On sait comme, dans nombre de religions (qu’elles soient monothéistes ou non), il est impossible de « figurer » le Divin… Le Christianisme occidental échappe à cette contrainte sous l’influence, en particulier, des peintres qui ont exercé dans le sillage de saint François d’Assise — qu’il s’agisse de Cimabue ou de Giotto. L’Eglise orthodoxe, elle, a pris une « demie mesure » en posant que l’on pouvait « représenter » la Divinité, mais le plus souvent, à travers les icônes, de manière symbolique. Est-ce un reste de l’iconoclasme qui a pu régner un certain temps à Byzance ? Je n’en sais rien, et je me garderais bien d’affirmer une position à ce sujet, mais je constate simplement les faits comme ils sont… Il suffit de penser à cet égard à la si fameuse œuvre d’Andreï Roublev sur la « Trinité » : les trois personnes qui, d’après le dogme énoncé au Concile de Chalcédoine, n’en font qu’une, n’y sont pas réellement représentées, mais bien les trois anges qui, selon l’Ancien Testament, apparurent à Abraham — ces trois anges étant l’annonciation, en suivant la « proclamation » du dogme chrétien, du Dieu trinitaire que le Christ allait révéler.
Il n’en demeure pas moins que, très souvent, le Divin ne pouvait être donné à voir. Après tout, alors qu’au début ils Le nommaient, les Hébreux n’ont-ils pas donné l’exemple avec le « nom imprononçable », et les Musulmans se contentent de dire « Allah » (dérivé de la racine protosémitique « El », qui signifie tout simplement la Divinité) : lorsqu’on ne peut même pas prononcer son vrai nom qui demeure un secret (ne sommes-nous pas là proches de la théologie négative et de ce que quelqu’un comme Grégoire de Nazianze appelait « l’Au-delà de tout », ou le Pseudo Denys un « Néant suressentiel » ?), comment donc Le figurer de quelque manière que ce soit ? (sauf en Perse, bien sûr, qui héritait sur ce point d’un fabuleux passé…).
Il ne reste dès lors qu’une solution — qui consiste à orner de lettres, peintes ou gravées avec la plus extrême minutie, ou avec le plus grand des arts, l’évocation que l’on veut faire du « Saint béni soit-il ».
Etant bien entendu que ces mots peuvent aussi bien s’appliquer aux mythes que se racontent les hommes pour « expliquer » la réalité de ce monde, et pour définir quel peut y être leur sens.
Notons toutefois que l’incapacité à dire le fondement de toutes choses joue ici un rôle central : est-ce pour rien que la calligraphie a connu un tel développement dans les cultures où l’on renonce à définir le Principe — que ce soit le Taoïsme chinois (« Le Dao que l’on peut nommer n’est pas le Dao… »), le Bouddhisme dans nombre de ses variantes, mais où l’on insiste sur la Vacuité (le Nirvana), le Judaïsme et l’Islam… ?
Chaque chose à quoi nous introduit l’ouvrage collectif dirigé et pensé par Colette Poggi, et aux sous-titres si évidents : « Geste, trait, résonance » puis, encore plus bas : « Des premiers artistes de la préhistoire / aux maîtres d’aujourd’hui ».
Il n’est pas anodin, en effet, de rappeler comme les Homo sapiens, à côté de leurs gravures en tout genre, ont souvent présenté sur les parois de leurs « grottes sacrées » de ces séries de traits ou de points qu’avait tant étudiées quelqu’un comme Leroi-Gourhan… Comme si nos questions fondamentales nous poursuivaient depuis des millénaires, et que nous n’y avions jamais apporté de réponse définitive !
De fait, et comme le fait bien ressortir l’ordonnatrice de ce « recueil », il s’agit là d’une interaction entre le souffle, le trait, le support, et l’encre dont on se sert… Comme une danse du calame par où l’on désire déboucher sur le plus grand des mystères. Et l’on ne sera pas étonné de découvrir toute la place qui est réservée à quelqu’un comme Carolyn Carson, dont les pas dessinaient une « calligraphie corporelle » qui nous ramenait à notre essence.
Recueil d’autant plus précieux que, très logiquement, il est illustré par certains des plus grands calligraphes de notre temps : qu’il s’agisse de Hassan Massoudy pour l’aire islamique, de Franck Lalou pour ce qui provient du regard de la Cabbale, de Bang Hai Ja pour ce qu’il est de la Corée — et de tant d’autres encore !
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