exemple, dans Congo, poème pygmée.
[13] Jean-Marie Le Sidaner, Pierre Garnier, « Poètes Actuels », Formes et Langages, 4e trimestre 1976, pp. 59–66.
[14] Le thème du monde blanc est présent, par exemple, dans l’œuvre d’André du Bouchet ou celle de Kenneth White.
[15] C’est ainsi que Pierre Garnier intitulera un recueil de poésie qui ne sera jamais publié en l’état, à l’exception de quelques fragments dans l’ouvrage de Jean-Marie Le Sidaner, Pierre Garnier, op. cit., pp. 31–58.
[16] Pierre Garnier dans l’avant-voir précise : « Ce poème a été montré – à l’exposition Espaces organisée en Janvier-février 1980 par le C.R.D.P de Rouen – dans une rotonde conçue pour lui : le visiteur assis au centre pouvait suivre le courant de la (de sa) pensée. », n. p.
[17] Le livre ouvert pourra, par exemple, être confondu avec le sommet de la montagne, le toit de la maison, ou lui-même.
[18] Voir par exemple “La vague — le livre / Die Welle — das Buch”, Le Poète Yu écrit son Livre de Chants / Der Dichter Yu schreibt sein Buch der Lieder, Aisthesis Verlag, Bielefeld, 2009, p. 85 ; et Gedichte aus der ferne — raumlyrik, Fundamental, Cologne, 2003.