« États généraux permanents » de l’urgence : entretien avec Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons

De rebondissements en annulations, nous l’avons cru possible, proche voire effectif, ce 38ème Marché de la Poésie de Paris. D’abord en juin, date habituelle de l'événement, attendu par le monde de la Poésie francophone et international. La crise sanitaire a mené à la décision de remettre cette édition à la rentrée. Octobre, dit-on à Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons. Mais nous apprenons pour la seconde fois son interdiction, peu de jours avant le début de cette manifestation si importante. Peu importe que des éditeurs aient prévu une logistique parfois périlleuse pour venir, que des auteurs aient préparé des lectures et des conférences, peu importe le travail titanesque des organisateurs, peu importe le public : ce 38ème Marché de la Poésie est décidément interdit. Rappelons qu’il se déroule en plein air, dans le cadre de la Foire Saint-Sulpice, sur la place du même nom. Rappelons que les éditeurs sont installés sous des tentes ouvertes. Rappelons que les allées sont larges. Rappelons qu’aux mêmes dates de ce mois d’octobre s’est tenu le Salon d’Art contemporain du Carreau du Temple, bâtiment avec portes et fenêtres, donc fermé. Quelles sont les raisons qui ont motivé ces décisions ? Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons ne cessent pas le combat, et s’expriment, alors que leurs courriers aux instances décisionnaires sont restés sans réponse.  

Le Marché de la Poésie est un rendez-vous attendu par les éditeurs et poètes francophones mais aussi internationaux. Depuis quand a-t-il lieu ? Quelle fréquentation attendez-vous chaque année ?
Même s’il est difficile pour nous de le chiffrer, faute de moyens pour le faire, l’estimation est de l’ordre de 50 000 visiteurs chaque année. Unique en France, et ce pendant cinq jours.
Cette 38ème édition du Marché de la Poésie a été interdite par décision du Préfet de police de Paris. Il devait se dérouler en plein air sur la Place Saint Sulpice comme cela fut le cas chaque année. En plus de ce paramètre non négligeable car le lieu n’est pas un endroit fermé, vous aviez pris toutes les dispositions pour que les normes sanitaires soient respectées. Comment cette décision a-t-elle été justifiée ?
Cette décision n’a pas été justifiée, c’est bien là le problème majeur. Notre manifestation n’a pas été officiellement interdite, mais nous avons décidé de l’annuler faute de réponse du Préfet de police. Maintenir l’ouverture du 38e Marché, c’était courir le risque de nous mettre en difficulté légale et de fournir des arguments à ceux qui voudraient voir disparaître la Foire Saint-Sulpice.

 

Selon toute apparence d’autres manifestations sportives et artistiques ont été autorisées aux mêmes dates, et se sont déroulées pour certaines dans des espaces fermés (par exemple « Les galeristes » au Carreau du Temple, rendez-vous dédié à l’Art contemporain). Comment comprendre cette différence de traitement ?
Ce serait plutôt au Préfet de police de Paris de s’expliquer sur ce point, et c’est précisément ce que nous lui avons demandé. Peut-être que le Marché de la Poésie, tout comme le Salon de la revue, L’Autre Livre ou Page(s) ne sont pas suffisamment « commerciaux » à ses yeux et regardés d’un œil de mépris pour leur dimension culturelle. Pourtant nous y mêlons ces deux aspects, sans honte aucune : la culture a également le droit de vente.

Vincent Gimeno-Pons, juin 2015.

Lieu d’échanges et de rencontres, lieu de croisement de cultures et de voix, lieu de fraternité et de richesse tant humaine qu’artistique, le Marché de la Poésie est un rassemblement où se croisent et s’échangent des idées, où se nouent des amitiés et des collaborations qui donnent lieu à des réalisations artistiques. C’est donc un moment incontournable où s’élabore la dynamique de créations futures ?
Il s’opère au Marché de la Poésie une magie que nous ne maîtrisons pas, et c’est tant mieux. Né d’une volonté initiale de rassembler en un même espace tous ceux quasiment qui font vivre la poésie contemporaine, (nous ne prétendons nullement à l’exhaustivité toutefois), les fondations de ce Marché se sont bâties autour des éditeurs et des revues, ce qui lui a certainement offert et lui offre encore une plus grande et solide assise que celle d’autres rencontres sur la poésie et la création littéraire. Ce sont les participants eux-mêmes du Marché qui lui donnent vie en y invitant leurs auteurs, leurs publics, tout comme les professionnels du livre qui s’intéressent à ce domaine. Et le public du Marché de la Poésie ne cesse de grandir d’année en année. Nous ne sommes qu’une vitrine, un écrin, et le succès constant du Marché prouve l’intérêt d’une telle manifestation.

 

Combien d’éditeurs indépendants participent à cette manifestation ? En quoi venir au Marché de la Poésie est vital pour nombre d’entre eux ?
Près de 500 éditeurs et revues y participent ou y sont représentés.
La plupart des publications présentées pendant le Marché ont généralement peu de visibilité auprès du grand public. Une grande partie des éditeurs (et revuistes) qui y participent ne sont pas parisiens. C’est l’occasion pour eux de rencontrer leurs auteurs, d’échanger avec d’autres éditeurs (nombre de coéditions sont nées au Marché). L’activité de la seule vente représente sans nul doute environ la moitié de leur travail sur place. Le reste concerne l’échange et la convivialité. S’il paraît quelque 400 nouveautés au moment du Marché, nous pouvons sans nous tromper en conclure que c’est un moment essentiel dans la production littéraire éditoriale de création.

Communiqué de presse suite à l'annulation du 38ème Marché de la Poésie.

Quels seront les impacts économiques causés par cette interdiction ?
Nous ne connaissons pas encore l’impact de cette interdiction. Sans doute va-t-il se révéler dans les mois qui viennent. Depuis mars dernier, nombre de ces éditeurs et revues n’ont pu aller à la rencontre de leurs lecteurs, du public, de leurs auteurs. Leur déficit de vente est important et la pérennité de leur activité est parfois mise en péril.
La poésie, aujourd’hui si peu présente en librairie, va sûrement voir l’espace qui lui est maigrement dévolu se réduire encore. Certes, l’univers de l’édition de poésie (et de création) est en crise permanente, mais une crise comme celle-ci, c’est assurément une crise de trop.
Quelles sont les conséquences pour la vie de la Poésie, sa visibilité, sa diffusion ?
Comme vous pouvez le penser, elles sont très graves. Et n’oublions pas leurs effets sur les poètes eux-mêmes, les auteur.e.s qui ont également grandement perdu dans la « bataille » : plus de rencontres, plus de lectures, plus d’ateliers. Beaucoup vivent, voire survivent, tout au long de l’année grâce à ces événements qui n’ont pu avoir lieu, et qui ne reprendront pas avant longtemps, de toute évidence. Et au-delà de cette dimension économique non négligeable, la rencontre avec les lecteurs et le public est essentielle dans l’univers de la poésie. Sans rencontres, pas de dialogues, de contradictions, de création vive.
Cela fait déjà longtemps que la poésie est en souffrance au niveau de sa diffusion, de sa perception dans notre société.  Il serait désormais grand temps que ceux qui sont en charge d’organiser la vie sociale et culturelle prennent conscience que la poésie est essentielle à la création littéraire, essentielle au développement et à la survie de la langue, sous toutes ses formes. Grand temps qu’ils respectent ceux qui œuvrent pour une véritable éducation populaire d’exigence.
Vous avez écrit au Préfet de police de Paris pour lui demander des explications. Avez-vous reçu une réponse ?
Non, et malheureusement nous n’attendons pas plus de réponse de Monsieur le Préfet de police de Paris que de Madame la Ministre de la Culture aux lettres ouvertes que nous leur avons envoyées il y quelques jours. Les institutions « responsables » se complaisent dans le silence, c’est la politique de l’autruche, la tête dans le sable, en attendant que passe la tornade.
Peut-on parler de censure plutôt que d’interdiction ?
 Lorsqu’aucune réponse ne vient, malgré nos relances acharnées, tout peut prêter à confusion, non ?
Et maintenant, que faire ?
Pas d’autre choix que de continuer notre action, de résister, de se battre. Ne pas baisser les bras, lire, écrire, écouter, vivre en poésie… en solitude et solidarité.

 

Denis Pourawa. Photo c_i_r_c_é - Marché de la Poésie, octobre 2020.

 

A lire, les Lettres ouvertes, communiquées au Préfet de police de Paris et à Madame la Ministre de la Culture :

Lettre ouverte au Préfet de police de Paris

lettre ouverte à Madame Roselyne Bachelot-Narquin, Ministre de la Culture

Présentation de l’auteur

Yves Boudier

Né en 1951 en Basse-Normandie. Vit à Paris. Professeur de Lettres jusqu’en 2012 à l’université Cergy-Pontoise, Iufm (Espe) de l’Académie de Versailles.

Président de l’association c/i/r/c/é - Marché de la Poésie. Administrateur de la Biennale internationale des poètes (2006-2017), président de la Maison des écrivains et de la littérature (2012-2015), membre des comités de rédaction des revues Action poétique (1978-2012) et Passage d’encres (1996-2014).

Publie notes critiques et poèmes en revues. Participe à des lectures et rencontres publiques. Activités radiophoniques. Collaborations avec des musiciens et des plasticiens. Contribue à différents colloques sur l’écriture et la poésie, en particulier au Collège International de Philosophie et à la Mel.

Derniers livres parus

Vanités Carré Misère, « Propos d’Avant » de Michel Deguy, L’Act Mem, 2009.

Consolatio, postface de Martin Rueff, La Mort au carré, Argol, 2012.

La Seule Raison Poème, ouverture de Liliane Giraudon, coll. « Action poétique », Le Temps des cerises, 2015.

Silentiaire, préface de Pierre-Yves Soucy, La lettre volée, 2020.

Crédit photo Francois Flohic

BibliographieDerniers livres parus

Vanités Carré misère, Propos d’Avant de Michel Deguy, L’Act Mem, 2009.

Consolatio, postface de Martin Rueff, La mort au carré, Argol, 2012.

La seule raison poème, ouverture de Liliane Giraudon, coll. « Action poétique », Le Temps des Cerises, 2015.

Silentiaire, préface de Pierre-Yves Soucy, La lettre Volée, 2020.

Poèmes choisis

Autres lectures

Yves Boudier, En vie/intra-foras

Sur une page, trois poèmes en quinconce se parlent. Trois poèmes ou bien est-ce le même ? Un poème sur chaque page ou bien le même, tout au long du recueil ? La [...]

Présentation de l’auteur

Vincent Gimeno-Pons

Après avoir été éditeur durant de longues années (éditions Jean-Michel Place et Utz) et travaillé dans la communication (Orphelins Apprentis d’Auteuil) puis responsable d’un site de VPC de produits éditoriaux (Cavalivres), Vincent Gimeno-Pons est désormais Délégué général du Marché de la Poésie (Paris) depuis 2004.

Par ailleurs, d’origine espagnole directe, il a traduit du castillan :

in : Anthologie poétique. Cultures hispaniques et culture française, Noesis/Unesco, 1988 ;
L’Obéissance nocturne (roman) de Juan Vicente Melo (Mexique), éditions de la Différence, coll. Les voies du Sud, 1992 ;
in : L’Invention de l’automne de Javier Lentini (traduction de la préface de Ricardo Cano Gaviria), éditions de la Différence, coll. Orphée, 1992 ;
in : Brèves n° 87 « Nouvelles d’Espagne », 2008 (Poisson volant de Eloy Tizón).
- Premier Manifeste nadaïste et Autres Textes de Gonzalo Arango (Colombie), 2019, éditions La Passe du vent

Yves BOUDIER, Président (à droite), Vincent GIMENO-PONS, Délégué général (à gauche), du Marché de la Poésie.

Poèmes choisis

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