Le Corps-texte de Julien Bucci

Par |2025-03-06T15:41:46+01:00 6 mars 2025|Catégories : Focus, Julien Bucci|

Art-thérapeute, auteur et comé­di­en, Julien Buc­ci a fondé à Lille la Cie Home Théâtre dont le pro­jet se con­sacre à l’oralité et à l’écriture, dans une démarche de trans­mis­sion auprès d’un large pub­lic. Il se définit comme un “acteur de la lec­ture, ani­ma­teur de l’écrit”, et inter­vient en tous lieux pour partager sa pas­sion de la langue. Ain­si pro­pose-t-il des inter­ven­tions bib­lio-thérapeu­tique en milieu hos­pi­tal­ier, et a inven­té le Serveur Vocal Poé­tique, dont il est le directeur artis­tique. Reli­er, aider, soign­er, est la mis­sion qu’il con­fie aux mots, à la poésie, et celle à laque­lle il con­sacre son énergie, à tra­vers ses mis­es en oeu­vre dont il a accep­té de nous parler. 

Vous avez fondé la com­pag­nie Home Théâtre, qui a pour devise « Poésie à tous les étages ». Pourquoi la poésie et le théâtre ? Pou­vez-vous nous dire pourquoi le théâtre est essen­tiel à la poésie et/ou vice versa ? 
Je ne sais pas si le théâtre est essen­tiel à la poésie mais j’ai la con­vic­tion que le théâtre est un for­mi­da­ble « recours » pour (re)vitaliser la poésie. Une poésie que je souhaite défendre à l’en­droit du vivant plutôt que de la sur­vivance. Au mot théâtre, je préfère celui de théâ­tral­ité, avec ce suf­fixe qui le rend dynamique. Un suf­fixe « for­ma­teur de très nom­breux sub­stan­tifs féminins de l’i­nan­imé » (CNRTL). L’o­ral-ité, la cor­po­ral-ité, la per­for­ma­tiv-ité… revi­talisent l’i­nan­imé. Voilà l’im­mense intérêt du théâtre à l’en­droit de la poésie : réin­suf­fler du souf­fle et du mou­ve­ment au cœur même d’un médi­um qui peut avoir ten­dance à se rigid­i­fi­er voire à se momi­fi­er (dans une forme imprimée, dans des con­traintes stylistiques…). 
La poésie part du corps (de celui ou celle qui écrit) pour aller au corps (de celui ou celle qui lit). Et le théâtre est un art de médi­a­tion, qui relie les corps. Médi­atisée par le théâtre, la poésie prend forme. Elle se matéri­alise. Elle se pro­jette, s’adresse. En s’ini­tiant au jeu théâ­tral, on abor­de très vite la ques­tion de l’adresse. Toute l’én­ergie de l’ac­teur ou de l’ac­trice est « portée vers ». On monte sur scène car il y a une urgence à trans­met­tre (un mes­sage, un aveu, un élan, un désir…). Cette urgence, cette néces­sité du dire, est un train d’u­nion entre l’écri­t­ure poé­tique et le jeu théâtral.
Entre autres mise en œuvre de ce croise­ment entre la mise en scène et le poème, vous avez mis au point le Serveur Vocal Poé­tique (SVP) et des lec­tures téléphonées. Pou­vez-vous dire de quoi il s’agit ?
Il y a d’abord eu les lec­tures téléphonées, à tra­vers le dis­posi­tif Bib­lio-fil que j’ai coor­don­né pen­dant le pre­mier con­fine­ment de 2020. C’é­tait un pro­jet sol­idaire où des pro­fes­sion­nels du spec­ta­cle (prin­ci­pale­ment) offraient des lec­tures de poèmes au télé­phone. Et c’é­tait, à nou­veau, le souhait de créer un lien par les mots, mal­gré nos isole­ments for­cés. En deux mois, on a offert 1800 lec­tures à des per­son­nes de tous âges. C’é­tait très fort d’ap­pel­er des anonymes pour leur adress­er de façon aus­si intime des poèmes. On ne se voy­ait pas, on ne savait rien de la per­son­ne qu’on appelait. Pour autant, à chaque fois, une ren­con­tre avait lieu. Elle se cristalli­sait autour des quelques mots d’un poème. Quand nous avons été recon­finés en octo­bre 2020, la ques­tion s’est posée de relancer ou non Bib­lio-fil. Je n’ai pas souhaité réac­tiv­er le dis­posi­tif sans avoir trou­vé au préal­able une économie afin de pou­voir rémunér­er l’équipe. C’est à ce moment qu’est apparu le Serveur Vocal Poé­tique (SVP) : un numéro de télé­phone gra­tu­it qui per­met d’é­couter jour et nuit de la poésie. L’in­ter­face est très sim­ple. On inter­ag­it avec le clavier de son télé­phone : un poème sur­git. Les lec­tures sont « adressées » tout en étant peu pro­jetées en ter­mes d’intensité vocale. Le poème se dépose de façon feu­trée, avec une cer­taine pré­cau­tion, dans le creux de l’oreille. Le SVP pro­pose, lit­térale­ment, une forme de bouche-à-oreille.
En quoi ces dis­posi­tifs ampli­fient-ils la portée du poème ?
La force du SVP c’est son immé­di­ateté (accès jour et nuit) et son acces­si­bil­ité. Quand on com­pose le numéro, on entend dès l’accueil : « Jour et nuit, à toute heure, un poème vous écoute ». Avec l’idée d’une réflex­iv­ité de l’auditeur ou de l’auditrice qui peut se lire et « s’écouter » à tra­vers les poèmes. Le SVP est dif­fusé sur de mul­ti­ples canaux. Il déploie un écosys­tème com­posé de plusieurs lignes télé­phoniques, d’anthologies pub­liées par La Chou­ette imprévue, d’affiches-poèmes télécharge­ables, de per­for­mances… En 5 ans, le SVP s’est forte­ment dévelop­pé, tout en restant aligné avec son inten­tion de départ : met­tre en rela­tion des langues poé­tiques actuelles et un très vaste pub­lic, de tous hori­zons, con­nais­seur ou non.
Vous offrez aus­si aux nom­breux publics aux­quels vous vous adressez des per­for­mances. Com­ment pour­riez-vous définir cet art ? Et com­ment la poésie s’y met-elle en œuvre ?
Il y a une dif­férence notable entre la représen­ta­tion théâ­trale, qui est une repro­duc­tion d’une créa­tion fixée (dans le temps et l’espace) et la per­for­mance, qui s’inscrit dans un temps pré­cis, unique, de fait rarement repro­ductible. La per­for­mance ne s’interdit aucune asso­ci­a­tion avec des médi­ums comme l’improvisation, la danse, la pein­ture, la vidéo, le dessin, la musique… La per­for­mance est une forme artis­tique dotée d’une grande plas­tic­ité. Elle offre davan­tage de lib­ertés formelles que la représen­ta­tion théâ­trale, extrême­ment cod­i­fiée. Il y a par ailleurs une rela­tion au pub­lic sou­vent plus impli­quante, plus engagée. Sa dimen­sion éphémère, sa rareté, ampli­fi­ant la portée du moment.
Vous pro­posez égale­ment des entre­sorts poé­tiques. Pour­riez-vous expli­quer de quoi il s’agit ?
J’aime beau­coup arpen­té les fes­ti­vals de théâtre de rue. Il s’y invente des formes éton­nantes, sou­vent inno­vantes. C’est le théâtre de rue qui a réha­bil­ité l’entresort, une forme asso­ciée au théâtre forain et aux spec­ta­cles de curiosité, très pop­u­laires au XIXe siè­cle. Le mot entre­sort, déjà, est mag­nifique. Il dit lit­térale­ment ce qu’il est : on entre puis on sort. Un rabat­teur vous approche. Il vous garan­tit un spec­ta­cle épous­tou­flant : à l’intérieur, vous pour­rez frémir devant la femme à barbe ou l’homme sans tronc… Mais pour le moment, vous ne pou­vez rien voir. Alors vous entrez dans une baraque de foire. Quelque chose est mon­tré. Une chose sen­sa­tion­nelle. Pas le temps d’épiloguer, il faut déjà sor­tir ! En s’inspirant de cette idée d’attraction basée sur l’intensité, j’ai mis en scène L’institut de beautés lit­téraires, qui est un salon de beauté rétro où le pub­lic est accueil­li dans des cab­ines de soins indi­vidu­elles pour recevoir un « soin poé­tique » à base d’extraits de poèmes. Le comé­di­en ou la comé­di­enne lit le poème en très grande prox­im­ité, ce qui per­met même de le chu­chot­er. Les poèmes que je sélec­tionne sont brefs mais très puis­sants, extrême­ment expres­sifs. Le pub­lic est sou­vent « cueil­li », ému. L’institut de beautés lit­téraires est une espèce de manège à sen­sa­tions poé­tiques. On retrou­ve, dans une cer­taine mesure, l’aspect sen­sa­tion­nel (lié aux sen­sa­tions) de l’entresort originel.
Qu’est-ce que la mise en voix, ou le théâtre, apporte au poème ?
Pos­er une voix sur un poème (en le lisant à voix haute ou en le décla­mant), ampli­fie sa musi­cal­ité et son rythme. On pose un pied dans le son et un pied dans le sens. Et ça bal­ance con­tinû­ment. La mise en voix du poème est presque une évi­dence. Et mise à part une cer­taine poésie de type let­triste ou visuelle, la poésie est façon­née par et pour la bouche. C’est de cette manière que la majorité des poètes et poét­esses écrivent : dans l’atelier de la  bouche, en faisant des crash test à voix haute. Ça passe, ça file… ou ça repart en ate­lier. La bouche opère un polis­sage très fin de l’écriture. C’est avec la bouche et la voix qu’on écrit. Il est donc naturel de faire revenir la poésie à son lieu de départ, au foy­er de la bouche. La poésie est écrite en ce sens, pour être portée à voix haute. Je suis en revanche très cir­con­spect sur l’exercice imposé de la réc­i­ta­tion poé­tique. Il serait telle­ment plus prof­itable d’inviter les enfants à lire à voix haute de la poésie, la lire tout sim­ple­ment, sans néces­saire­ment l’apprendre par cœur (et les en dégoûter).
Pensez-vous que la poésie soit plutôt lue, ou plutôt écoutée, par les jeunes publics ? Le théâtre et la presta­tion scénique sont-ils des moyens de les rencontrer ?
Quand l’enfant est lecteur de façon autonome, il peut lire lui-même la poésie, intérieure­ment ou à voix haute. Mais avant cela, l’enfant a besoin d’une voix tierce pour ren­con­tr­er les mots écrits et qu’ils réson­nent en lui. Comme toute forme lit­téraire, la poésie a besoin de voix passeuses d’écrit. Ce sont des médi­a­tions essen­tielles, qui vont con­di­tion­ner le par­cours futur du jeune lecteur et de la jeune lec­trice, et leur envie de pour­suiv­re ou pas ce par­cours, en toute autonomie. Le spec­ta­cle vivant, à nou­veau, est un des médi­ums pos­si­bles pour stim­uler la décou­verte poé­tique mais ce n’est pas le seul. Quand j’interviens dans des class­es, on me demande sou­vent : « Com­bi­en de temps faut-il pour écrire un livre ? ». Je réponds sys­té­ma­tique­ment qu’un auteur ou une autrice n’écrit pas « des livres » mais qu’il ou elle écrit des mots, des phras­es… Et il arrive, par­fois, que cer­tains textes pren­nent la forme de livres. Ce qui est pub­lié est une toute petite por­tion de ce qu’on écrit. Pour autant, tout ce qu’on écrit peut être partagé, de mul­ti­ples façons : par la lec­ture à haute, la per­for­mance, l’enregistrement audio, l’affichage, la vidéo, l’installation… Ce qui me sem­ble impor­tant, c’est de mul­ti­pli­er les voies d’accès à la poésie, en priv­ilé­giant la sur­prise, le jeu et l’exploration. C’est l’intention pre­mière de mon recueil « Poèmes joue ! Joue », qui est un cahi­er de jeux poé­tiques pub­lié par La Boucherie lit­téraire. Un recueil qu’on peut col­o­ri­er, pli­er, ratur­er, écouter… et, acces­soire­ment, lire ! Tout, dans ce livre, invite au jeu et à l’appropriation de l’objet. Tout cherche à dire à l’enfant : « prend le chemin que tu veux, explore, essaie, joue ! ».

Présentation de l’auteur

Julien Bucci

Julien Buc­ci est art-thérapeute, auteur et comé­di­en. Il se présente comme un artiste de la rela­tion. Après douze ans d’hybridations cul­turelles à Mar­seille où il expéri­mente des créa­tions ques­tion­nant intime­ment le rap­port au pub­lic, Julien Buc­ci s’installe à Lille en 2007. Il y fonde la Cie Home Théâtre, mai­son de mots dont le pro­jet fon­da­teur, con­sacré à l’oralité, se des­tine à créer des médi­a­tions et des entre­sorts poé­tiques à des­ti­na­tion d’une mul­ti­tude de publics en tous lieux, notam­ment des publics en sit­u­a­tion de hand­i­cap, d’isolement ou en pré­car­ité lin­guis­tique. Acteur de la lec­ture, ani­ma­teur de l’écrit, Julien Buc­ci partage régulière­ment sa pas­sion de la langue en ani­mant des ate­liers d’écriture créa­tive ou de lec­ture à voix haute. For­ma­teur pour le Cen­tre Nation­al de la Fonc­tion Publique Ter­ri­to­ri­ale, il ani­me régulière­ment des for­ma­tions pour des pro­fes­sion­nels de la lec­ture publique (ani­mer l’écriture, sen­si­bil­i­sa­tion à la bib­lio­thérapie…). Il s’intéresse de façon crois­sante à la bib­lio­thérapie, con­va­in­cu que les mots peu­vent pren­dre soin, réu­nir et reli­er. Auteur de plusieurs recueils parus aux édi­tions La Boucherie lit­téraire, La Chou­ette imprévue et Bel et Bien, il œuvre active­ment à extraire la poésie con­tem­po­raine de sa clan­des­tinité. Pen­dant le pre­mier con­fine­ment, il a coor­don­né le pro­jet Bib­lio-fil où un col­lec­tif de lecteurs et lec­tri­ces a offert 1800 lec­tures au télé­phone. Il est le créa­teur et coor­di­na­teur du Serveur Vocal Poé­tique, numéro de télé­phone gra­tu­it qui per­met d’écouter à toute heure de la poésie au télé­phone. À ses heures, il des­sine : des écri­t­ures asémiques.

© Crédits pho­tos Dorothée Sarah.

Bibliographie

➝ Poèmes joue ! Joue !, éd. La Boucherie lit­téraire, col­lec­tion Les petits far­cis, 2024 (13€)
➝ Corps-texte, éd. mael­strÖm reEvo­lu­tion, col­lec­tion Root­leg, 2024 (9€)
➝ Fil de Line, éd. Bel et Bien, col­lec­tion Écri­t­ures Théâ­trales d’Enfance, 2023 (19,90€)
➝ J’ai besoin d’être, éd. la Chou­ette Imprévue, 2023 (6€)
➝ Au vert, au vent, dans l’instant, éd. la Chou­ette Imprévue, 2022 (14€)
➝ Prends ces mots pour tenir, éd. la Boucherie lit­téraire, 2022 (9€)

Prose aux dits, Julien Buc­ci, Edi­tions Nuit Myr­tide, 2013, 12€

Pub­li­ca­tions de poèmes dans la revue VER®UE, le pod­cast Mange tes mots, la revue 21 min­utes, la revue ouverte des Édi­tions Ardem­ment, la revue Zeugme, le site offi­ciel de Jean-Philippe Tou­s­saint… et dans des recueils col­lec­tifs pub­liés par les Édi­tions La Chou­ette imprévue, les Édi­tions Encre fraîche, l’application Bib­liomo­bi, les Édi­tions Corps Puce, le Tiers Livre, Recours au poème…

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