Le n° 2 de L’Ate­lier con­tem­po­rain qui vient de paraître est une copieuse livrai­son riche­ment illus­trée. On y trou­ve deux dossiers, Que lisez-vous ? (22 pein­tres, dont Titus-Carmel, répon­dent à cette ques­tion), Pourquoi écrivez-vous sur l’art ? (5 écrivains répon­dent à la ques­tion) et une série d’é­tudes sur la pein­ture à par­tir de la spé­ci­ficité de qua­tre prati­ciens… Il existe au moins trois façons de lire cet ouvrage. Tout d’abord comme une revue isolée ; ensuite comme le com­plé­ment de Chemins ouvrant d’Yves Bon­nefoy et de Gérard Titus-Carmel ; ensuite encore en se cen­trant sur Jérémy Liron puisqu’il est présent dans les deux dossiers et qu’il pub­lie une longue réflex­ion très intéres­sante, La mélan­col­ie des frag­ments, accom­pa­g­née d’une ving­taine de repro­duc­tions de pein­tures de sa série Paysages

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    Une revue isolée. La richesse du som­maire et en par­ti­c­uli­er la diver­sité des con­tri­bu­tions au dossier Pourquoi lisez-vous ? ren­dent impos­si­ble toute syn­thèse qui serait par ailleurs réduc­trice. Très sou­vent, le lecteur décou­vre des listes présen­tées sous des formes divers­es. Listes de noms d’au­teurs mais aus­si, il faut le soulign­er, listes de titres ( Bérénice Con­stans) ou de cita­tions (Michel Potage)… Jean-Luc Parant se livre à un exer­ci­ce digne des Yeux, si bien qu’on a envie de s’écrier “livres, boules, yeux, même com­bat !” Sans doute qu’on peut décel­er une part de fic­tion dans son texte très juste­ment inti­t­ulé Empile­ments (à pro­pos du range­ment ? a‑t-il vrai­ment démé­nagé dix fois afin que ses livres puis­sent se mul­ti­pli­er ?) Le rap­port aux yeux est clair au-delà de la forme de l’ar­ti­cle : pas d’au­teurs, pas de titres mais une per­for­mance en quelque sorte et il est alors pos­si­ble de rap­procher cette phrase “Je vois, je lis. Je vois ce que ma main peut cacher sans le touch­er” de cette autre, extraite de sa biogra­phie sur son site inter­net “J’écris des textes sur les yeux pour pou­voir entr­er dans mes yeux…” Sinon, les expéri­ence de lec­ture racon­tées sont cap­ti­vantes : place impor­tante réservée à la poésie (sans doute est-ce dû à la pra­tique du livre d’artiste pro­pre à de nom­breux pein­tres ? Mais il faut not­er le rejet mas­sif de la sim­ple illus­tra­tion), place impor­tante faite aux mono­gra­phies de plas­ti­ciens, aux cat­a­logues d’ex­po­si­tion, aux écrits sur l’art ( Michel Potage va même jusqu’à dress­er une liste des cri­tiques qui ont défendu son tra­vail), dif­fi­cultés de départ à entr­er dans l’u­nivers du livre pour de mul­ti­ples raisons (milieu social, rôle négatif de l’é­cole, mais aus­si rôle posi­tif joué par des amis, des lecteurs, des libraires)… De cette diver­sité naît une richesse qui est à l’im­age du foi­son­nement de l’art con­tem­po­rain au-delà de ses effets de mode ou de ses dérives mer­can­tiles ou encore de ce que Jean-Claude Ter­ri­er appelle “l’idéolo­gie du con­som­ma­ble”. Un foi­son­nement que traduit bien aus­si les qua­tre études sur Clé­men­tine Margher­i­ti, Jérémy Lirot (sur lui-même en quelque sorte), Alexan­dre Hol­lan et Gérard Titus-Carmel… On remar­quera (est-ce l’ef­fet du hasard ? ou une volon­té délibérée de l’édi­teur ?) le rap­port au réel dans ces qua­tre pra­tiques, voire la pré­dom­i­nance du fig­u­ratif (même si le rap­port à l’ab­strait n’est pas nég­ligé ni rejeté). Un numéro à lire pour cette sin­gu­lar­ité et cette richesse…

    Un com­plé­ment à Chemins ouvrant. Plus que de com­plé­ment, il vaudrait d’ailleurs mieux par­ler de rap­port étroit car les deux vol­umes peu­vent se lire indépen­dam­ment. La présence à deux repris­es de Titus-Carmel dans ce numéro n’y est pas pour rien : tout d’abord sa réponse à la ques­tion Que lisez-vous ?  et ensuite l’é­tude de Marc Blanchet sur sa série Jun­gles. Si Chemins ouvrant, par sa forme et sa volon­té, est con­sacré aux rap­ports entre la pein­ture et la poésie, aux livres d’artiste, les pro­pos de Gérard Titus-Carmel dans sa réponse (“… les textes les plus fins, les plus justes, ceux qui s’ap­prochent au plus près des mys­tères de la créa­tion en se posant d’emblée comme les inter­locu­teurs de la pein­ture, ce sont sou­vent ceux des poètes…”) vien­nent apporter un éclairage orig­i­nal à la démarche du pein­tre qui a accom­pa­g­né à plusieurs repris­es les écrits de Bon­nefoy. Plus que de livres d’artiste, il faudrait ‑pour repren­dre la belle expres­sion d’Yves Peyré- par­ler de livres de dia­logue. D’ailleurs Yves Peyré, dans Pein­ture et Poésie, sous-titré Le dia­logue par le livre, écrit : “Nul ne peut sérieuse­ment con­tester le fait que, si Titus-Carmel avait recou­ru à deux noms […] le spec­ta­teur et le lecteur auraient pen­sé se trou­ver en présence d’un bien beau pein­tre et d’un grand poète que vraisem­blable­ment ils n’au­raient pas songé à rap­procher”. On peut donc penser que les pro­pos du pein­tre sont d’une grande justesse… Par ailleurs, à lire atten­tive­ment l’é­tude de Blanchet, on la range sans hésiter dans cette caté­gorie de textes qui se définis­sent comme de par­faits inter­locu­teurs de la pein­ture. Curieuse­ment, tout comme Titus-Carmel est pein­tre et poète, Marc Blanchet est écrivain et pho­tographe… Il sait donc de quoi il par­le quand il écrit Jun­gles. Lorsque le pho­tographe qu’il est note : “Chaque pein­ture est une et en con­tient d’autres : Jun­gles de Titus-Carmel ‑hors de toute mosaïque- crée un ver­tige où la beauté des formes, dans un  retour d’ap­par­ente ressem­blance, ren­con­tre son inachève­ment”, on sent qu’il est autorisé à par­ler de marou­flage et divi­sion, de découpage et unité… Autorisé, non pas parce que le pein­tre lui aurait accordé un quel­conque impri­matur, mais bien parce qu’il est un inter­locu­teur de cette pein­ture. On n’est pas loin de cet alter ego dont par­le Marik Froide­fond dans sa pré­face à Chemins ouvrant. Il faut enfin citer le texte de Yan­nick Haenel, Des annon­ci­a­tions voilées, qui est l’é­cho inver­sé de ce que dit Titus-Carmel : “on n’écrit jamais sur l’art, mais avec lui” ; on ne peint pas sur des poèmes, on n’il­lus­tre pas des poèmes, on peint avec des poèmes, pour­rait-on affirmer.…Un numéro à lire en même temps que Chemins ouvrant et peu importe l’ordre !

    Et Jérémy Liron. Trois textes de celui-ci dans L’Ate­lier con­tem­po­rain : À tra­vers les livres, La mélan­col­ie des frag­ments et Let­tre à P.B. Ce qui fait un ensem­ble d’une rare cohérence de celui qui est pein­tre et écrivain. La réponse de Liron à la ques­tion Que lisez-vous ? est sig­ni­fica­tive, emblé­ma­tique même d’un groupe de lecteurs issus de milieux mod­estes et rebutés, dans un pre­mier temps, par le sys­tème sco­laire, son mode d’ap­pren­tis­sage, sa cul­ture livresque, son élitisme… Boulim­ie de lec­tures, une fois le déclic trou­vé, lec­tures hétéro­clites et volon­té de rat­trap­er le retard : “Je crois que [la lec­ture] m’est apparue assez vite comme une issue pour essay­er de dépass­er ma médi­ocrité, ma bêtise, mes faib­less­es de raison­nements en même temps qu’elle était source de plaisir esthé­tique, d’ex­ci­ta­tion intel­lectuelle ou poé­tique”. La bib­lio­thèque idéale n’ex­iste pas, il n’ex­iste que des bib­lio­thèques per­son­nelles qui doivent beau­coup aux hasards de la vie et qui ne sont idéales que par rap­port à leurs pro­prié­taires ; et encore, à un moment de leur exis­tence, faudrait-il ajouter ! La mélan­col­ie des frag­ments est illus­trée d’une ving­taine de toiles de la série Paysages. Paysages fig­u­rat­ifs de Jérémy Liron qui font penser aux polaroïd et aux pein­tures méta­physiques de Gior­gio De Chiri­co ; curieuse­ment, si ces paysages sont déserts, les textes sont tra­ver­sés d’hu­mains anonymes réduits à un détail du corps (vis­age, fos­sette, sourire, main, coude…). Mais toutes ces toiles ne sont pas sans rap­pel­er les polaroid par leur for­mat car­ré (123 x 123 cm) et leur côté bril­lant puisqu’elles sont sous plex­i­glass : c’est que le texte de Liron est sous-titré “La per­cep­tion lacu­naire de l’in­stant. ‑Regard & Pho­togra­phie-. D’où un statut orig­i­nal de l’im­age : “N’est réel, indu­bitable­ment réel, que l’in­stant auquel nous sommes présents…” Au terme de son raison­nement, Liron en arrive à affirmer “Le pou­voir de la pho­togra­phie tient juste­ment dans cette capac­ité de créer de la fic­tion sous le cou­vert d’ob­jec­tiv­ité, d’une impres­sion de réal­ité”. Mais je sim­pli­fie à l’ex­trême, je car­i­ca­ture ! Demeurent ces mots qui ter­mi­nent l’ar­ti­cle : “Nous reste pour habiter la mélan­col­ie des frag­ments” ; on a envie de met­tre des vir­gules. Texte qui sus­cite la dis­cus­sion et la réflex­ion. La let­tre à P.B. va ten­ter d’ex­pli­quer ce qu’est la pein­ture au-delà des con­tra­dic­tions vécues par Liron, con­tra­dic­tions entre l’in­ven­tion plas­tique en tant qu’­ex­pres­sion sen­si­ble et le lan­gage en tant qu’il est con­stru­it con­tre le monde sen­si­ble. “D’un côté com­pren­dre, de l’autre sen­tir. Avec sus­pi­cions symétriques.” Leçon de mod­estie, de doute, ver­tige de la réflex­ion : le tra­vail est tou­jours à repren­dre. Un numéro à lire (en par­tie) pour ce Jérémy Liron, roman.

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    L’aven­ture con­tin­ue donc, on peut repren­dre les mots de Matthieu Bau­mi­er présen­tant le numéro 1 : “Tout cela est fort, beau et pro­fond”. L’Ate­lier con­tem­po­rain sem­ble avoir trou­vé son archi­tec­ture générale, son équili­bre et son ton. À décou­vrir (et je ne doute pas que les décou­vertes du lecteur seront dif­férentes des miennes), à lire en toute confiance…

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