Je me sou­viens, et avec quelle émo­tion ! d’avoir lu pour la pre­mière fois un texte de Lancelot Lan­cyel, celti­sant d’origine hon­groise, dans la revue Sur­réal­isme, même.

 

Je me rap­pelle qu’il s’agissait alors d’une étude sur l’histoire de Tris­tan et Iseut la blonde où, à côté d’intenses « délires », j’avais trou­vé pour ma part, moi qui étais boulever­sé par ce « roman », de nou­velles manières de voir qui m’avaient incité à m’intéresser plus par­ti­c­ulière­ment, dans la lit­téra­ture cel­tique, à la Pour­suite de Diar­maid et de Grainne, aux Amours de Baile et d’Aillinn, ou encore aux Lamen­ta­tions de Cred sur le corps de celui qu’elle avait tant aimé.

 

Non que le « bagage intel­lectuel » de Lan­cyel ne fût par­fois hétérogène : ne le voit-on pas, dans une let­tre à Bre­ton que cite le pré­faci­er Marc Petit, pass­er de la sorte, dans la même phrase, d’un lan­gage claire­ment freu­di­en à un terme tout droit issu de la psy­cholo­gie ana­ly­tique de Jung ? « Mes études sur l’art gaulois, écrit-il ain­si, (…) m’ont ouvert les yeux quant à la racine pro­fonde de votre Sur­réal­isme, dont l’automatisme méthodique vous sert à ouvrir large­ment la porte au sub­con­scient (Fd) comme la charge d’un radar pour capter sur son écran le mes­sage arché­typ­al (Jg). »

 

Moi qui suis pro­fondé­ment jungien (et je ne m’en cache en aucune façon), je m’étonne tou­jours, d’après tout ce que nous pou­vons en savoir, de la « froideur » de la pre­mière (et de la seule) entre­vue d’André Bre­ton avec Freud, ain­si que de ce que le pre­mier avait pu écrire en 1959 dans le Lex­ique suc­cinct l’érotisme, lorsqu’il couchait sur le papi­er (à l’entrée pré­cisé­ment con­sacrée au sec­ond) : «S’exprimant sur la dis­si­dence de Jung — élim­i­na­tion des élé­ments « choquants », à com­mencer par la libido sex­uelle, aux fins de pro­mou­voir un nou­veau sys­tème éthico-religieux — (il) com­para­it cette doc­trine aber­rante au fameux « couteau sans lame, auquel manque le manche » de Lichtenberg. »

 

Bre­ton avait-il vrai­ment lu Jung ? Je n’en suis pas très sûr… Ou il aurait dû con­stater l’importance de la sex­u­al­ité chez ce dernier (par exem­ple, de la Psy­cholo­gie du Trans­fert à Mys­teri­um Con­junc­tio­n­is), de la même manière que le psy. de Zürich a tou­jours plaidé pour la réu­ni­fi­ca­tion de la matière, de la psy­ché et de l’esprit.

 

Je préfère quant à moi la posi­tion d’un Pieyre de Man­di­ar­gues qui me félic­i­tait de ma «  clair­voy­ance » alors que, encore élève à l’ENS-Ulm, je lui avais fait par­venir une inter­pré­ta­tion de son roman Le Lis de mer inspirée des travaux d’Esther Hard­ing, et appuyée sur les com­men­taires de la « pros­ti­tu­tion sacrée » par Hérodote ou Lucien de Samosate dans ses con­sid­éra­tions sur La Déesse Syri­enne.

 

Ce même Man­di­ar­gues qui, vers la fin de sa vie, me déclara que les sur­réal­istes avaient tou­jours suivi Freud, mais qu’il était plus que temps qu’ils décou­vris­sent que Jung leur par­lait beau­coup plus…

 

Après tout, les recherch­es sur l’Alchimie, sur le véri­ta­ble esprit de la Gnose, l’étude de l’Astrologie dans ce qu’elle com­porte de « mythique », l’existence d’un « hasard sig­nifi­ant » cor­re­spon­dant à ce que le psy­chi­a­tre suisse appellera pour sa part une « syn­chronic­ité », les expéri­men­ta­tions à la Tour Saint-Jacques, à Paris, n’auraient-elles pas dû lancer un pont entre les deux mouvements ?

Sans par­ler de ce que Jung, aux alen­tours de l’année 1920, se mouil­la beau­coup en faveur de Dada, c’est-à-dire de ce qui annonçait le surréalisme.

 

Faut-il aus­si rap­pel­er le texte fameux d’André Bre­ton où celui-ci par­le d’un « cer­tain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le com­mu­ni­ca­ble et l’incommunicable, le haut et le bas, cessent d’être perçus con­tra­dic­toire­ment. Or c’est vain qu’on chercherait à l’activité  sur­réal­iste un autre mobile que l’espoir de déter­mi­na­tion de ce point… » ? Sommes-nous si loin de cette « con­jonc­tion des opposés » dont Hér­a­clite d’Ephèse nous entrete­nait sans cesse, et qu’on a repris, dans un vocab­u­laire pré­ten­du­ment mod­erne, sous le nom d’ « individuation » ?

 

Mais ce n’est pas le seul mérite du livre dont je tente ain­si de par­ler ! Dans la pré­face à laque­lle je fai­sais déjà allu­sion, Marc Petit ne note-t-il pas de la sorte que « la Celtic­ité, prenant le relais de ce que l’archéologue Mar­i­ja Gimbu­tas, (…) grande fig­ure de la pen­sée « matrici­enne », a nom­mé la cul­ture de la « Vieille Europe » — (a con­nu) en son sein une ten­sion, voire une con­tra­dic­tion interne entre l’ancrage tel­lurique et nep­tu­nien des croy­ances orig­inelles et les valeurs guer­rières des con­quérants indo-européens, (et) a mieux que d’autres cul­tures con­servé l’héritage : c’est, pour­rait-on dire, la poésie comme fonde­ment de la vision du monde, à l’unisson des rythmes de la vie cos­mique, en réso­nance avec le Tout. »

 

Ce qui en revient à oubli­er un peu vite que les celtes étaient AUSSI des Indo-européens, et que l’adhésion à une idée de l’humanité prim­i­tive comme société fémi­nine est de l’ordre de la croy­ance : aucun texte ou témoignage ne nous en fait foi, de la même façon que les préhis­to­riens qui pré­ten­dent le con­traire nous présen­tent comme Vérité ce qui n’est jamais que leur interprétation…

 

Pour­tant, je le recon­nais sans dif­fi­culté, je partage cette manière de voir… Et je sais bien que le même pré­faci­er a rai­son lorsqu’il avance que, « de Pont-Aven à Tahi­ti et aux îles Mar­quis­es, (…) c’est tou­jours à l’ordre « romain » que l’artiste veut échap­per, (…) cher­chant le salut dans les eaux des mers du Sud ou la forêt de Mer­lin. Peu importe de quel nom s’affuble la Femme Sauvage, Viviane ou Iseult la Blonde, Mor­gane ou la Vierge Marie. A Tronoën, la sculp­ture qui représente cette dernière la mon­tre nue, couchée sur le lit de sa chevelure, telle une Sirène… »

 

Il suf­fit d’ailleurs de lire le dernier livre de Bernard Rio, dont j’ai précédem­ment ren­du compte, pour saisir à quel point, sous des dehors chris­tian­isés, les par­dons de Bre­tagne sont pleins de vieux motifs mythologiques. Et je sais bien que, selon un hymne médié­val, Dieu trou­va la Vierge éten­due sur son lit, en se guidant sur, et en humant son « odeur de femme ».

 

C’est, autant que je m’en sou­vi­enne, le grand élève de Jung, Erich Neu­mann, qui voy­ait dans l’ « ouroboros mater­nel » (ce que Mélanie Klein a désigné comme les « par­ents com­binés »), le début de toute col­lec­tiv­ité humaine… Et sans oubli­er que Jung en per­son­ne, comme nous le rap­pelle son élève Marie-Louise von Franz, mais comme il le dit sans ambages dans Ma Vie / Sou­venirs, rêves et pen­sées, a tou­jours été mû dans son inquiète recherche par la sig­ni­fi­ca­tion du « cri de Merlin » !

 

D’où, la néces­sité intrin­sèque de ce livre. N’était-il pas temps de com­pren­dre André Bre­ton en pro­fondeur (peut-être par­fois mieux qu’il ne s’entendait lui-même  — et, hon­nête­ment, quel mer­veilleux patronyme !), et, à tra­vers toute une galerie de per­son­nages aux orig­ines ou aux accoin­tances celtes, de pou­voir enfin saisir toute la par­en­té entre le sur­réal­isme et les anciens habi­tants de l’Europe — qu’ils fussent juste­ment celtes ou, comme on le pense sou­vent aujourd’hui, d’ascendance néolithique.

 

C’est à sa lec­ture que j’ai enfin pénétré le mys­tère de l’histoire que j’avais si sou­vent enten­du racon­ter — d’Antonin Artaud arrivant en Irlande, haranguant la foule en vieux gaélique, et s’étonnant de ne pas être compris…

 

Bref, un livre à lire de toute urgence !

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Michel Cazenave

Ecrivain (plus de 50 livres parus, et plus de 400 arti­cles divers), ancien pro­duc­teur de l’émis­sion “Les Vivants et les dieux” à France Cul­ture, Michel Cazenave est un amoureux impéni­tent — dans la mesure où la femme aimée lui paraît être l’in­car­na­tion de ce qu’il appelle “La Face fémi­nine de Dieu”. C’est ain­si qu’il a pub­lié nom­bre de livres de poésie depuis la dis­pari­tion de celle qu’il a aimée toute sa vie, et que la poésie est claire­ment ce qui lui “par­le” le plus aujourd’hui.

En 2014, Michel Cazenave a pub­lié Le Bel amour, une antholo­gie de sa poésie, chez Recours au Poème éditeurs.

voir :

http://www.michelcazenave.fr/

 

ŒUVRE POETIQUE

 

Frag­ments de la Sophia, Ima­go, 1981

Frag­ments d’un hymne, Arfuyen, 1998.

La Grande Quête, Arma Artis, 2003.

Pénin­sule de la femme, Arma Artis, 2005.

Chants de la Déesse, suiv­is de Glos­es, Arbres et Fan­tasies,  Le Nou­v­el Athanor, 2005.

Dédi­cace à l’ab­sente, suivi de Paris-Néon, sous le titre général  “Michel Cazenave”, Le Nou­v­el Athanor, 2007.

Pri­mav­era, Arma Artis, 2007.

Pri­mav­era viva, Arma Artis, 2007.

L’Avis poé­tique (1958 – 2006), Arma Artis, 2008.

La Nais­sance de l’au­rore, Rafael de Sur­tis, 2008.

L’Œu­vre d’or, suivi de La Ver­doy­ante, Rafael de Sur­tis, 2008.

Pri­mav­era nova, Arma Artis, 2008.

Melan­cho­lia, suivi de Parole et silence, Rafael de Sur­tis, 2009.

Le Pas de la colombe, Encres vives, 2012..