Le Corps-texte de Julien Bucci

Art-thérapeute, auteur et comédien, Julien Bucci a fondé à Lille la Cie Home Théâtre dont le projet se consacre à l’oralité et à l’écriture, dans une démarche de transmission auprès d’un large public. Il se définit comme un "acteur de la lecture, animateur de l’écrit", et intervient en tous lieux pour partager sa passion de la langue. Ainsi propose-t-il des interventions biblio-thérapeutique en milieu hospitalier, et a inventé le Serveur Vocal Poétique, dont il est le directeur artistique. Relier, aider, soigner, est la mission qu'il confie aux mots, à la poésie, et celle à laquelle il consacre son énergie, à travers ses mises en oeuvre dont il a accepté de nous parler. 

Vous avez fondé la compagnie Home Théâtre, qui a pour devise « Poésie à tous les étages ». Pourquoi la poésie et le théâtre ? Pouvez-vous nous dire pourquoi le théâtre est essentiel à la poésie et/ou vice versa ?
Je ne sais pas si le théâtre est essentiel à la poésie mais j'ai la conviction que le théâtre est un formidable « recours » pour (re)vitaliser la poésie. Une poésie que je souhaite défendre à l'endroit du vivant plutôt que de la survivance. Au mot théâtre, je préfère celui de théâtralité, avec ce suffixe qui le rend dynamique. Un suffixe « formateur de très nombreux substantifs féminins de l'inanimé » (CNRTL). L'oral-ité, la corporal-ité, la performativ-ité... revitalisent l'inanimé. Voilà l'immense intérêt du théâtre à l'endroit de la poésie : réinsuffler du souffle et du mouvement au cœur même d'un médium qui peut avoir tendance à se rigidifier voire à se momifier (dans une forme imprimée, dans des contraintes stylistiques...).
La poésie part du corps (de celui ou celle qui écrit) pour aller au corps (de celui ou celle qui lit). Et le théâtre est un art de médiation, qui relie les corps. Médiatisée par le théâtre, la poésie prend forme. Elle se matérialise. Elle se projette, s’adresse. En s'initiant au jeu théâtral, on aborde très vite la question de l'adresse. Toute l'énergie de l'acteur ou de l'actrice est « portée vers ». On monte sur scène car il y a une urgence à transmettre (un message, un aveu, un élan, un désir...). Cette urgence, cette nécessité du dire, est un train d'union entre l'écriture poétique et le jeu théâtral.
Entre autres mise en œuvre de ce croisement entre la mise en scène et le poème, vous avez mis au point le Serveur Vocal Poétique (SVP) et des lectures téléphonées. Pouvez-vous dire de quoi il s’agit ?
Il y a d'abord eu les lectures téléphonées, à travers le dispositif Biblio-fil que j'ai coordonné pendant le premier confinement de 2020. C'était un projet solidaire où des professionnels du spectacle (principalement) offraient des lectures de poèmes au téléphone. Et c'était, à nouveau, le souhait de créer un lien par les mots, malgré nos isolements forcés. En deux mois, on a offert 1800 lectures à des personnes de tous âges. C'était très fort d'appeler des anonymes pour leur adresser de façon aussi intime des poèmes. On ne se voyait pas, on ne savait rien de la personne qu'on appelait. Pour autant, à chaque fois, une rencontre avait lieu. Elle se cristallisait autour des quelques mots d'un poème. Quand nous avons été reconfinés en octobre 2020, la question s'est posée de relancer ou non Biblio-fil. Je n'ai pas souhaité réactiver le dispositif sans avoir trouvé au préalable une économie afin de pouvoir rémunérer l’équipe. C'est à ce moment qu’est apparu le Serveur Vocal Poétique (SVP) : un numéro de téléphone gratuit qui permet d'écouter jour et nuit de la poésie. L'interface est très simple. On interagit avec le clavier de son téléphone : un poème surgit. Les lectures sont « adressées » tout en étant peu projetées en termes d’intensité vocale. Le poème se dépose de façon feutrée, avec une certaine précaution, dans le creux de l’oreille. Le SVP propose, littéralement, une forme de bouche-à-oreille.
En quoi ces dispositifs amplifient-ils la portée du poème ?
La force du SVP c’est son immédiateté (accès jour et nuit) et son accessibilité. Quand on compose le numéro, on entend dès l’accueil : « Jour et nuit, à toute heure, un poème vous écoute ». Avec l’idée d’une réflexivité de l’auditeur ou de l’auditrice qui peut se lire et « s’écouter » à travers les poèmes. Le SVP est diffusé sur de multiples canaux. Il déploie un écosystème composé de plusieurs lignes téléphoniques, d’anthologies publiées par La Chouette imprévue, d’affiches-poèmes téléchargeables, de performances… En 5 ans, le SVP s'est fortement développé, tout en restant aligné avec son intention de départ : mettre en relation des langues poétiques actuelles et un très vaste public, de tous horizons, connaisseur ou non.
Vous offrez aussi aux nombreux publics auxquels vous vous adressez des performances. Comment pourriez-vous définir cet art ? Et comment la poésie s’y met-elle en œuvre ?
Il y a une différence notable entre la représentation théâtrale, qui est une reproduction d’une création fixée (dans le temps et l’espace) et la performance, qui s’inscrit dans un temps précis, unique, de fait rarement reproductible. La performance ne s’interdit aucune association avec des médiums comme l’improvisation, la danse, la peinture, la vidéo, le dessin, la musique… La performance est une forme artistique dotée d’une grande plasticité. Elle offre davantage de libertés formelles que la représentation théâtrale, extrêmement codifiée. Il y a par ailleurs une relation au public souvent plus impliquante, plus engagée. Sa dimension éphémère, sa rareté, amplifiant la portée du moment.
Vous proposez également des entresorts poétiques. Pourriez-vous expliquer de quoi il s’agit ?
J’aime beaucoup arpenté les festivals de théâtre de rue. Il s’y invente des formes étonnantes, souvent innovantes. C’est le théâtre de rue qui a réhabilité l’entresort, une forme associée au théâtre forain et aux spectacles de curiosité, très populaires au XIXe siècle. Le mot entresort, déjà, est magnifique. Il dit littéralement ce qu’il est : on entre puis on sort. Un rabatteur vous approche. Il vous garantit un spectacle époustouflant : à l’intérieur, vous pourrez frémir devant la femme à barbe ou l’homme sans tronc... Mais pour le moment, vous ne pouvez rien voir. Alors vous entrez dans une baraque de foire. Quelque chose est montré. Une chose sensationnelle. Pas le temps d’épiloguer, il faut déjà sortir ! En s’inspirant de cette idée d’attraction basée sur l’intensité, j’ai mis en scène L’institut de beautés littéraires, qui est un salon de beauté rétro où le public est accueilli dans des cabines de soins individuelles pour recevoir un « soin poétique » à base d’extraits de poèmes. Le comédien ou la comédienne lit le poème en très grande proximité, ce qui permet même de le chuchoter. Les poèmes que je sélectionne sont brefs mais très puissants, extrêmement expressifs. Le public est souvent « cueilli », ému. L’institut de beautés littéraires est une espèce de manège à sensations poétiques. On retrouve, dans une certaine mesure, l’aspect sensationnel (lié aux sensations) de l’entresort originel.
Qu’est-ce que la mise en voix, ou le théâtre, apporte au poème ?
Poser une voix sur un poème (en le lisant à voix haute ou en le déclamant), amplifie sa musicalité et son rythme. On pose un pied dans le son et un pied dans le sens. Et ça balance continûment. La mise en voix du poème est presque une évidence. Et mise à part une certaine poésie de type lettriste ou visuelle, la poésie est façonnée par et pour la bouche. C’est de cette manière que la majorité des poètes et poétesses écrivent : dans l’atelier de la  bouche, en faisant des crash test à voix haute. Ça passe, ça file... ou ça repart en atelier. La bouche opère un polissage très fin de l’écriture. C’est avec la bouche et la voix qu’on écrit. Il est donc naturel de faire revenir la poésie à son lieu de départ, au foyer de la bouche. La poésie est écrite en ce sens, pour être portée à voix haute. Je suis en revanche très circonspect sur l’exercice imposé de la récitation poétique. Il serait tellement plus profitable d’inviter les enfants à lire à voix haute de la poésie, la lire tout simplement, sans nécessairement l’apprendre par cœur (et les en dégoûter).
Pensez-vous que la poésie soit plutôt lue, ou plutôt écoutée, par les jeunes publics ? Le théâtre et la prestation scénique sont-ils des moyens de les rencontrer ?
Quand l’enfant est lecteur de façon autonome, il peut lire lui-même la poésie, intérieurement ou à voix haute. Mais avant cela, l’enfant a besoin d’une voix tierce pour rencontrer les mots écrits et qu’ils résonnent en lui. Comme toute forme littéraire, la poésie a besoin de voix passeuses d’écrit. Ce sont des médiations essentielles, qui vont conditionner le parcours futur du jeune lecteur et de la jeune lectrice, et leur envie de poursuivre ou pas ce parcours, en toute autonomie. Le spectacle vivant, à nouveau, est un des médiums possibles pour stimuler la découverte poétique mais ce n’est pas le seul. Quand j’interviens dans des classes, on me demande souvent : « Combien de temps faut-il pour écrire un livre ? ». Je réponds systématiquement qu’un auteur ou une autrice n’écrit pas « des livres » mais qu’il ou elle écrit des mots, des phrases… Et il arrive, parfois, que certains textes prennent la forme de livres. Ce qui est publié est une toute petite portion de ce qu’on écrit. Pour autant, tout ce qu’on écrit peut être partagé, de multiples façons : par la lecture à haute, la performance, l’enregistrement audio, l’affichage, la vidéo, l’installation… Ce qui me semble important, c’est de multiplier les voies d’accès à la poésie, en privilégiant la surprise, le jeu et l’exploration. C’est l’intention première de mon recueil « Poèmes joue ! Joue », qui est un cahier de jeux poétiques publié par La Boucherie littéraire. Un recueil qu’on peut colorier, plier, raturer, écouter… et, accessoirement, lire ! Tout, dans ce livre, invite au jeu et à l’appropriation de l’objet. Tout cherche à dire à l’enfant : « prend le chemin que tu veux, explore, essaie, joue ! ».

Présentation de l’auteur

Julien Bucci

Julien Bucci est art-thérapeute, auteur et comédien. Il se présente comme un artiste de la relation. Après douze ans d’hybridations culturelles à Marseille où il expérimente des créations questionnant intimement le rapport au public, Julien Bucci s’installe à Lille en 2007. Il y fonde la Cie Home Théâtre, maison de mots dont le projet fondateur, consacré à l’oralité, se destine à créer des médiations et des entresorts poétiques à destination d’une multitude de publics en tous lieux, notamment des publics en situation de handicap, d’isolement ou en précarité linguistique. Acteur de la lecture, animateur de l’écrit, Julien Bucci partage régulièrement sa passion de la langue en animant des ateliers d’écriture créative ou de lecture à voix haute. Formateur pour le Centre National de la Fonction Publique Territoriale, il anime régulièrement des formations pour des professionnels de la lecture publique (animer l’écriture, sensibilisation à la bibliothérapie…). Il s’intéresse de façon croissante à la bibliothérapie, convaincu que les mots peuvent prendre soin, réunir et relier. Auteur de plusieurs recueils parus aux éditions La Boucherie littéraire, La Chouette imprévue et Bel et Bien, il œuvre activement à extraire la poésie contemporaine de sa clandestinité. Pendant le premier confinement, il a coordonné le projet Biblio-fil où un collectif de lecteurs et lectrices a offert 1800 lectures au téléphone. Il est le créateur et coordinateur du Serveur Vocal Poétique, numéro de téléphone gratuit qui permet d’écouter à toute heure de la poésie au téléphone. À ses heures, il dessine : des écritures asémiques.

© Crédits photos Dorothée Sarah.

Bibliographie

➝ Poèmes joue ! Joue !, éd. La Boucherie littéraire, collection Les petits farcis, 2024 (13€)
➝ Corps-texte, éd. maelstrÖm reEvolution, collection Rootleg, 2024 (9€)
➝ Fil de Line, éd. Bel et Bien, collection Écritures Théâtrales d’Enfance, 2023 (19,90€)
➝ J’ai besoin d’être, éd. la Chouette Imprévue, 2023 (6€)
➝ Au vert, au vent, dans l’instant, éd. la Chouette Imprévue, 2022 (14€)
➝ Prends ces mots pour tenir, éd. la Boucherie littéraire, 2022 (9€)

Prose aux dits, Julien Bucci, Editions Nuit Myrtide, 2013, 12€

Publications de poèmes dans la revue VER(R)UE, le podcast Mange tes mots, la revue 21 minutes, la revue ouverte des Éditions Ardemment, la revue Zeugme, le site officiel de Jean-Philippe Toussaint… et dans des recueils collectifs publiés par les Éditions La Chouette imprévue, les Éditions Encre fraîche, l’application Bibliomobi, les Éditions Corps Puce, le Tiers Livre, Recours au poème…

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