Layli Long Soldier, Where as/Attendu que, traduit par Béatrice Machet

Par |2021-03-21T11:39:36+01:00 19 mars 2021|Catégories : Layli Long Soldier|

Main­tenant
faire de la place dans la bouche
pour lesherbeslesherbeslesherbes

Ce ter­cet plante le décor. Layli Long Sol­dier se donne pour objec­tif de s’ouvrir, de se désen­com­br­er, de  par­ler avec d’autres mots pour faire advenir l’originel et cette injonc­tion est immé­di­ate­ment suiv­ie par l’évocation de cav­a­liers et de chevaux dont on imag­ine que ce sont ceux de l’envahisseur.

Ce recueil est divisé en deux par­ties. La pre­mière reflète les préoc­cu­pa­tions de l’auteure dont la plus impor­tante, sans nul doute, est de voir, de regarder autour et en amont de la langue pour retrou­ver les mots orig­inels. S’ensuit un va-et-vient entre la langue de son peu­ple – Layli Long Sol­dier est une jeune poète et artiste sioux Lako­ta Oglala – et la langue de l’envahisseur. Car c’est bien comme cela qu’on doit le nommer.

Layli nous dit tout au long de ce chem­ine­ment de langue à langue que les mots, l’écriture sont vitaux. Les mots, peut-être pas ceux qu’il aurait fal­lu employ­er car il y a un fos­sé entre les deux cul­tures, une brèche à col­mater ; il y a elle puis elle : regardes-tu com­ment je suis dev­enue deux ?

L’écriture est au cen­tre de cette par­tie  du livre. Tous les moyens sont bons pour nous oblig­er à regarder sur la page, regarder/lire des mots jetés avec leur con­tenu d’abominations, ces mots qui changent à par­tir du moment où l’on en par­le au passé et pour­tant cela a bien eu lieu… :

il fut traîné ou bien ils le traînèrent le long de la route… et cela com­mence avec sa tête sur le sol et ses cheveux dénoués.

Layli Long Sol­dier, Atten­du que, Tra­duc­tion Béa­trice Machet, Edi­tions Isabelle Sauvage 2020

Tous les moyens sont bons. Layli avance en écri­t­ure avec brusquerie. Elle scan­de plus qu’elle ne chante à moins que ce ne soit le chant scan­dé de ses ancêtres qui remonte du plus pro­fond : pas­sages heurtés psalmod­iés : regarder/lumière/herbe/corps/entier/bouge entière­ment… ; mots bif­fés ou encore texte — pour nous laiss­er entrevoir des drames abso­lus comme la bataille de Lit­tle Bighorn — emprun­té et par­tielle­ment tron­qué : métaphore de tous ces braves qui sont tombés au com­bat et dont on retient que ce fut un mas­sacre gra­tu­it et qu’ils voulaient vivre en paix.  

Ou encore ce tra­vail ver­tig­ineux sur la langue dans le poème inti­t­ulé « 38 » qui racon­te la pendai­son de trente-huit hommes dako­tas sous les ordres du prési­dent Lin­coln alors qu’il avait signé la procla­ma­tion d’émancipation. Et ce poème com­mence par « Here, the sen­tence will be respect­ed, I will com­pose each sen­tence with care, by mind­ing what the rules of writ­ing dic­tate.” Le mot « sen­tence » en anglais a la dou­ble sig­ni­fi­ca­tion de « sen­tence » mais aus­si de « phrase » queLayli promet de com­pos­er avec soin, en ayant à l’esprit les règles qu’écrire dicte. Écri­t­ure sous auto-sur­veil­lance comme si les faits rap­portés étaient si dra­ma­tique­ment impor­tants qu’il faille jus­ti­fi­er qu’ils le sont dans une écri­t­ure exemplaire.

Faut-il com­pren­dre que les faits pour­raient être réfutés sous pré­texte que mal-écrits ?

Et cette sus­pi­cion que l’auteure s’auto inflige nous pou­vons la com­pren­dre quand elle rap­pelle les traités qui dépos­sédèrent pro­gres­sive­ment les Sioux Dako­tas de leur terre, traités dont le con­tenu était (volon­taire­ment ?) si obscurs qu’ils ne pou­vaient être com­pris. Tout se trou­ve dans le lan­gage que nous util­isons, nous dit Layli.

Un mot chargé de sig­ni­fi­ca­tions et d’images ouvre la porte aux analo­gies et à l’imaginaire. Le fait qu’il soit enten­du dans les deux langues dou­ble cette capac­ité à nour­rir l’écriture ou à l’inverse à la scléros­er. Mais c’est une tra­duc­tion débor­dante pour com­ment je ne réus­sis pas à dire ce que j’ai à l’esprit vir­gule la douleur méta-locu­toire d’être « pau­vre en langue ».

 

Parce que je dois l’écrire pour le voir vir­gule je sup­plie le dic­tio­n­naire d’apprendre un mot pour « pau­vre » vir­gule dans un lan­gage que  j’ose appel­er « mon » lan­gage vir­gule qui suis-je [… ] parce que je me sens wah­pániča je me sens seule.

Ensuite, il y a ce besoin de lib­erté chez Layli qui se traduit par un rap­port cor­porel à l’écriture : Étrange comme allongée sur le côté ça fonc­tionne. Et quand ça fonc­tionne, elle reçoit des cadeaux-mots qu’elle accueille et elle le con­fesse, un mot peut être un poème, croyez-le, un mot peut détru­ire un poème. Un mot, c’est sérieux, écrire, c’est pour que je me sou­vi­enne, nous dit-elle.

Toute expéri­ence est faite à tra­vers le corps lui a dit quelqu’un, mais elle n’a pas senti.

 

Drames passés, drames présents, l’auteure avance en totale con­fi­ance avec son lecteur jusqu’au drame intime qui est vécu et revécu par l’écriture : Quand ai-je ? Où ai-je ? Per­du bébé. 

Dans la deux­ième par­tie, Layli Long Sol­dier cite, com­mente et dénonce de façon détournée, les déc­la­ra­tions du Con­grès d’avril 2009 qui visait à présen­ter des excus­es aux peu­ples pre­miers d’Amérique.

Le « je » s’installe dans ces « Atten­dus » pour remé­mor­er la petite enfance, son lot d’humiliations et de craintes parce qu’une vie entière les yeux baissés/parce que des siè­cles dans la déso­la­tion. Et il fal­lait ser­rer les dents et avancer quand même et cette volon­té de  ne pas se plain­dre se trans­met de généra­tion en généra­tion : le fris­son de ma fille n’est pas nou­veau nous dit l’auteure, c’est une vieille pra­tique pro­fondé­ment ancrée qu’elle a apprise de moi en m’observant.

Et alors, c’est le rire nerveux qui rem­place les larmes face à l’hypocrisie des déc­la­ra­tions : L’arrivée des Européens en Amérique du Nord a ouvert un nou­veau chapitre dans l’histoire des peu­ples premiers. 

Layli com­mente cha­cune d’entre elle avec la vio­lence con­tenu de celle qui n’accepte pas ces soi-dis­ant excus­es mais elle avoue aus­si qu’elle se lasse de son effort à faire coïn­cider l’effort de la déc­la­ra­tion avec dirons-nous la réal­ité des faits. Blego,je suis fatiguée nous dit la poète, quand je grimpe sur le dos des langues, les chevauche et les con­duits jusqu’à l’épuisement.

On pour­rait être éton­né de con­stater que per­siste encore et peut-être plus que jamais, ce que Layli appelle « le vide indi­en », ce malaise qui l’étreint dans toutes les cir­con­stances de la vie et pas seule­ment en écri­t­ure –et ce mot « indi­en » est obsolète si l’on en croit le dic­tio­n­naire ; il faut le rem­plac­er par « indi­en d’Amérique ».

 

Si le lan­gage de la race est véri­ta­ble­ment attaché au vide quel qu’il soit je ressens main­tenant la coque me pénétr­er, tête genoux pieds, si j’ose dire, en posi­tion fœtale… 

Dans le chapitre « réso­lu­tions » de cette deux­ième par­tie Laly Long Sol­dier insère ses pro­pres réso­lu­tions et elle le fait dans une lib­erté d’écriture dont on peut penser qu’elle est un ver­tige, une façon dés­espérée de dire et de se faire enten­dre. Ver­tige mais pas chaos, dés­espoir mais volon­té extrême de résis­ter, face à ce et ceux qui occupe(nt) non seule­ment le pays mais la langue.

Nous retien­drons de ce recueil sa com­po­si­tion maîtrisée qui court avec une grande sub­til­ité de mise en page entre poésie expéri­men­tale, poème visuel, prose, his­toire, réflex­ion juridique et qui plus est entre deux langues.

Et pour ter­min­er je reprendrai son intro­duc­tion à la deux­ième par­tie du livre :

 

 I am a cit­i­zen of the Unit­ed States and an enrolled mem­ber of the Oglala Sioux Tribe, mean­ing I am a cit­i­zen of the Oglala Lako­ta Nation — and in this dual cit­i­zen­ship, I must work, I must eat, I must art, I must moth­er, I must friend, I must lis­ten, I must observe, con­stant­ly I must live.

Je suis citoyenne des États-Unis et mem­bre de la tribu Sioux Oglala, ce qui sig­ni­fie que je suis aus­si citoyenne de la  nation Lako­ta Oglala : c’est au sein de cette dou­ble citoyen­neté que je dois tra­vailler, que je dois manger, que je dois œuvr­er, que je dois mater­n­er, que je dois lier ami­tié, que je dois écouter, que  je dois observ­er et que con­stam­ment je dois vivre.

 

« Lako­ta » sig­ni­fie « allié » mais aus­si « ami »

Ce recueil est traduit de façon exem­plaire par Béa­trice Machet qui s’est faite la spé­cial­iste de la poésie amérin­di­enne et dont le tra­vail de passeur entre la fran­coph­o­nie et les peu­ples pre­miers des États Unis est plus que précieux.

Présentation de l’auteur

Layli Long Soldier

Layli Long Sol­dier est une poète et artiste sioux oglala, vivant à San­ta Fe (Nou­veau-Mex­ique). WHEREAS, son pre­mier livre, a reçu plusieurs prix, dont le Nation­al Book Crit­ics Cir­cle, et a été final­iste du très pres­tigieux Nation­al Book Award for Poet­ry à sa paru­tion, en 2017.

Bib­li­ogra­phie (sup­primer si inutile)

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Geneviève Liautard

Poète, elle est l’auteur de qua­tre recueils de poésie, a par­ticipé à des ouvrages col­lec­tifs, aime col­la­bor­er avec des plas­ti­ciens, des musi­ciens. Depuis une ving­taine d’années, nom­breuses paru­tions en revues. Trois recueils ont vu le jour sous la sig­na­ture de Mal­ib­ert, fruit d’un tra­vail à six mains.

Dernières paru­tions : Le champ d’écume- La Bar­tavelle ; Deme­terre- L’Harmattan  (Mal­ib­ert) ; Blanc, Noir, Silenceavec le cal­ligraphe et plas­ti­cien Bernard Van­malle (Livre d’artiste) ; La bien­v­enue du Rouge-queue- Édi­tions Encres Vives ; Baby Blues– Édi­tions du Petit Véhicule avec le pho­tographe Patrick Aubert.

Tra­duc­trice, elle entre­prend en 2013 la co-tra­duc­tion de l’œuvre de Jane Hir­sh­field, écrivain, poète et essay­iste améri­caine.  Sélec­tion de poèmes dans les revues Phoenix, Les Car­nets d’Eucharis, NUNC, Terre à Ciel, Soleil et Cen­dres. Novem­bre 2018 : Come, Thief/Viens, Voleur- Edi­tions Phloème.

 

 

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