«  Plus jamais je n’aimerai la poésie poétique/ tant qu’il y aura une lumière incarcérée/ tant qu’il y aura un nou­veau-né affamé/ déjà rat­trapé par les canines du néant » clame dans un désert,  André Laude dans Vers le matin des ceris­es. Voilà, en qua­tre vers, résumée par lui-même toute l’œuvre poé­tique d’André Laude, heureuse­ment réu­nie par les édi­tions de la Dif­férence. Un pavé que ces sept-cent vingt-neuf pages ! Mais que sont donc les poèmes d’André Laude sinon des cen­taines de pavés lancés dans le marig­ot d’une poésie mondaine et salonarde qu’il con­spuait, à moins que ce ne soient les pavés d’une bar­ri­cade, hâtive­ment érigée pour s’insurger con­tre le con­formisme des « foules de béton , les build­ings de chair morte ». «  J’ai soif d’une vérité qui flambe enfin dans les yeux » écrit-il  car c’est bien d’Absolu, plus encore que de vin rouge, qu’avait soif André Laude, et  l’anarchiste qui bran­dis­sait un poing crispé était aus­si, surtout, un idéal­iste qui, dans ce poing, ser­rait un cœur saig­nant  de trop d’amour, voire, sans que cela ait une con­no­ta­tion religieuse, un « mys­tique ». «  Lui, le bar­ri­cadier, l’insurgé – comme ce mot de Val­lès lui va bien- l’iconoclaste, l’anarchiste, le con­temp­teur d’idoles, le poète incendié, incen­di­aire, l’insulteur des pou­voirs, l’imprécateur révo­lu­tion­naire » comme le dépeint Yann  Orveil­lon, était un poète de l’émotion, de la vibra­tion, de la pul­sa­tion du sang, de la brûlure, de l’incandescence. S’il incen­di­ait les mots et les vers, s’il atti­sait les cen­dres du sens, s’il bran­dis­sait les brais­es de l’imaginaire, s’il était ce « voleur de feu », c’était pour ranimer les cœurs ramol­lis par le con­fort matériel, c’était pour ral­lumer quelques étoiles dans les yeux éteints de trop de vies humaines sans âme, c’était pour faire rejail­lir une flamme d’espérance dans trop de cœurs résignés.
Quand il est mort , le poète, c’était en pleine treiz­ième édi­tion du Marché de la poésie, place Saint-Sulpice, ce 24 Juin 1995, comme un dernier pied de nez ,  et le poète Serge Pey, qui préfère le «  marcher de la poésie »  à  son marché , lui avait ren­du cet hom­mage : «  Il y avait toute la malé­dic­tion, la clan­des­tinité, la résis­tance de la poésie qui pas­sait à tra­vers lui » . Malé­dic­tion, le mot est lâché, avec son cortège de clichés absur­des qui voudraient que la mis­ère soit une garantie de tal­ent et que seuls les «  poètes mau­dits » écriraient de la vraie poésie. Pour­tant, Serge Pey avait rai­son, car s’il est bien un poète français de la sec­onde moitié du vingtième siè­cle dont on peut dire que pesait sur lui la malé­dic­tion, c’est André Laude, qui est mort à force d’espoirs déçus, de trop de souf­frances, de trop pas­sions dévorantes …

La foi a déserté nos cœurs.

Elle a fait place à la ter­ri­fi­ante lucidité.

Mais la lucid­ité est plus amère que le plus pau­vre pain.

Nous nous tenons au bord de l’aube, au bord de la nuit , nous écou­tons les voix sour­des des cama­rades qui ago­nisent dans les pris­ons bâties par des mains d’hommes. Et nous creusons des labyrinthes pour par­venir jusqu’à eux, dénouer les hail­lons, déchir­er les chaînes .

Révolté donc, à la manière de Jean Giono, et il aurait pu faire sienne la phrase de ce dernier : «  Je suis révolté, et si la société a su anni­hiler en toi tes fac­ultés de révolte, je suis révolté pour t’obliger à l’être ». Car s’il fustige la mol­lesse des hommes, leur lâcheté  et leurs veu­leries, c’est parce qu’il aspire à «  une pureté de neige » et veut planter dans les « ter­res du verbe Amour /Toujours vierges… du maïs et des visages/ Des oiseaux et des chants.
A pro­pos des poètes : Franz Kaf­ka a écrit : «  Les poètes ten­dent leurs mains vers les hommes, mais les hommes ne voient pas des mains ami­cales, ils voient des poings crispés visant leurs yeux et leur cœur » et c’est bien de ce malen­ten­du- là qui a eu rai­son d’André Laude. Il aurait pu être amer, il aurait pu être dés­espéré : «  Je con­nais toutes les blessures/ par leur noms. Toutes./je con­nais tous les déserts/lugubres tatoués de soli­tudes froides./ je con­nais l’amer jus des mots / la mer qui recule dans les poumons/ l’air peu­plé d’agonies de visages/ Humains les vis­ages. Humains.  Mais j’avance racine et psaume. /J’avance et d’autres me suivent/Par ténèbres vers la clarté/ nous achemi­nons les let­tres d’espoir des hommes. » Mais c’est d’amour qu’il parlait …
Oui, c’est bien un chant d’amour frater­nel et d’espoir qui s’élève,  mal­gré tout, à tra­vers les clameurs et les cris de nom­bre de ses poèmes, un amour qui ne rendrait pas aveu­gle mais au con­traire rendrait lucide. « Jusqu’à ce qu’apparaisse nim­bé d’or et de pétales/ les pieds posés sur un globe de feu /l’Ange à trompette de jus­tice et d’amour », com­bi­en de nuits l’a‑t-il atten­du cet ange ? André Laude est un poète « voy­ant », un veilleur et un éveilleur. Il est sur une tour, d’où il domine l’histoire. C’est à lui qu’il appar­tient d’annoncer la venue du jour à la mul­ti­tude des hommes plongée dans la nuit. « Veilleur, où en est la nuit ? Qu’en est-il de la nuit, Veilleur ? ». Cela ferait bien rire André Laude de se voir com­par­er au prophète Isaïe,  lui, le mécréant et pour­tant, qu’a –t‑il fait sinon atten­dre et espér­er et annon­cer une aube nou­velle ? S’il pen­sait , comme Thérèse d’Avila que «  La vie n’est qu’une nuit à pass­er dans une mau­vaise auberge », au point de met­tre cette phrase au fron­ton d’un de ses recueils,  il aura passé les mil­liers de nuit de sa vie à trem­per sa plume, pas tou­jours dans du vin doux, en bru­lant la chan­delle par les deux bouts, pour graver des vers aus­si évi­dents que ceux-là, comme un rien de lumière dans la nuit :

Au nom d’un amour que la parole ne peut nommer

Je me suis dressé au-dessus du plais d’ordures

J’ai saigné pour la beauté de l’aventure

J’ai pré­ten­du à l’étoile et à la vérité

J’ai eu froid faim J’ai rêvé dans les fers

Au nom d’un amour qui doit advenir

J’ai vécu en silence la mis­ère des paysages où seul un enfant

Une petite fille de l’école des archives

Pous­sant devant elle un cail­lou de marelle :

Par­adis et enfer

Donne le courage d’explorer le Présent , d’où surgit

Déjà l’Avenir, qui n’appartient à personne. 

Oui, « un jour vien­dra, couleur d’orange », comme l’a écrit un autre poète que vous n’appréciez guère… En atten­dant, Mon­sieur Laude : Que la poésie vous garde

 

 

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