Rangoon, 1927. Pablo Neruda vient d’être nommé consul honoraire du Chili en Birmanie. Comme il le laissera transparaître quarante-six ans plus tard dans ces mémoires posthumes (Confieso que he vivido, 1973), cette mission en terre extrême et inconnue, parmi des populations ne parlant pas sa langue, sous un climat humide et excessivement chaud, aura un effet de mort lente sur sa personne. Les marques de souffrance physique et de dégradation morale du poète seront récurrentes au cours de sa correspondance avec le critique argentin Héctor Eandi, mais aucune n’atteindra le seuil de douleur notifié dans la lettre du 8 septembre 1929 dont voici un passage traduit :
Vous écrire est pour moi comme un refuge qui m’empêche de me condamner complètement. Savoir que vous vous souvenez de moi, que vous pensez à moi, qui suis habité par ce fantôme et qui suis complètement absent, complètement éloigné, proche déjà du néant. […] Je me sens inquiet, en exil, moribond. […] Eandi, personne n’est plus seul que moi. Je tombe, tout simplement : je n’ai ni désir ni ne projette rien : j’existe chaque jour un peu moins.
Nous découvrons au cours de toute cette correspondance (1927–1943) un être sans épaisseur, terne et silencieux, décrit en termes d’absence. Suite à un changement d’horizon, intimement lié à la définition que chacun a de soi-même, Pablo Neruda devient alors un être é‑mu (Michel Collot, La matière-émotion, 1997), hors de soi, débordé, du dedans comme au-dehors, qui sent sa mort proche. Cette é‑motion semble éloigner Pablo Neruda de la vie et le rapprocher inexorablement de la mort. Plus les jours passent, plus le silence s’installe et plus le poète est dans l’incapacité de trouver une possible échappatoire.
Rangoon, 1927, la voix poétique décide de se faire l’écho sonore de cet exil extérieur et intérieur insoutenable. Elle se présentera ainsi dans son expression depuis l’Asie, comme un être mutilé, amputé d’une partie de lui-même, d’une partie de ses sons, face à une mort, elle, paradoxalement sonore. Aux frontières du son, au bord du gouffre silencieux, la création sonore ressentira l’urgence, la nécessité de dire sa douleur lente et lancinante, sa mort prématurée avant qu’il ne soit trop tard.
Les deux premières Résidences sur la terre (1927–1935), sur lesquelles nous avons choisi de centrer cet article, mettent en avant un sujet lyrique aphone : comme dans les sculptures de Giacometti, il se réduit à la mince silhouette d’un je dressé qui, en s’énonçant, perd toute qualité et toute identité. Il s’offre à nous lecteurs comme une âme comprimée, imprégné progressivement d’une « substance de couleur commune, silencieuse comme une vieille mère » (« Saveur », v. 15–16). Durant ces deux Résidences, la voix poétique, moribonde, n’en finira plus de contempler sa propre défection au miroir d’une écriture qui revient fréquemment sur elle-même pour mieux annoncer son silence, dire sa mort. Paradoxalement le recueil, né de cette fusion voix poétique / voix du poète, formulera la disparition en son cœur même : écrire la mort de Soi reviendra, pour la voix poétique, à écrire, seule, le vide sonore. Le dépasser. Peut-être.
La voix poétique évolue dans un univers fait de bruits sourds et à peine émis : en terre birmane, tout n’est que « rumeurs de grappes écrasées » (« Un jour se détache », v. 17) et les bruits de l’espace social environnant se métamorphosent en une résonance originelle, faite elle aussi de bruits sourds (« violons pleins d’eau », « des sacs de cloches mouillées / ou d’effroyables bouches de sels fragiles », v. 18 et 25–26), à peine émis (« détonations fraîches, / moteurs submergés », v. 18–19) ou encore, tout simplement, des « écorces du silence, d’un bleu trouble » (v. 39). Le son enfante des monstres sonores :
Du sonore surgissent des nombres,
des nombres moribonds, des chiffres d’excrément,
des rayons mouillés, des éclairs sales.
Du sonore, s’amplifiant, lorsque
la nuit sort seule, comme une veuve récente;
semblable à une colombe, à un coquelicot ou un baiser,
et ses merveilleuses étoiles se dilatent.
[…]
Vagues de la mer, éboulements,
ongles, pas de la mer,
courants emportés d’animaux dépecés,
sirènes dans la brume rauque
définissent les sons de la douce aurore
s’éveillant sur la mer abandonnée. (v. 1–7 et 27–32)
Au fur et à mesure des poèmes, la voix poétique approche de cette frontière sonore qu’est la mort, son univers perd de sa consistance pour ne devenir que confuse et pâle re-présentation de lui-même, comme ici dans « Galop mort » (v. 1–10) :
Comme des cendres, comme des mers se peuplant,
dans la lenteur submergée, dans l’informe,
ou comme on entend du haut des chemins
la traversée en croix des coups de cloches,
avec ce son déjà distinct du métal,
confus, songeur, tombant en poussière
dans le même moulin que les formes trop lointaines,
ou évoquées ou non vues,
et le parfum des prunes qui roulant à terre
pourrissent dans le temps, infiniment vertes.
Corps-éponge, cette voix poétique s’imprègne dès les premières pièces des Résidences, de cet univers en déliquescence. Elle devient aussitôt figure lyrique évanescente, à l’agonie, qui semble se retirer physiquement du monde, qui semble se rétrécir lentement, pour disparaître en fumée sonore. Comme si l’écriture inscrivait l’absence, le vide et le silence, ce sujet dé-centré, « fragile [aujourd’hui] tel l’épée de cristal d’un géant », « tel un homme nu dans une bataille » (« Mousson de mai », v. 6 et 10), évolue dans un entre-deux où s’expérimentent les limites du sujet à la vie à la mort. Soldat dégradé comme dans le poème « La Nuit du soldat », il est toujours dans « entre » ou « au milieu », comme aux vers 1–4 de « Art poétique » :
Entre l’ombre et l’espace, entre les garnisons et les demoiselles,
doté d’un cœur singulier et de rêves funestes,
brusquement pâle, le front fané
avec le deuil d’un veuf furieux, chaque jour de ma vie qui passe.
Les italiques marquent ici une progression dans la descente aux enfers du silence vécue par le sujet lyrique et qui l’oblige à vivre « près des maisons, d’autres personnes » (« Communications démenties », l. 6), « seul au beau milieu de la matière disloquée » (« Faible de l’aube », v. 24), avant de se retrouvé noyé dans l’univers purement végétal et silencieux de « Entrée dans le bois ». Ex-centré, il devient alors un être qui a perdu le contrôle de ses mouvements intérieurs, et de ce fait même, se retrouve projeté vers « une terre retournée de tombes encore fraîches ».
Coïncidence entre une disposition extérieure et une disposition intérieure, l’ébranlement du corps et de l’âme de Pablo Neruda induit la mise en mouvement de la parole nérudienne. Les mots et les sons de la voix poétique procèdent alors d’une impulsion antérieure à la réflexion et simultanée à la douleur face à sa propre perte sonore. Cette voix qui « naît » avec le poème s’empreigne de modulations silencieuses paradoxalement sonores. La pièce intitulée « Seulement la mort » cristallise bien cette verbalisation du silence :
Je vois, seul, parfois,
des cercueils à voile
lever l’ancre avec de pâles défunts, avec des femmes aux nattes mortes,
avec des boulangers blancs comme des anges,
avec des jeunes filles pensives remontant le fleuve vertical des morts,
le fleuve violet,
vers le haut, avec les voiles gonflées par le son de la mort,
gonflées par le son silencieux de la mort.
Au bruit la mort arrive
comme une chaussure sans pied, comme un costume sans homme,
elle arrive pour frapper avec une bague sans pierre et sans doigt,
elle arrive pour crier sans bouche, sans langue, sans gorge.
Cependant ses pas résonnent
et son habit résonne, silencieux, comme un arbre. (v. 15–29)
Au pays du chaos sonore, en prise à une dangereuse perméabilité du monde silencieux, la voix poétique lutte contre ce silence devenu pour elle tentation d’un suicide du mot et du son. Aux frontières de la vie physique et poétique, la voix nérudienne assiste à sa néantisation, lente, répétitive. Elle perd, petit à petit, de son souffle, de sa force, de sa sonorité. Le son se révèle excentrique et excentré, aux limites du réel et de l’audible. Que faire ? La voix poétique prend alors la décision de composer avec le peu de matériel linguistique à disponibilité. Les répétitions, le ressassement, une syntaxe chaotique dont l’incorrection grammaticale sera très tôt soulignée par la critique hispanique la plus respectueuse de la langue (Amado Alonso, Juan Larrea…) seront désormais les seuls outils dont disposera la voix poétique pour s’exprimer. En vain : à chacune de ces répétitions s’installe une lenteur dans le rythme du poème et une réduction du volume sonore de cette voix poétique à l’agonie.
En écoutant les textes poétiques des Résidences, en exigeant de nous une « conscience acoustique du matériau verbal » (Luciano Berio, Entretiens avec Rossana Dalmonte, 1983), nous constatons que la voix de ce sujet lyrique révèle un silence chaque fois plus assourdissant. L’atonie physique et sonore qui accompagne cette naissance à la mort se traduit par une voix poétique en désintégration : parce que le sujet lyrique est anéanti par sa finitude, sa voix sera chant de la mort, musique d’un lent désastre sonore qui le renverra à son propre naufrage derrière des conversations usées, un désordre verbal halluciné, des aboiements, des pleurs, ou encore une guitare dont les sons ne vibrent plus. Les vers 20 à 25 de « Saveur » le notifient :
Dans mon intérieur de guitare il y a un air vieux,
sec et sonore, figé, immobile,
comme une nutrition fidèle, comme la fumée :
un élément en repos, une huile vive :
un oiseau de rigueur veille sur ma tête :
un ange immuable habite mon épée.
Le creux néant musicien qu’est cet intérieur bombé et vide de la guitare, maintes fois assimilé dans la trajectoire poétique de Pablo Neruda à un ventre où le sujet lyrique aurait pu naître, nous laisse douter de la possibilité, à ce stade, d’une survie poétique. La voix poétique devient alors « cloche un peu rauque » (« Art poétique, » v. 11), dimension vide de toute substance sonore et musicale. Niée en sa définition, la cloche, comme la voix poétique, se retrouve étroitement liée à cette mort insufflée au cœur. « Barcarole » s’ouvre sur un cœur dans lequel est invité à souffler un tu féminin de même que l’on soufflerait dans un instrument à vent. Mais l’air insufflé par ici se révèle perverti, infidèle au principe de vie. Cet air s’introduit, au cours de cette pièce, dans le corps du sujet lyrique pour lui donner la mort : son cœur devient alors caisse de résonance acoustiquement imparfaite, cœur silencieux. « Comme une conque amère » (ibid., v. 27), il se déshumanise à la suite de cette dysphorie extrême. Réduit à l’état de simple tube rempli de silence et de vide, il devient bouteille pleine d’un liquide bouillonnant (« comme un tuyau plein de vent ou de sanglot, / ou une bouteille dont coule à flots l’épouvante », ibid., v. 41–42) et n’est donc plus en mesure d’apporter l’énergie, la vie suffisante au sujet poétique qui suffoque, étouffe. La voix poétique, sans air, semble disposée au silence lorsqu’elle fait son « Entrée dans le bois » :
Pores, veines, cercles de douceur,
poids, température silencieuse,
flèches collées à ton âme déchue,
être endormis dans ta bouche épaisse,
poussière de douce moelle consumée,
cendre pleine d’âmes éteintes,
venez à moi, à mon rêve démesuré,
tombez dans mon alcôve où la nuit tombe
et tombe sans cesse comme une eau brisée,
et à votre vie, à votre mort agrippez-moi,
à vos matériaux soumis,
à vos inutiles colombes mortes,
et faisons feu, et silence, et son,
et flambons, et silence, et carillon. (v. 37–50)
Le son, envahi de silence, arrive à la limite de l’audible et du dicible parce que la voix poétique arrive, elle aussi, à la limite de l’audible et du dicible. Il n’y a plus de sujet lyrique, de mot ni de son. Le son se révèle « spirale sans fin » (Alain Sicard), mélancolique répétition de lui-même, pur hermétisme (Amado Alonso). Si la voix poétique n’est plus voix, si elle n’est plus sonorité, si elle n’est plus que l’expression sonore du silence, que lui reste-t-il ? Même si la confusion avec le silence se fait de plus en plus grande, la voix poétique résonne encore : en sortant de l’orbite de l’image et en tendant l’oreille à la force de conviction des gisements sonores, silencieux et rythmiques convoqués ici, nous découvrons une autre langue, pour ainsi dire étrangère, et qui serait la langue du silence. Avant la remontée qui sera effectuée au moment du troisième poème des « Chants matériels », la voix poétique parlera une langue re-sculptée par un travail inédit du matériau sonore, et cette langue est la langue du silence.
Le triptyque que composent les « Chants matériels » marque un plongeon au cœur de la matière silencieuse : « Entrée dans le bois » confirme un voyage orphique au pays du silence déjà bien amorcé ; la deuxième pièce, « Apogée du céleri » marque le séjour de la voix nérudienne en terres muettes (« Du centre pur que les bruits jamais / n’ont traversé », v. 1–2) ; « Statut du vin », enfin, célèbre la remontée sonore de la voix poétique qui, de ce périple vertigineux dans le silence, remonte pleine de sonorités des « hommes du vin » :
J’aime le chant rauque des hommes du vin,
et le bruit de monnaies sur la table,
et l’odeur de chaussures et de raisins
et des vomissures vertes :
j’aime le chant aveugle des hommes,
et ce son de sel qui frappe
les murs de l’aube moribonde. (v. 43–49)
Parce qu’il en va de la viabilité de sa poésie, la voix poétique ne pouvait continuer de parler la langue du silence. Elle se doit de franchir, puis dépasser, cette frontière du silence, ce stade de déréalisation physique et acoustique où le son n’est plus. En tendant l’oreille, cette remontée vers le sonore notifiée dans « Statut du vin » est distinctement énoncée dans les titres originaux de ces trois poèmes qui se gorgent de sonorités au fur et à mesure que la voix poétique s’élève : « Entrada a la madera » est ainsi composée de 2 voyelles, « Apogeo del apio » de 4 voyelles, et « Estatuto del vino » de 5 voyelles. Cette progression sonore depuis le pays du silence nous confirme une première mue de la voix poétique : fille du silence, la voix nérudienne a découvert, au cours de ce périple vertigineux, les racines silencieuses de son chant.
Par la suite, au cours de sa trajectoire ontologique et poétique, cette même voix ne cessera de connaître, toujours grâce à un plongeon dans la matière silencieuse, de multiples mues. Les silences deviennent créateurs. Au contact des victimes silencieuses de la Conquête hispanique (Chant Général, 1949) ou des morts de la Guerre civile espagnole (troisième Résidence sur la terre, 1935–1945), la voix poétique deviendra voix polyphonique. Le poète, plus exactement sa représentation comme locuteur, fera de sa voix le réceptacle des voix des victimes du silence de l’Histoire. Pris dans un rituel de la parole, collectif, qui arrache les morts à la Nature pour les rendre à l’Histoire, le poète ne se présentera plus comme origine de la parole : il sera, par elle, mis en demeure de parler ; il en assurera la circulation, et la figurera ; il sera un moment de son passage. Le locuteur devient voix silencieuse du livre, voix de la totalité, voix humble et nue. Il sera aussi le lieu où se rencontrent, et parfois fusionnent, plusieurs silences chez un homme qui s’est trouvé, et qui cherche toujours, de nouvelles formes pour cet univers qu’il invente pour un (seul) livre. La voix que nous entendrons désormais, et ce jusqu’au dernier poème de Pablo Neruda, sera une voix pleine, fille d’un silence originel.