L’avenir seul de Arséni Tarkovski
Ça m’étonne d’être encore vivant
Parmi tant de tombes et de visions
Arséni Tarkovski
Nous partirons d’ici pour toujours.
Là-bas c’est le silence et les trains,
Les ponts, l’herbe, les tours
Et des yeux le bleu quotidien,
Le fleuve,
Et l’écho des montagnes qui grondent,
Et la balle tirée à bout portant.
Les éditions Fario et Christian Mouze travaillent à faire connaître la poésie de Tarkovski père en France. C’est une très bonne chose. Arséni est le père du cinéaste Andréi, ce qui peut sembler anecdotique et l’est d’ailleurs d’une certaine manière. Cependant, les deux artistes ont beaucoup échangé sur leurs œuvres respectives. Tarkovski père est né en Ukraine en 1907, mort en 1989. Il a connu le siècle « communiste » des staliniens et autres illuminés en rouge sang. Pour Christian Mouze, en sa très intéressante présentation, naître dans cet espace géographique autour de 1907 n’est pas une mince affaire : « 1907 est le jusant révolutionnaire de 1905, le dernier éclat, mystique et messianique, du Symbolisme russe, et l’annonce encore à peine perceptible de deux autres étoiles : le Futurisme et l’Acméisme. La Révolution et la Culture sont les deux courants qui flattent et emportent dans la vie et l’Histoire la barque de la jeunesse intellectuelle d’Arséni Tarkovski ». On échappe peu, qu’on le veuille ou non, aux ambiances de sa propre jeunesse.
Le poète écrit en russe, sa langue natale. Il publie peu ou pas durant de longues années, travaillant son atelier jusque tard dans son existence, ne publiant son premier recueil qu’à l’âge de 55 ans, aspect que nombre de ses contemporains admiraient – pour lequel je ne perçois pas d’intérêt particulier. Mais nous sommes ici dans un espace russophone et les catégories perpétuellement à la mode sous nos contrées (poète « inspiré », « maudit », « avec ou sans muse » et cetera) n’importent guère ici ; la poésie en Russie, c’est Pouchkine et c’est récent. Outre la culture russe, l’enfance ukrainienne, la poésie de Tarkovski est marquée par l’expérience de la Seconde Guerre Mondiale, guerre au cours de laquelle il a été blessé. Une blessure qui irrigue alors, selon Mouze, sa poésie autant que son corps. Une blessure qui explique en partie deux fortes et importantes amitiés de l’existence de Tarkovski : Tsvetaeva et Akhmatova. Cela n’est pas anodin n’est-ce pas ? Akhmatova qui dit de Tarkovski, dans un texte datant de 1962 et ici reproduit en fin de volume, que « Cette nouvelle voix va résonner pour longtemps dans la poésie russe. D’immenses couches de travail se font sentir dans ses vers. On voit bien que le poète a traversé toute une série de fortes influences venant de précurseurs ou de contemporains (que maintenant on devine mieux). » Pour Mouze : « La poésie de Tarkovski est d’abord une poésie de la pensée », ce qui engage en effet l’entier de la vie et d’une vie.
Voici :
Trois jours que la pluie tombe
Une glace grise se répand,
Elle froisse les plumes, lave le bec
Des freux sur le bouleau
(La pluie pénètre)
Non sans raison
Contre la prose (elle s’infiltre partout),
Le cœur se serre,
Contre la pauvre prose du bouleau,
De la rivière et derrière la rivière
(presqu’en pleurs),
Contre la pauvre prose
Du papier sous la main.
Comment, en ces pages, ne souscririons-nous pas à l’œuvre d’un poète qui, il y a cinquante ans déjà, savait que le prosaïsme est le malheur même de cette modernité ?