Lambert Schlechter, Je n’irai plus jamais à Feodossia, Proseries, Le murmure du monde / 9

Flux puissant et amer, humoristique et tragique. Chaque poème, compact, une seule phrase, un seul paragraphe clos sur lui-même. Des histoires s’y ébauchent, des événements, des personnages y passent.

Un incendie a eu lieu qui a anéanti la bibliothèque et la maison. Loula, tant aimée, n’aime plus, « elle n’est plus dans ces sentimentalités-là », elle voudrait que le poète lui non plus ne l’aime plus. Les encres, violettes ou sépia, vertes ou rouges, « J’ai une très forte connivence tactile, gestuelle, presque sensuelle avec mes plumes » les plumes, les blattes, le « cagibi » (p.183), les autres poètes ou écrivains, « les Gracq, les Haldas, les Jaccottet », « les Amiel »(p.176) les « savants » (p.168)… Tout ce quotidien (fait d’objets modestes et d’absents prestigieux ou désirés) d’un solitaire docte qui se défend d’être érudit, hanté par la mort qui vient … Un quotidien, cependant, transfiguré par un style, à la fois répétitif, en boucle, enfantin, obsédant, drôle, inquiétant, adéquat à tout un « petit » univers domestique « petites cuillers »(p.146), tasses à café, bols, « boîtes à chaussures » (p.165), et surtout, livres, ouvrages rares, précieux, raffinés.

 Lambert Schlechter, Je n’irai plus jamais à Feodossia, Proseries, Le murmure du monde / 9 , éditions Tinbad 2019

 

 

Et de cette pathologie souriante et légère, apaisée par des rituels complexes et essentiels, naît une mythologie, comme celle d’un Dante qui n’aurait pas rencontré Virgile, un Dante sans Béatrice ni Dieu, « et ceux qui viennent nous parler de résurrection & d’immortalité sont des fripiers et des fripons » (p.155). Et, au lieu des trois bêtes fauves de la forêt, il y aurait la punaise d’hiver (p.63), la chrysope (p.62), des présences énigmatiques. La vieillesse, certes, est un lent naufrage mais, au fond, passionnant à vivre, on s’allège de tout le superflu, en parlant du tabac : « toutes ces voluptés-là plus jamais n’en parlons plus » (p.37) et on glisse de l’ibis à l’hôtel Ibis, du Pont-Euxin et Tomis où vécut Ovide en exil qui y écrivit ses Tristes à Feodossia en Crimée. Tout autour de cette Mer Noire … Cette mer d’encre noire, sépia, violette, selon le temps, selon l’humeur.

Ces poèmes en prose ou plutôt ces « proseries », mot forgé exprès, sont comme autant d’échos à des lectures, à des événements microscopiques, à des rêves, des impressions, des velléités ; des poèmes comme des réponses venues depuis dedans à un dehors. Des poèmes qui ont, souvent, très souvent, un avant eux qu’ils suggèrent ou précisent. Il s’agit d’un « capharnaüm », de choses et d’autres, « hétéroclites ». « Dans ma tête c’est hétéroclite » (p.24). Et il y a ces événements minuscules et d’autres majuscules, qui parfois reviennent, deviennent des personnages, comme Loula, ou bien « tu », tout cela dans l’impermanence puisque la vie ne peut se saisir que par fragments.

Des fragments, des brisures, des éclats. Et pourtant, cette puissance, chaque « proserie » n’étant qu’une seule phrase, un « élan »(p.63), une vague, parfois douce, parfois scélérate, un trop plein d’énergie qui renverse, révolutionne, remet à l’endroit, bouleverse. « (…) quand la mélancolie déferle, on laisse faire » (p.66) Parfois l’écriture n’a conduit à rien et cela restera un non texte sur un papier brouillon et parfois, le plus souvent, elle devient ce « Versus » qui revient sur lui-même. Par définition, tous les fragments qui se lisent ici sont devenus cette phrase, ce vers. Chaque poème est, en effet, une très longue phrase, sinueuse, oblique, parfois louche, hésitante, mais toujours fatalement incisive, implacable et plaquant le lecteur comme la vague le nageur et lui ôtant, un instant, le souffle.

Un livre hanté par la mort, par la fuite et l’abandon, un livre où se tissent des rêveries étranges, comment on passe de la maison en feu à la Terre de feu par le biais d’une femme aimée, partie en Patagonie parce que son homme était désormais trop vieux. Et les mots jouent, de Patagonie en agonie… (p.136) Rêves érotiques (p.138, p 176) Un livre hanté par les jeux d’un vieil enfant aimant toujours la transgression : « Comment ils négocient ça, les Amiel et les Jaccottet, les fringales et les moments de rut »(p.176) ou les jeux avec les niveaux de langue « Plus bleu que ça tu expires il n’y a donc aucune raison d’expirer sous ce pimpant parasol », mais surtout, un livre où se rencontrent et dialoguent en permanence d’autres livres : « je feuillette dans les trésors de mes livres et maintes choses dont je m’instruis, j’en transvase des bribes dans mes écrits où cela se mêle aux plaintes sur tant de livres dont le feu m’a privé. » (p.168). Mais surtout, cette causerie avec les vivants et les morts, grâce aux textes, nourrit un dialogue permanent avec soi-même, entre ces « on » et ce « je », entre « il » et « tu », ces langues qui se croisent, français, italien, anglais, allemand, latin, chinois… « clin d’œil entre moi et moi » (p.30) « Parfois je ne fais plus la différence entre les lignes que j’écris et les lignes que je lis »(p.38) « j’ai tout dilapidé dans l’ébriété de mon allègre mélancolie » (p.38) « Tout ce travail d’administration de soi » « ou écrire un livre qui ne serait composé que de ces bribes » (p.42)

 

 

On ne saurait trop recommander la lecture de ces proseries à ceux qui recherchent une poésie débarrassée de tout lyrisme mais qui, comme celle des Surréalistes, viserait « l’inquiétante étrangeté », ou même, « l’épanchement du rêve dans la vie réelle » pour reprendre les mots de Gérard de Nerval. L’existence mérite d’être vécue jusqu’au bout, de toutes les façons possibles, la vieillesse a aussi son charme pourvu qu’on la prenne avec humour et détachement. Une très belle leçon d’écriture et de vie. Cela n’est pas si fréquent.

Présentation de l’auteur

Lambert Schlechter

Lambert Schlechter, né en 1941 à Luxembourg, est un écrivain luxembourgeois de langue française qui a publié une trentaine de livres, à Luxembourg, en Belgique, au Québec et surtout en France. Son œuvre comprend des ouvrages de poésie, d’essais, de récits, de chroniques, de nouvelles. Il a contribué à de nombreuses revues et anthologies. Il a participé, en tant que poète, à une centaine de rencontres et festivals internationaux. Depuis 2006 il travaille sur le projet « Le Murmure du monde », une vaste collection de fragments littéraires, philosophiques et autobiographiques ; six volumes ont paru (voir bibliographie), d’autres sont annoncés.

 

Lambert Schlechter

LE MURMURE DU MONDE

Le Murmure du monde, Le Castor astral, 2006
La Trame des jours, Les Vanneaux, 2010
Le Fracas des nuages, Le Castor astral, 2013
Inévitables Bifurcations, Les Doigts dans la prose, 2016
Le Ressac du temps, Les Vanneaux, 2016
6 Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager, phi, 2017
7 Une mite sous la semelle du Titien, proseries, Tinbad (à paraître en avril 2018)

PIEDS DE MOUCHE

Pieds de mouche, petites proses, Phi, 1990
Le Silence inutile, petites proses, Phi, 1991 / La Table ronde, 1996
Ruine de parole, roman schématique et sentimental, Phi / Écrits des Forges / Arbre à paroles, 1993

PROSE

Angle mort, récit, Phi, 1988 / L’Escampette, 2005
Partances, nouvelles, L’Escampette, 2003
Smoky, chroniques, Le Temps qu’il fait, 2003
Petits travaux dans la maison, Phi / Écrits des Forges, 2008
Pourquoi le merle de Breughel n’est peut-être qu’un corbeau, Estuaires, 2008
La Robe de nudité, petites proses, Vanneaux, coll. Amorosa, 2008
Lettres à Chen Fou, et autres proseries, L’Escampette, 2011
La pivoine de Cervantès, et autres proseries, La Part commune, 2011

POÉSIE

Das grosse Rasenstück, Lyrik, Guy Binsfeld, 1982
La Muse démuselée, Phi, 1982
Honda rouge et cent pigeons, Phi, coll. graphiti / Écrits des Forges / Arbre à paroles, 1994
Le Papillon de Solutré, quatrains, Phi, coll. graphiti, 2003
L’Envers de tous les endroits, Phi, coll. graphiti, 2010
Les Repentirs de Froberger, quatrains, La Part des anges, 2011
Piéton sur la voie lactée, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2012
Enculer la camarde, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2013
Je est un pronom sans conséquence, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2014
La Théorie de l’univers, distiques décasyllabiques, Phi, coll. graphiti, 2015
Milliards de manières de mourir, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2016