Lauence Bouvet, Le quai et autres poèmes
Il est des regards que nul destin n'atteste
Nous étions belles de plus loin que
De nous-mêmes libres
Penchées sur l'instant
Au versoir de la nuit métallique
Deux passerelles entrelacées
Ondulaient légères avec la Seine
Dans nos yeux d’arondes
Bordures du ciel à découper
Selon les pointillés... Aux heures
Béantes du soir nous dansions
Un pêcheur d'étoiles à nos pieds
∗
L’heure du thé
Tout le poids du monde
A basculé dans cette tasse de thé
Que vos doigts en faisceau
Dérobent au regard
Souvenez-vous
Il s’agissait du premier pas
Vers plus d’infini
Le suivant devait être le bon
Mais ce que la main écarte l’esprit
Le retient sur la plus haute marche
Gerbe d’écume ou de flammes
Venue de l’enfance à franchir
Tout le poids du monde
A basculé dans cette tasse de thé
Et si de l’eau seul
L’envers était au ciel
Vous n’en pourriez saisir que le souvenir
Et sa traîne de miroirs obligés
∗
Le témoin
Si Dieu était une femme
Les oiseaux de leurs ailes à revers
Baiseraient au front les hommes
En habits noir et les enfants précoces
Le silence ne dirait rien de ses bords
De l’intuition sous la lampe
Où le réel se raffermit du péril
Sous l’escorte d’une présence-sablier
in « Traversée obligatoire », l’Harmattan, Poètes des cinq continents
∗
En allant se coucher
Belle mort beau visage
N’a pas souffert on dit bien reposée
Comme on dirait
Comme si dormir
Comme si c’était possiblement comme
Ta mèreest morteta mèreest morte
Façon serviette enfant trop sage
Belle tenue beau pliage
En rêve sur le fond d’un ciel gris elle
Se demande elle la morte
Si elle l’est vraiment car
Rien ne prouve qu’elle le soit
On le dit mais on nous ment tellement
Dans quelle ville ?
Dans quelle rue ?
De quel jour s’est-elle défaite
Mon endormie s’est-elle dissoute ?
∗
Pourtant j’étais riche
Rondeurs des bras rondeurs des seins des hanches
Rondeurs des joues
J’avais une mère
Rondes heures de mon enfance
Ce qui de l’épaule sur sa peau fraîche
Ce qui de l’expression insistant
Dans mes veines sang de son sang
Fière du rouge à ses lèvres
Fière de sa beauté zyeux verts
∗
C’est-à-dire que ton rire rit en moi
Que ton sourire sourit en moi
Que ta voix est ma voix
Ce mal je m’y pique d’un seul mot cette démarche
Être ce sablier cette fissure je m’y glisse
C’est-à-dire que tu es ce par quoi du sel
Sur la plaie
Du désordre de la vitesse
Sur les éléments épars de ma nature particulière
De l’affolement
C’est-à-dire que ton rire rit en moi
Que tes pleurs pleurent en moi
Qu’il a plu d’un ciel sans nuage
Des lambeaux insoupçonnés
Que ton pas ô rythme de mes pas sur cette neige
Ôtant au décor et l’époque et son âge
Les pleins et les creux courant sur ton visage
L’oiseau noir mesure matin borgne
Le dernier de tes soupirs
Mais la terre délicate
Te prolonge de ses encres déliées
C’est-à-dire que ton rire rit en moi
Que ta mort mord en moi
Qu’il est des moments où je voudrais t’imiter
Mais à moins de mourir chacune à mon tour
Celui-ci n’est pas joué
Déjà ton air roulant sur ma peau d’herbe et de vitre
Ton reflet s’y accorderait
Si les lunes pleines des légendes
Et pour vivre ce que vivent les fantômes
Quand se taisent les loups
∗
Cet arbre je m’y colle
Puis j’avance augmentée du silence végétal
Où les solitudes ne sont pas de celles
Qu’il suffit d’effeuiller
Cette marche je m’y tiens
Non pour l’épreuve mais pour les traces
J’avance courant d’air mais le vent doit m’y pousser
in « Comme si dormir », éditions Bruno Doucey
Je rêve que je désire écrire
Une petite table en un lieu inconnu. Peut-être une maison. Assise à cette table nue, tête
penchée, j’attends. L’attente semble être ce pays de la peine. Je suis donc penchée dans la
posture du saule muet livrant à la rivière les pleurs qu’elle connaît.
Dans la perplexité de l’instant, mes pensées vont aux circonstances de la mort de Mère.
Une rumination sourde dessine une moue sur mon visage.
Mère passe près de moi. Elle est vivante. Elle est jeune. Elle passe ou plutôt elle glisse.
Elle glisse c’est-à-dire qu’elle fend l’air rendu plus lourd de sa présence énigmatique.
Elle a mon âge, là, au moment même du temps où je la perds.
Elle passe. On la voit être dans un petit couloir.
Rien ne s’écrit dans l’espace du rêve, sur la table traçant une frontière entre Mère morte
déambulant et l’endormie qui interroge.
C’est l’ivresse des retrouvailles avec l’enfance. L’ivresse des possessions jalouses. Sans
partage. Ce vertige du retour à la source, qui demeure un parfum, une paume, une épaule pour
la douceur.
∗
L’espace que j’emprunte est ce que je nomme interstice
L’écran blanc du rêve est le monde.
La mémoire peut chasser l’habitant et garder la maison.
Il suffit à Mère de m’être présence. Une traversée libre de la grammaire du temps.
in « On ne sait pas que les mères meurent », éditions unicité
∗
Vous faites comme si
nous ne savions rien de la peur
de cette lumière sur l’étagère
de ce frémissement d’herbe à nos tempes
rien du vertige à l’échancrure soudé
rien de ce martèlement contre les murs
quand les rires ont cessé
∗
Discrets et dénoncés
à nos joues les contours
nos nudités ne savent plus
quoi de la langue ou du visage
choisir la courbe
le retrait ou l’avancée
l’augure ou l’outrage
le corps étranger trop près
étrangle loin
la prochaine gare est un silence
Partons tels que nous sommes arrivés
scande l’écho au bout du couloir
∗
J’ai du avoir quinze ans
dans ce présent de sève et de feu
être pauvre de cette pauvreté d’ânesse
sur un chemin de montagne
à fleur de sol du sel sous la semelle
et d’eaux profuses
qui ruissellent à flanc de nos os :
rêver d’être le chemin
d’être la montagne
l’Edelweiss sur la rocaille
et d’être poète
sans avoir à pleurer
∗
Des jardins arrondis très bas
cueillent notre surprise
c’est dire que le désir est bleu
comme ne peut l’être un ciel d’été
∗
La distance entre nos cuisses
est la distance d’entre nos cuisses
première et dilatée
la nuance un aveu l’aveu un constat
ce fruit divisé
dans la moiteur de nos paumes
∗
Flocon pour sa douceur
morsure pour son sang
le premier baiser pendu
au cou de la fenêtre coule
sur les parois de falaises
fortes et faibles
comme nous
qui sommes faibles et forts à onze heures
sur notre visage de silex et de craie
∗
Femme sans écriture sans mémoire
Vous penchez ce qu’il faut de nerfs
Vers les voleurs de souvenirs et versez
Aux jours filants vos heures cathédrales.
Sous cet air de marbre blanc votre cri
Est une clé dans un trousseau cri-douleur
Cri à la criée votre cri d’orfraie brisant
Vos os de dépouille en sursis votre cri
Comme une craie usée contre un tableau noir.
Vous dites :
Tous les matins sont morts
Rien de ce qui est inhumain ne
M’est tout à fait étranger
∗
Ne rien désirer
Pas même le silence
Le trottoir se dérobe sous vos pas
Avant que la chute ne précise sa pente
« J’ai tout perdu, rien ne me manque ! »
Criera le mensonge du fond de son impasse
Votre charme c’était votre solitude et votre style
La preuve de l’existence de Dieu
La forme finale non spécifiée
in « Unité 14 », L’Harmattan
Lèvres qui tremblez
Je n’irai plus par vos quatre chemins
La guerre n’est à personne elle m’appartient
Les voyages n’y feront rien
Les regards bleus non plus
Qui insistent quand je m’échappe
Comme la mer échappe au point final
De la phrase toujours échouée
A se casser un talon sur les pavés disjoints
De la vérité qui insiste
A demi-mot même la grâce
N’y peut rien
Enchâssée dans le leurre du verbe
La coupe est pleine au seuil
Qu’il faut boire
∗
Sous le réverbère
Peu importe d’où vient la nuit
Le soleil n’attend pas
De connaître le nombre des étoiles
Pour briller
L’univers se déploie
Mieux que tes mains caressant
Une boule de cristal
J’ai vu pour preuve
Une âme en toute chose
Comme l’aura d’une flamme
Que l’on fixe
Sans pouvoir l’approcher
in Dans le tremblement du seuil, éditions unicité
∗
Adagio
La ville s’est arrêtée de respirer
Elle a suspendu son souffle au front des étoiles
On dirait qu’elle attend
Bouche bée
Que le jour décline
Les rumeurs, les lumières, les éclats de voix
Affluent en fragments épars
La ville s’est arrêtée de respirer
De grandes artères étirées comme des rayures
Convulsent jusqu’à l’heure de l’aube
Débarrassée de la pesanteur du tracé
L’absinthe dans les veines
Du rêveur sans sommeil
Quand l’infiniment petit rejoint l’infiniment grand
A l’instant précis du passage
La ville s’est arrêtée de respirer
Elle a suspendu son souffle à la tempe du dormeur
Et répand la nouvelle :
La ville s’est arrêtée de respirer
Depuis le martèlement de ses atomes
Sur ma poitrine
Elle n’a jamais retrouvé le battement du monde
in Melancholia si, Hélices, collection Poètes ensemble
Laurence Bouvet, poèmes, lecture par l'auteure.