À Didier Manyach, ami de toujours
Si la force de Pierre-Albert Jourdan réside dans sa façon de placer la poésie devant le mystère des origines en dévoilant les signes d’un ordre intérieur susceptible d’effeuiller le monde, ces signes restent cependant une chose que le langage ne peut tout à fait circonscrire, aussi la parole de Jourdan est-elle l’expression du combat incessant d’une figure poétique comme pure Présence de l’homme, d’une vibration ontologique de l’être primitif en connivence avec le monde vivant ; la voix humaine y est d’ailleurs aussi vaste que l’espace, aussi nue que la nature, et le réel du recueil vacille entre un paysage universel et intime à la fois ; Pierre-Albert Jourdan, ce « fou de terre », est ainsi à la recherche d’une vérité, initiant dans sa démarche le simple, l’immédiat, l’insaisissable, comme si l’écriture, s’évadant du sol, engageait une harmonie retrouvée :
« Et pour s’en détacher / nous aurons ensemencé cette terre de mots / l’orage les emporte / L’image tronquée du ciel / les colore parfois – on dirait/de grands jarres éclatées / sous la poussée violente du désir / d’accéder à la lumière » (pp 74 /7 5).
Le poète écrit des douceurs intenses, mais n’oublie pas l’inéluctable que révèlent ses fragments poétiques, telles la marche essoufflée, la route à sens unique du passage ou celle des cimes aveuglantes, la moindre de ses « images » acquiert une valeur sacrée et dégage quelque chose de magique et d’intolérable à la fois. Tour à tour, hymne et tragédie, la parole de Jourdan est le poème de l’espérance et de la perte, un poème dit d’une voix humble et douce mais terrible de douceur et d’inquiétudes contenues :
« Un jour, levant les yeux, je m’aperçois que le nuage se déchire. Toute cette masse bleue l’absorbe. Une fine lumière voilée, à peine quelques ombres redressent le monde. Il vivait. L’impatience s’effraie soudain de ce trop grand espace à combler» (p 95).
Ainsi l’esthétique du recueil Le bonjour et l’adieu implique un regard qui pénètre la nature et cherche constamment à nouer une relation neuve à son contact, renonçant volontairement aux illusoires prestiges de la langue. Attentif aux phénomènes perceptifs qu’offre la beauté de la nature à l’œil étranger, celui de Jourdan questionne les espaces et sonde de façon insistante les pures manifestations du monde, sans jamais donner de réponse, séduit uniquement pas les étranges glissements de la matière et non par les actions de l’homme. Le poète n’a de cesse de vouloir méditer face à la grande demeure naturelle, et la dimension poétique de son œuvre est totalement dévolue aux splendeurs et douleurs qui habitent le monde, une terre aussi irradiante qu’enténébrée, qui constitue selon les propres mots du poète : le Jardin de l’Irréparable. Un Jardin en apparence enchanteur, aux dimensions infinies, dont il faudra accepter dès l’origine la beauté étrangère, puis, prendre acte, au fil de la marche, de sa perte irrémédiable. Cette chute fera naitre une pesanteur que portera physiquement Pierre-Albert Jourdan dans ses déambulations solitaires et en lui-même, au fond d’une âme mélancolique :
« Le silence est notre chambre depuis toujours les solitudes / ne peuvent s’atteindre / qu’à travers de multiples déchirures / et c’est sans doute le sens ultime / de la lente pénétration de la terre dans nos corps. » (p 58).
Le corps meurtri du poète converge alors vers une même quête d’infini et trouve sa matière à travers cette croyance commune dans la beauté secrète et indomptable de la nature, c’est ainsi qu’il montre les herbes qui ne veulent pas qu’on parle pour elles, ni même qu’on ne les compare à tout ou à rien, puisque chaque chose ici-bas est de fragilité, de fuite, chaque chose nous devance dans l’invisible :
« Toujours les choses se dérobent et laissent / le regard errer sur cette nappe de clarté / dont la douceur n’est que l’approche de la pierre / pour de violentes noces imparfaites. / Et l’entaille demain à la mesure du corps entier, / de quel cri s’éveillera le chemin ?/ Sous les paupières d’amande glisse le fruit des larmes évaporées, / dur sommeil, long soleil de la besace des pauvres. » (p 37)
Et si le poète tente de créer son identité par le biais d’un rapport idéal avec ce monde qui l’environne, il se heurte aussi à lui-même. D’un dialogue imaginaire naît une relation particulière où l’esprit de celui qui observe est transporté et s’élève au cœur de splendeurs jaillissantes. Cette volonté de saisir l’apparition sacrée dans la nature conduit vers l’émerveillement face au ballet perpétuel d’un univers transcendant*. Une simple fleur verra alors sa floraison se réfugier de plus en plus haut comme une figure de l’Enigme universelle : « une gerbe d’étincelles et la cendre : n’est-ce pas aussi la floraison du jardin ? Ah ! se perdre ainsi, une fleur de grenadier à la bouche. » (p 541). La pure contemplation se substitue à la vie commune embrassant les glissements de la lourde livrée de terre qui s’offre à ses yeux. Ce désir d’union avec le fond qui habite le décor sauvage de la nature sied parfaitement à l’esthétique de Jourdan, debout sur le sol dénudé, la tête baignée par l’air vif, transporté par l’espace infini, tout égoïsme mesquin semble disparaitre, la parole devient alors un globe oculaire transparent, qui n’est rien, qui voit tout, et cette poésie se pratique à ciel ouvert et au sein d’une nature aurorale. Cependant, discrètement, sous chaque bruit transparait un froissement ou la tourmente qui revient. Traverser le jour relève de l’exploit, la lumière y prend un autre nom, ce qui brille, s’éteint, ce qui tremble, s’obstine, le poète marche à l’aveugle entre attente et oubli : « Il n’y a plus de refuge / tout est dangereusement à vif / tiré jusqu’à l’usure / la lassitude s’ouvre aux raisons de feu » (p 61). Et l’espace du poème s’en trouve par conséquent déchiré, Jourdan, guetteur, passeur occupe de tout son corps blessé une position de crête, entre visible et invisible, entre passé et présent, et communique son désir d’élévation en relevant la grâce d’un rocher et la gravité d’un nuage, sa parole se cherche, tiraillée entre des éléments à la fois proches et lointaines, marchant sur un fil entre la parole et son contraire, de la sorte son coup d’aile reste à « même la terre », tout étant bien caché dans les choses montrées, tout étant en violente opposition à la surface des mots :
« Un vorace nuage de sollicitations tourbillonne autour de moi. Demain le matinal parfum des pinèdes sacrera la maison. J’ai l’impression de m’éveiller, d’être en retard. Mon pas fait rouler les pierres, je les entends cascader, c’est un bruit poignant, étouffé, de passé qui s’écroule. Je lève les yeux. Oui, là-haut, peut-être… » (p.103- 105).
L’architecture des poèmes repose elle-même sur une forme divisée, un principe fragmentaire entre les mouvements d’un monde qui, imperturbable à la débâcle des hommes, se caractérise par sa vitalité permanente :
« L’espace meurt lentement. Le rôdeur sera bientôt cible, sans plus de poids sous l’immense joue.
Nulle griffe dans l’air. Que se coagule cet amour et ce sera une montagne.
Mille perspectives qui s’ouvrent » .(p139)
En fait, le regard du poète accorde de l’importance à des détails conflictuels de la nature, puis les capture et les replace dans le courant des mots, véritable bulle en apesanteur, l’écriture de Jourdan s’inscrit comme étant profondément distante d’elle-même, et demeure davantage cette voix consciente de l’étrangeté que renferme une parenthèse dite enchantée. On voit ainsi dans les formes qui traversent le paysage, le mobile d’une échappatoire mais surtout le signe annonciateur d’un intrus au sein du paradis, de la noirceur au cœur du jardin :
« Il y a des moments où notre univers devient dérisoire et la seule réalité qui triomphe c’est cela : cette vibration qui fait s’écrouler les ruines, fleurir la pierre. Je rêve aux jonquilles qui vont parsemer la colline. Cette fragilité et cette persévérance, et ce violent parfum qui se prolonge, malgré le massacre. Sommes-nous si forts ? » (P 216–217).
En effet, dans tel poème, ce sont d’imposants désordres qui brisent le bel horizon, dévorent les offrandes de la terre et terrorisent le bestiaire niché au cœur des champs de blé. De cet envahissement du tragique au cœur du jardin d’Eden, il en résultera alors une scission fondamentale de l’homme avec la nature, d’où ses fragments prélevés à part et dans l’à côté. Une des images récurrentes les plus fortes demeure alors ce plan volé au cœur de la terre et représentant une herbe jaillissante sous les rayons bienveillants du soleil : « …Il faut si peu pour que l’herbe revienne, / grimpe à tes chevilles ; / herbe, peut être le seul mot / VIVANT » (P 470). La parole, comme un secret enterré, saisit la pérennité d’une nature que l’homme ne perçoit pas et dont l’existence est rendue si fragile qu’elle échappe à l’instant même où elle est révélée. D’où ces évocations du paysage, qui ne sont pas des descriptions stricto sensu, mais des phrases suspendues en l’air, tissant un lien secret avec le monde :
« La parole chargée de guérir a dressé cette ruine / de quelques chardons bleus, de poussière et de vent ; / ce chemin où la mort, empoignée par tant de mots, / comme un figuier portant ses fruits dans un vieux mur / et l’embellie de lierre sur la porte fanée, / se referme sur le devenir joyeux, / le lointain, très lointain murmure : / d’un pin amoureux. » (p 52).
La nature, par les mots-regards de P‑A Jourdan, souffre donc l’étude la plus minutieuse. Elle invite à placer l’œil au niveau de la plus petite feuille et à prendre une vue d’insecte afin de prélever et réintroduire de la nature à profusion, bouleversant les repères d’une perception ethnocentrée et agrandissant çà et là le langage du monde pour lui offrir son plein statut et le doter de pouvoirs absolus. Mais l’image nous avertit aussi que ce territoire est dominé par la force d’un langage indéchiffrable et majestueux. Et par-dessus ces images, une voix seule, perdue, presque enfouie sous la végétation, se questionne : Quelle est cette guerre au cœur de la nature ? Cette voix appartient donc bien à un homme, ou plutôt à cet esprit qui s’éveille au contact du monde. Reflet de l’esprit, la voix désincarnée du poète marque alors une discontinuité fondamentale au sein de cette ouverture qui, par le geste créateur, tente de réinventer l’origine :
« Longtemps les mots frappent à la porte / le chiendent ne veut pas céder // la route se perd qui se garde farouche / une pie longe le silence à travers champs // Là, comme une ombre / et le vent se ferait porteur / d’étranges nouvelles // heureux celui qui se contente de son pas / maudit celui qui les entend » (p 79).
Toute la difficulté tragique part d’un dispositif qui signe le divorce, une impossible fusion entre cette voix et la nature, sourde et aveugle aux questions immergées dans le cœur de l’homme. L’assaut du poète perdu dans les hautes herbes de la colline et désirant lutter avec l’œil du soleil qui le surplombe, dévoile le tragique d’une course dont il n’est aucunement le maître. Présenté dans sa perdition, le poète est semblable à un être minuscule, enfoui au cœur d’un univers infini et plongé aveuglément dans une bataille qui le dépasse. Il faut donc rompre l’enfermement en soi, s’efforcer de s’effacer, c’est-à-dire d’écarter les désirs et les rêves, faire entendre les voix plurielles d’une « âme collective », d’un individu élargi dont l’essence est d’être totalement étranger au monde tel qu’on le connait. Conscience grandie au bout d’un trajet qui fait figure de boucle, le poète retrouve l’esprit qu’il appelait alors et lui priait de raconter son histoire, cet esprit qui était représenté par l’image totale de l’unité de la nature, ce miroir que la voix originelle troublait fragilement par la pure mélodie de son chant :
« … Quel est ton nom ? je suis l’usure des corps des pierres de l’ombre même de l’ombre je suis l’auxiliaire de la beauté vous me saluez parfois si vite la tête vous tournerait peut-être ? j’active la poussée des feuillages vous ne dominez plus vos arbres eux aussi vous oublient je suis cette bouffée de tendresse dans les corps la brume des regards qu’ils reposent en paix ! les voix se perdent dans l’espace accostent à la rive comblée de gravat là le festin se déroule c’est toujours autour d’une table que l’attente se fait mortelle gravée dans la pierre C’est moi dit l’usure qui émonde les gestes j’aurais trop peur des vivants …. » (p 387/388)
L’émerveillement présent dans la poésie de Jourdan ne fait donc jamais oublier ce qui se joue dans ses paroles lorsque le miroir des couleurs se renverse et que le jardin s’embrase. Le poète demeure le plus sensible critique des stridences qui accompagnent le désenchantement du monde et la course somnambulique des civilisations. Le regard qu’il semble porter sur le monde ne laisse aucun doute concernant sa révolte et son pessimisme. De cette blessure s’impose l’idée d’un épanouissement et d’une ascèse qui ne se font qu’en dehors de la société et à l’intérieur de soi. Cette attitude de défiance face au monde extérieur, Jourdan l’a donc fait sienne et a semble-t-il trouvé comme seule réponse face à cela de faire de ce « pessimisme une grâce en franchissant un espace plus grand que son ombre ». Par l’ondoiement seul de l’eau d’une rivière ou par le tournoiement de hautes herbes, le vent peut enfin se soulever et traverser son visage et la floraison intérieure répondre à celle d’une végétation dont le poète s’imprègne. Mais êtres et choses, peuplant un seul et même monde, ne cohabitent pas nécessairement, et l’idée d’une nature et d’une faune indifférentes au drame humain qui se déroule à côté d’elles est donc bel et bien transmise par la mise en voix du poète : littéralement, les humains, les animaux, les plantes, fleurs ou arbres, n’apparaissent donc pas dans le même cadre, symbole de vie car symbole de mort, ces éléments s’abstraient du conflit humain. La vie va et vient, tandis que les hommes, eux, semblent aller vers leur anéantissement :
« Tu sors dans le jardin répandre les cendres encore tièdes, elles vont nourrir une plante. Le feu est maintenant plus vif. L’ombre de la fumée passe sur la terre. Comme tout est en ordre soudain ! » (p. 111)
Et si trop de choses nous ont échappé, on sent grâce aux mots du poète qu’il est encore possible d’en saisir quelques-unes, nous avons pour cela des bouts d’éléments qui nous le disent, l’enracinement de l’arbre, l’acceptation de l’herbe balancée de vent, l’errance et la dissolution du nuage révélant l’éclat invisible et instantané de ce qui reste indescriptible…Les phrases de Jourdan, toutes de révolte, de fluidité et de mystère, ont la densité d’une peinture naissante, ébauches, esquisses exposant des aphorismes ou paraboles comme une « toile du vivre », la parole est alors tissée de résonnances et de déchirures dans un cortège de couleurs éblouissantes et d’ombres violentes, et au milieu de ce débordement, le poète, corps à vif, tente de rejoindre fraternellement « la nef des fous », des errants et des invisibles, tous ceux qui se sont affranchis d’un moi unique pour se tenir dans la patience de la beauté, fût-elle tragique :
« Ce bâtir correspond à l’insertion dans le monde afin qu’il y ait une demeure, une stabilité, pour nous autres passants. Le sacré, aujourd’hui, est sauvegarde, permanence d’un monde qui est donné et que nous saisissons par bribes, par éclats. Beauté qui se refuse au catalogue » (pp232/33)
En somme, la présence de l’Obscur est à prendre en compte qui donne toute sa valeur à l’instant pur, au murmure de la voix et à la fêlure du rythme poétique. Ecrire l’Obscur revient à dire le monde sans duperie, sans consolation, en effet pour éprouver la lumière il faut avoir connu la défaillance, et c’est à travers cet abandon que s’opère le renversement miraculeux de la poésie qui permet à Jourdan de voir en lui ce qui fut et ce qui sera, de voir autre chose, comme à la dérobée, voir là où il n’y a pas de bout du monde, « là où le lierre ne peut vivre que sur du mort », rendre compte des possibles affleurements de l’obscur dans la lumière, des tressaillements de l’énigme afin de veiller au-dessus des gouffres dans l’étreinte recommencée de la terre et faire en sorte que l’air immensément lumineux se tienne à la place du temps. À partir de cette expérience, il n’existe rien d’autre que le silence qui fait corps avec l’Invisible :
« Le ciel au couchant s’est teinté de vert / très haut un vol d’oiseau le disait proche / c’était soudain comme une bague à mon doigt / j’ai cherché tout autour de moi / l’herbe se taisait après les premières gelées / il n’y avait pas de trace visible / j’ai frotté doucement mes mains / l’une contre l’autre / avec un peu de thym / pour vaincre la solitude / et pourtant je n’étais plus seul » (pp 414/415)
Jourdan choisit, par conséquent, de mettre en valeur ce silence, sa parole épouse, en conséquence, les contours du sensible, mais est aussitôt condamnée par la vision qu’elle induit, cela explique aussi l’attraction du poète vers les formes fragmentées, les ellipses, les esquisses, les traces, bribes et éclats. Ce n’est donc qu’au moment de sa propre disparition que l’homme se découvre soudain, dans ce dehors qui, maintenant, lui est le plus intime. Alors, il n’y a plus un corps mais un poème qui se fait à même la marche, afin d’éprouver le chemin où tout s’apaise, il n’y a plus ni fenêtre, ni langage, ni monde, mais un seul mouvement qui s’illumine et éclaire. Voilà donc ce qui est insaisissable et voilà où réside l’un des secrets des œuvres de Jourdan. Le poète ne dessine pas seulement un Eden mais il montre un temps qui n’existerait pas, un présent antérieur. Chaque poème est comme une révélation, le poète, exclu du monde, est dans l’impossibilité de saisir la beauté même s’il la contemple. Ses mots ne fonctionnent pas selon la structure d’une chute suivant le temps d’un paradis terrestre mais commencent bel et bien sur un sentiment sensible de la perte ; le poète propose une nouvelle lecture des choses en évoquant la mélancolie face à un monde déjà perdu, avant que quoi que ce soit n’ait déjà commencé. Ce qui expliquerait, en partie, la blessure de P‑A Jourdan, le poème l’apaise un instant, en tissant le fragile réseau de quelques signes pour y prendre l’écoulement de tout, lui donner forme et ainsi exorciser sa douleur, mais l’émotion la plus vraie et la plus juste est de ressentir soudain dans sa chair que la vie est de se défaire chaque jour et le présent d’être son propre passé, que l’acte d’écrire, par-delà thèmes, motivations et faux semblants, n’est qu’un adieu prolongé à la beauté des choses.
Suivre P‑A Jourdan, c’est accepter de faire une expérience qui est de nature spirituelle, spirituelle parce que c’est une poésie qui ne propose pas, qui ne répond à aucun souci intellectuel et encore moins idéologique. Avec Jourdan, rien n’est donc certain, on ne sait rien, on se retourne et que voit-on ? Un sentier, moins, peut-être, des traces qui se perdent, moins, encore, ce chemin évaporé. Comme si rien n’avait jamais été entre ce qui vient et ce qui s’en va, entre ce qui est et ce qui n’est plus, puis en un fragment de secondes tout prend le visage du silence. In fine, Jourdan écrit à la fois le jour, ses odeurs, ses couleurs, ses rumeurs et l’instant où tout bascule, ce fil où l’on attend en équilibre, où ce qui s’approche, s’éloigne sans cesse. Chaque poème est comme une lucarne ouverte sur des mots qui donnent sur ce qu’on ne sait pas, sur les sommets ou dans les profondeurs, sur les paroles, sur les cris, sur ce tissu du monde où, parfois, quand vient le silence, on entend que quelque chose d’autre respire. Qu’il évoque son attention aux ombres, où s’avivent les odeurs, qu’il chante aux lueurs matinales accueillant la couleur des eaux, dans ces entre-deux poétiques, Jourdan offre, à travers ses marches, au travers de son corps déchiré, un souffle impalpable. Et devant les limites que personne ne peut franchir, il faut essayer de croire que le corps est aussi en passe de s’enfuir à tire d’aile afin de peser une autre mesure du réel :
« La route s’étrangle. Les fleurs grandissent sur les pentes. Cette vipère, tête écrasée sur le sentier comme un nerf détestable, est le temps vaincu. Mais le pas, la marque victorieuse, le pas déjà lointain, inaudible, mais la rencontre ?
Frôlant mon dos brisé je devine cette forme altière, le souffle puissant de ce boulet qui trace l’avenir, sans égard, éblouissant.
Presque conquis par tant de hargne joyeuse. Innocent incendie pour réchauffer le cœur, brûlant les étapes, devant la route commune où nous nous enfonçons. » (p. 152)
Cette « triste beauté », sentiment diffus et prenant qui sourde dans les poèmes, accueille d’un Bonjour signifiant le don reçu de l’existence, et accepte notre incapacité à y répondre autrement que par L’Adieu ; c’est aussi pour le poète élégiaque souffrir de n’avoir au bout du compte rien su saisir, rien su dire alors que pour celui qui le lit le plus Vrai est trouvé dans ce lieu poétique, quand « le bonjour et l’adieu deviennent interchangeables », et que l’écriture nous rejoint dans un rapport qui est moins de réciprocité que de transfert. En fait, Jourdan trace en mots ce qu’il tente de voir, transmue le visible et l’invisible en musique de parole et en froissement d’air. Définitivement fragile et vaillant, le poète peut désormais perdre son visage, se risquer à dire ce qu’il éprouve devant l’image montée de la terre, mais que dire de plus qui ne rompt la magie ou le mystère ? Il faut en fait dire et redire les arbres, les herbes et les oiseaux, les horizons, le soleil le long du champ calciné, l’étrange élan du tronc et son inextricable réseau de branches, la montagne, ses lumières changeantes, les miroitements de la pierre, la fuite des nuages, le bleu impossible du ciel, il faut redire toute cette dispersion qui resurgit, dans ses poèmes, comme portée unifiée par un espace grand ouvert. Puis dans le vide venir inscrire le visage du monde ; ce visage est celui de Jourdan qui se lève, inconnu, vivant, courageux et dont la voix est pleine du silence bruissant des murmures de la terre : « Pour qui vient dans l’obscur, je sonne l’obscur, pour qui vient dans la clarté, je sonne la clarté; pour qui vient, hésitant, ne sachant pas nommer, je sonne de toutes mes forces, je sonne de ma sonnette fraternelle. Pour qui vient, sans nom, qui est Souffle, qui fait tarir la source, je sonne jusqu’à épuisement… » (p 509). Cette voix fraternelle éveille alors en nous la grâce d’un accord sensible, et il suffit de l’écouter afin d’entendre, dans un même élan, l’évidence de l’offrande poétique et la conscience de notre peine, celle de ne pas pouvoir être simplement à la hauteur des choses.
****Nous avons volontairement mis de côté les Références spirituelles de P‑A Jourdan tant la précision de sa quête est magistralement traitée dans l’ouvrage critique d’Elodie Meunier, Pierre-Albert Jourdan, L’Ecriture poétique comme voie spirituelle.
Ce livre fait l’objet d’une lecture de Paul Vermeulen ici : https://www.recoursaupoeme.fr/critiques/elodie-meunier-pierre-albert-jourdan/paul-vermeulen
Le bonjour et l’adieu, Mercure de France.1991