Nous avons beau faire et dire, — et quoi que nous en pré­ten­dions sou­vent, — nous sommes tou­jours plus ou moins redev­ables à l’époque qui nous a vu vivre et à l’état des con­nais­sances qui allait avec. J’ai sou­vent dit que, s’il avait vrai­ment con­nu ce que, à la fin de sa vie, on appelait la « mécanique quan­tique », Freud aurait sans doute été d’un « sci­en­tisme » moins affir­mé. On a voulu voir là un reproche, ce qui n’était évidem­ment pas le cas. La « quan­tique » s’est dévelop­pée alors qu’il vivait, et dans quelles souf­frances ! les dernières années de son exis­tence : franche­ment, com­ment l’aurait-il con­nue et aurait-il pu l’intégrer dans ses raison­nements ? Jung, de ce point de vue, a eu beau­coup plus de chance : né un quart de siè­cle plus tard, il a pu con­naître Pauli, Heisen­berg, Pas­cual Jor­dan ou von Weiszäck­er, et échap­per de la sorte à un  causal­isme trop étroit.

Mais il est un autre sujet où il dépend à l’évidence de son siè­cle : lorsqu’il par­le de l’Egypte, on voit bien par exem­ple comme il ne la con­naît qu’à tra­vers les Alexan­drins ou ce qu’en ont rap­porté des auteurs comme Apulée ou Plu­tar­que… Bref, comme il était de mise selon le savoir de son temps, il ne voy­ait en Isis qu’une déesse de la Lune, sans sus­pecter que, selon ses pre­miers croy­ants, elle était d’abord une Femme divine d’essence solaire.
Mais qui pour­rait, qui saurait le lui reprocher ? Tous les « fon­da­teurs », de quelque moment qu’ils relèvent, ont tou­jours bâti. leur œuvre sur ce dont on croy­ait être sûr aux moments où ils travaillaient.

Ce qui est assez exal­tant pour ceux qui leur suc­cè­dent — surtout dans le domaine de ce qu’on dénomme aujourd’hui les « Sci­ences humaines », et plus pré­cisé­ment dans celui de la psy­cholo­gie : puisqu’il faut sans arrêt tout revoir, tout repenser — eu égard aux décou­vertes en cours -, et de ce fait, tout argu­menter d’une façon nou­velle, sans se priv­er, quelque­fois, d’adopter un point de vue dif­férent à la suite, juste­ment, de ce qu’ont amené ces découvertes…

Ain­si, me sem­ble-t-il, de ce qu’il en est d’Erich Neu­mann et de Carl Gus­tav Jung : on sait que le pre­mier, d’origine hébraïque (comme beau­coup de ceux qui entouraient Jung), réfugié sur ce qui devait devenir plus tard la terre d’Israël, était de plusieurs décen­nies le cadet du psy­chi­a­tre suisse. Et que les rela­tions entre les deux hommes n’ont pas tou­jours été au beau fixe… Ce qui n’a pas empêché Neu­mann de s’exprimer devant le Club psy­chologique de Zürich et de don­ner de très impor­tantes con­férences à Ascona, en Suisse ital­i­enne, dont Jung, selon le pro­fil revendiqué d’Olga Fröbe-Kapteyn, était dans la coulisse (et sou­vent plus…), le véri­ta­ble spir­i­tus rec­tor. D’où, mal­gré ses agace­ments répétés, la recon­nais­sance de tout ce qu’amenait Erich Neu­mann, de trente ans son cadet, dans le champ de la mytholo­gie, de l’anthropologie et de la psy­cholo­gie comparées…

Et, d’où, de la part de celui-ci, d’avancées déci­sives dans le champ qui leur était com­mun : com­ment ne pas être d’accord, par exem­ple, avec la deux­ième par­tie de son livre aujourd’hui édité, lorsque (et pour repren­dre ses pro­pres ter­mes), il écrit tout un pas­sage sur « la dif­féren­ci­a­tion de la psy­ché et l’autonomie de la con­science » ? Com­ment ne pas con­stater, dans ses con­clu­sions, sa prox­im­ité avec le Freud de « Psy­cholo­gie des foules et analyse du Moi » — comme il annonce large­ment les vues que Jung dévelop­pera des années plus tard dans son essai « Présent et Avenir » ?

Bien enten­du, il faut relever tout cela, comme il faut saluer l’invention de nou­veaux con­cepts en psy­cholo­gie ana­ly­tique, tels que ceux de la cen­tro­ver­sion ou de l’importance du mythe de l’ouroboros

Il n’empêche, pour­tant : on voit bien que sa bib­li­ogra­phie s’arrête aux années 40, et que, très redev­able aux analy­ses de Mali­nows­ki ou de Mar­garet Mead, il ne les remet pas réelle­ment en cause (sans pencher, par ailleurs, vers les inter­pré­ta­tions de Géza Roheim) — quand nous savons bien de nos jours à quel point elles doivent être manip­ulées avec précaution !

Comme il se réfère aux travaux de Bachofen, dont nous avons pu nous ren­dre compte jusqu’où ils cor­re­spondaient aux pul­sions  incon­scientes de ce dernier…

Enfin, dernière « cri­tique » de ma part, par les exem­ples qu’il choisit, par les cita­tions qu’il fait, Neu­mann se rend-il bien compte de ce qu’il est, typ­ique­ment, un pro­duit de la civil­i­sa­tion occi­den­tale, et plus juste­ment, oserai-je dire, de sa vari­ante que je dénom­merai aryo-hébraïque pour bien me faire com­pren­dre : comme s’il n’y avait de « salut col­lec­tif » que dans cette cul­ture qui  a fleuri tout autour de la mer Méditer­ranée, et qui a voulu écras­er toutes les autres qu’elle-même !

Cela dit, on s’aperçoit vite com­bi­en Neu­mann a fait évoluer la psy­cholo­gie, en prenant en compte tous les travaux qui avaient cours de son temps…

Tâche qu’il nous demeure à effectuer en suiv­ant pré­cisé­ment ses traces et en s’inspirant de son exemple.

Au total, me sem­ble-t-il, un livre essen­tiel — mais dont nous devons savoir nous évad­er pour respecter le mou­ve­ment qui l’a porté.

Oui ! Nous serons tou­jours trib­u­taires de ce que l’on sait au moment que nous réfléchissons et écrivons ! Mais n’est-ce point là notre lot com­mun d’appartenir aus­si à l’humanité comme elle se développe?

Ce en quoi je crois être très fidèle aux thès­es de fond de Jung et de Neumann…

(Et salu­ons au pas­sage le remar­quable tra­vail de tra­duc­tion de Véronique Liard !).

Mais je me pose soudain une ques­tion : comme Pla­ton l’avançait déjà dans le « Ban­quet », en le met­tant dans la bouche de Socrate, et plus avant encore, dans celle de l’Etrangère de Man­ti­née, ne serait-ce la poésie qui pour­rait répon­dre à une ques­tion aus­si insol­u­ble, (de l’ordre des Mus­es), avant que l’on n’en vienne à cet Eros que gou­verne l’Aphrodite Oura­nia — et auquel ren­voie Jung à la fin de « Ma Vie » ?

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Michel Cazenave

Ecrivain (plus de 50 livres parus, et plus de 400 arti­cles divers), ancien pro­duc­teur de l’émis­sion “Les Vivants et les dieux” à France Cul­ture, Michel Cazenave est un amoureux impéni­tent — dans la mesure où la femme aimée lui paraît être l’in­car­na­tion de ce qu’il appelle “La Face fémi­nine de Dieu”. C’est ain­si qu’il a pub­lié nom­bre de livres de poésie depuis la dis­pari­tion de celle qu’il a aimée toute sa vie, et que la poésie est claire­ment ce qui lui “par­le” le plus aujourd’hui.

En 2014, Michel Cazenave a pub­lié Le Bel amour, une antholo­gie de sa poésie, chez Recours au Poème éditeurs.

voir :

http://www.michelcazenave.fr/

 

ŒUVRE POETIQUE

 

Frag­ments de la Sophia, Ima­go, 1981

Frag­ments d’un hymne, Arfuyen, 1998.

La Grande Quête, Arma Artis, 2003.

Pénin­sule de la femme, Arma Artis, 2005.

Chants de la Déesse, suiv­is de Glos­es, Arbres et Fan­tasies,  Le Nou­v­el Athanor, 2005.

Dédi­cace à l’ab­sente, suivi de Paris-Néon, sous le titre général  “Michel Cazenave”, Le Nou­v­el Athanor, 2007.

Pri­mav­era, Arma Artis, 2007.

Pri­mav­era viva, Arma Artis, 2007.

L’Avis poé­tique (1958 – 2006), Arma Artis, 2008.

La Nais­sance de l’au­rore, Rafael de Sur­tis, 2008.

L’Œu­vre d’or, suivi de La Ver­doy­ante, Rafael de Sur­tis, 2008.

Pri­mav­era nova, Arma Artis, 2008.

Melan­cho­lia, suivi de Parole et silence, Rafael de Sur­tis, 2009.

Le Pas de la colombe, Encres vives, 2012..