Laurent Pépin, Clapotille

Par |2024-11-06T10:57:46+01:00 6 novembre 2024|Catégories : Critiques, Laurent Pépin|

L ’incan­des­cente enfance de l’art

Clapotille est arrivée chez moi comme par enchante­ment via d’invisibles atom­es crochus, mais « Je suis mort encore et encore, cette-nuit-là ». C’est dire si le con­te – car c’en est un, le troisième d’un fameux trip­tyque qui a com­mencé avec Mon­strueuse féérie (2022) et s’est pour­suivi avec L’angélus des ogres (2023) – fraie dès son orée avec l’obsession, la répéti­tion de l’effroi et surtout la per­ma­nence d’une con­science au sein même de la mort.  

C’est la magie du verbe ou de toute forme ou folie poé­tique que d’avaler ses mon­stres, de les loger dans sa poche, ses entrailles, sa mémoire pour les recracher tout humides d’une salive salu­taire, éminem­ment capa­ble de méta­mor­phose. Et celle de Lau­rent Pépin est par­ti­c­ulière­ment sai­sis­sante, apte à s’emparer d’un drame famil­ial par tous les mécan­ismes de ses bars à rêves, à jouer tous les rôles, à don­ner voix, comme un Ulysse au seuil des Enfers, au père, à la mère, à la fille, à Lucy, au petit Antonin… tous créa­tures entre deux mon­des qui ne cessent de se con­fon­dre. C’est qu’il faut par­venir, par ce choral, à juguler la puis­sance dévas­ta­trice de l’ogre pater­nel et planter sur sa dépouille des fleurs sauvages protectrices.

On songe à ce rare court-métrage d’animation norvégien, tout aus­si excep­tion­nel dans sa poésie anx­iofuge, qu’est Sin­na Man (L’homme en colère) d’Anita Kil­li sor­ti en 2010 et dans lequel le père enfle et tra­verse des crises de vio­lence mon­strueuses ; mais grâce au roi, il sera soigné dans un par­adis asi­laire. L’enfançon ter­ror­isé, tout autant que la mère, ouvre au sein de ce cauchemar des bulles de rêve d’une déli­catesse boulever­sante. Et comme la lit­téra­ture, onirique en l’occurrence, est un car­refour d’univers qui se sub­li­ment les uns les autres, on songe aus­si au con­te Bon­homme de neige Bon­homme de neige de Janet Frame, paru en 1963 dans lequel l’angoisse méta­physique de la dis­pari­tion ou de l’engloutissement taraude l’écriture.

Lau­rent PÉPIN, Clapotille, Ed. Fables fer­tiles, 127 pages., 17,50 €.

De façon plus loin­taine, la lumière noire de la folie n’est pas sans nous rap­pel­er Tous les chiens sont bleus du Brésilien Rodri­go de Souza Leão où le chaos de la schiz­o­phrénie repense cet autre chaos per­ma­nent qu’est le monde. C’est bien cela, la poésie, en tout cas celle de Lau­rent Pépin, un mael­strom cérébral qui vous attire vers des gouf­fres d’où seule la langue peut vous sortir.

Dans Clapotille, qui n’a peut-être pas con­science de ces trois références, la folie, le rêve et l’angoisse sont portées par une langue incan­des­cente qui se ressource con­tin­uelle­ment auprès d’un imag­i­naire de survie. Les images afflu­ent pour garder la tête hors de l’eau et juguler toute men­ace immi­nente par une sor­cel­lerie blanche. Il s’agit de fab­ri­quer du rêve pour répar­er les sou­venirs, de s’immerger dans une enfance sec­ouée pour lui faire vom­ir sa viande mal digérée et en faire des mer­veilles, de détenir la clef de Barbe Bleue pour une recon­nais­sance des lieux de torture :

« Et devant le bar-à-rêves clan­des­tin, maquil­lé en com­merce de charme afin de tromper la vig­i­lance des autorités, il y a un gar­di­en des clés, offi­cielle­ment chargé de sur­veiller les femmes nues dans les vit­rines, lorsqu’elles accueil­lent leurs voyageurs. Quand vous vous présen­tez à lui, le gar­di­en des clés vous scrute longue­ment : il attend de vous que vous recouriez à un signe de recon­nais­sance, chaque Rêveur, même brisé, ayant le pou­voir de trou­bler le sens formel des mots et de l’illustrer dans les expres­sions du vis­age. […] Je m’efforçais de voy­ager dans le corps de mes femmes dis­parues, espérant que leur sou­venir dis­siperait les créa­tures qui m’observaient dans l’ombre. » Han­té par des voix tox­iques, c’est ici le père qui parle.

Il y a dans l’écriture de notre auteur un sin­guli­er mélange de sim­plic­ité syn­tax­ique, héri­tière des con­tes pour enfants comme du par­ler enfan­tin, et de den­sité d’états psy­chiques qui passent par des images fortes, assénées avec un naturel désar­mant — juste­ment. On songe à Hans Chris­t­ian Ander­sen, bien sûr. Il s’agit de remon­ter la pente du sou­venir, un pas après l’autre, une voix après l’autre, un fan­tôme après l’autre, d’épuiser l’angoisse :

c’était épuisant de guet­ter tout ce qui s’insinuait de sale et d’inquiétant dans les entrées et les sor­ties du corps. 

Et quand on parvient à l’épuiser, un ten­dre éblouisse­ment nous est offert :

« Sou­vent, je fais le tour de mes rustines et les décolle légère­ment pour voir où ça en est. Der­rière, il y a tou­jours un petit embry­on d’astre, pas encore assez mûr pour éclore, mais j’ai mon arrosoir avec moi, qu’il suf­fit de rem­plir en tra­ver­sant un nuage inof­fen­sif à toutes berzingues. »

Heureuse­ment qu’il est encore pos­si­ble, adulte, de pra­ti­quer l’animisme de l’enfance et d’être capa­ble de jouer à qui serait qui ou quoi. On passe ain­si d’une écri­t­ure en italiques à celle en car­ac­tères droits, d’un état penché aux pris­es avec les courants vio­lents à un état droit qui maîtrise sa matière.

Voici bien une œuvre sur­prenante qui renou­velle notre vision du con­te, nous plonge non pas dans l’enfance des enfants mais dans celle des adultes, avec cette puis­sance nerveuse d’une réflex­ion poé­tique sur les ruines de l’enfance, la dis­pari­tion du réel, la schiz­o­phrénie ou la psy­chose. Psy­cho­logue clin­i­cien par ailleurs, Lau­rent Pépin sait de quoi il parle.

Présentation de l’auteur

Laurent Pépin

Lau­rent Pépin est psy­cho­logue clin­i­cien de pro­fes­sion et écrivain. 

Diplômé de l’U­ni­ver­sité Rennes 2, il est devenu psy­cho­logue à l’âge de 30 ans après avoir exer­cé plusieurs emplois, dont celui d’aide-soignant en EHPAD.

© Crédits pho­tos Zone Critique

Bibliographie

Mon­strueuse Féérie, 2022, Édi­tions Fables Fertiles.
L’angélus des ogres, 2023, Édi­tions Fables Fertiles.
Clapotille. 2024 Édi­tions Fables Fertiles.

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Tristan Felix

Tris­tan Felix est née au Séné­gal et demeure à Saint-Denis. Poète polyphrène et poly­mor­phe, elle décline la poésie sur tous les fronts. Elle pub­lie en vers comme en prose, chronique et, pen­dant douze ans, a codirigé avec Philippe Blondeau La Passe, une revue des langues poé­tiques. Elle est aus­si dessi­na­trice, pho­tographe, mar­i­on­net­tiste (Le Petit Théâtre des Pen­dus), con­teuse en langues imag­i­naires et clown trash (Gove de Crus­tace). Elle donne des spec­ta­cles dans des théâtres, des galeries-musées, des médiathèques, salons, insti­tuts cul­turels ou sco­laires, fes­ti­vals. Elle expose ses dessins et pho­togra­phies. Elle organ­ise des lec­tures-prouess­es sur scène ou à la radio, des Tro­quets Sauvages, des ate­liers de cal­ligra­phie et des con­férences ani­mées sur la manip­u­la­tion, à Paris comme en province. Elle enseigne par­al­lèle­ment les let­tres, à sa façon, au pied de la Goutte d’Or, à Paris. En 2008, elle fonde avec le musi­cien com­pos­i­teur Lau­rent Noël L’Usine à Mus­es, pour la pro­mo­tion des arts vifs et de la poésie, et fab­rique des courts-métrages avec son com­plice nicAmy, cam­era­man. Elle cul­tive l’échange, l’étrange, le brut et le ciselé. Ses créa­tures venues d’ailleurs ten­tent de guérir qui s’y frotte. Son univers onirique est inquié­tant et jubi­la­toire, entre théâtre de rue intérieure, cab­i­net de curiosités et cirque poé­tique. Recueils — Heurs, Dumerchez, 2002. — Fran­chis­es, avec Philippe Blondeau, L’Arbre, 2005. — À l’Ombre des Ani­maux (poèmes et pho­togra­phies), L’Arbre, 2006. — Coup Dou­ble, (poèmes et pho­togra­phies), avec Ph. Blondeau, Corps Puce,  2009. — Ovaine (con­telets et dessins), Her­maph­ro­dite, 2009. Gravure, V.Rougier éd. 2011 (pour Pile de Proverbes de C. Kaï­teris) — Jour­nal d’Ovaine, L’Atelier de l’Agneau, 2011. — Trip­tyque des Abysses (dessins) ; Quatuor à fils (dessins/poèmes), L’Atelier de l’Agneau, 2011. — Volée de Plumes (dessins à 2 plumes avec Gabrielle B. Pes­li­er), L’Atelier de l’Agneau, 2013. — Trois ouvrages col­lec­tifs chez Corps Puce. — Aphon­ismes et Avis de Recherche, Flam­mar­i­on, 2013, 2015 (col­lec­tifs). — Les Farces du Squelette (textes et dessins), Venus d’Ailleurs, 2014. — L’Ivre de Bor­ds (textes de M. Mouri­er, dessins de T. Felix), Car­ac­tères, 2014. — Sorts, poèmes, Hen­ry, 2014. — Bruts de Volière (textes et dessins, avec M. Mouri­er), L’Improviste, 2015. — Zinzin de Zen (textes et pho­togra­phies), Corps Puce, 2016. — Pen­sée en herbe du XXIe siè­cle (apho­rismes de col­légiens), Corps Puce, 2016. — Obser­va­toire des extrémités du vivant (textes et pho­togra­phies), Tin­bad, 2017. — Alphabête, (dessins, poèmes et col­lages, avec Lau­re Mis­sir), Les deux Corps, 2017. — Aphon­ismes (textes et dessins), Venus d’Ailleurs, 2017. — Tarots Tarés (mini livre-boite d’artiste, 18 tarots dess­inés et écrits), Venus d’Ailleurs, 2018. — Ovaine, La Saga (contelets),Tinbad, 2019. — Lais­sés pour con­tes (chronique des aban­don­nés), Tar­mac, 2020. — Faut une Faille (fab­rique de créa­tion), Z4 éd, 2020. — Tan­gor (poèmes et dessins), PhB éd, 2020. — Rêve ou crève (poèmes et pho­togra­phies) à paraitre chez Tin­bad, 2022. — Les Hauts du Bouc (nou­velles) à paraître chez Aéthalidès, 2022 — Gri­moire des foudres (poèmes), à paraitre chez PhB, 2022 Revues La Passe, Dias­poriques, Diérèse, Dis­so­nances, Sar­razine, Trac­tion-Bra­bant, Comme en Poésie, Poésie Pre­mière, Con­tre-allée, Décharge, Le Grog­nard, Empreintes, L’Igloo, L’Intranquille, Ecrits du Nord, Arcane 18, L’Ampoule, Tin­bad, Chroniques du ça et là, Apulée, LPB, EaN. CD : — Je, îl(e) déserte, prod. L’Usine à Mus­es, 2011 : 16, rue des Ursu­lines, 93200 Saint-Denis. (rêves de six poètes : Sté­fan, Mouri­er, Abde­laz­im, Clapi­er, Blondeau, Ch’Vavar). Musique: Lau­rent Noël.) — La Mort se fait la belle, avec Arsène Tryphon, éd. Venus d’ailleurs, 2021. Site: www.tristanfelix.fr/

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