Le Jeu d’Inéma

Ce qui étonne, ce qui attire, c’est d’emblée cette couverture qui dessine le portrait d’un jeune haïtien, dont la photo en noir et blanc occupe la couverture, au-dessus du titre du recueil, Le jeu d’Inéma, signé par Jeudinéma. Image et titre s’affichent dans un cadre rouge vif. Aucune indication quant à une quelconque appartenance générique ne prépare le lecteur à la réception des textes proposés. Mais n’est-ce pas là une stratégie des plus aptes à laisser aux poèmes toute latitude d’occuper des espaces multiples.

Jeudinéma, Le Jeu d'Inéma, Le Temps des
Cerises, 2016,
139 page, 12 €.

Dés l’avant lecture nous constatons que les vers tissent avec l’espace scriptural une trame ludique. Jeux de mots, jeu avec la place des syntagmes sur la page, tout semble léger, tout semble doux et éveille la curiosité. Un système tutélaire, dont la typographie, plus importante que celle employée pour les textes, propose  des titres qui chapotent les poèmes et contribuent à cette mise en œuvre textuelle.

Mais le poème liminaire, éponyme du recueil, vient immédiatement inscrire la teneur des propos dans un autre registre. Loin d’être léger ou enjoué, le poème dévoile une gravité qui n’est jamais énoncée. Il s'agit de montrer ce que le regard du promeneur saisi, l'extrême pauvreté des quartiers périphériques de la ville. Sur un ton linéaire qui exclut tout type d'emphase, le poète pose des constats terribles, que seuls les épithètes et le choix du vocabulaire permettent d'appréhender. La description, entremêlée des états d'âme de l'énonciateur, en est  d’autant plus prégnante, parce que génératrice d’émotion. Voici le jeu, un « jeu déambulatoire » où le lecteur suit le  poète dans les rues des quartiers pauvres d'Haïti.

 

De l'orage guidé
A l'angélus des voeux 
    Partons bleus de rien du tout
Vers l'enfance d'amoureux jeux
Pour se débobiner
Franchir l'amer temps
A pied sec
Dans tels pleurs minant l'aurore

                                    Colère accessible
                        Je cherche ma famille d'anecdote
                              Ma somme de rires croisés
                             De mythes pendus de joie

 

Le poète que nous suivons alors nous invite à nous immerger avec lui là où personne ne va jamais, dans ces quartiers où l'extrême pauvreté transparaît dans chaque vers du recueil. Cette poésie n'est ni prosaïque, ni lyrique. Pourtant, Jeudinéma égraine des vers qui touchent au coeur, et énoncent un cri qui dépasse la dimension anecdotique du poète pour rejoindre celui d'une humanité portée dans le regard qu'il pose sur ce qui l'entoure. Le lexique, usuel, est magnifié par une syntaxe qui remet en question sa fonction référentielle. Jeux au sein du groupe nominal, jeu avec les éléments de la phrase, et jeu avec l'espace scriptural... mais ici s'arrête le Je, qui pose sur le paysage désolé et dévasté de ses semblables un regard qui en dévoile toute l'horreur. 

 

Une rature empoche la ville
Des libertés souffrantes
L’innocence
Coincée dans ma gorge
Ne regrette rien à ce qu’est
Déjà un monologue
A genou
Pendu
Par son maquillage
De l’an trois mille
                            La lune est mon écho d’or
                                 Hommage rendu
                           Aux faux pas d’outre-tombe

 

 

Ce recueil répond à une problématique qui émaille toute la littérature : comment dire l'indicible... Depuis toujours ceux qui ont tenté d'énoncer les arcanes d'un réel trop vif se sont heurtés à une impossibilité. Dire la guerre ou l'amour, dire l'absence, revient à mener à ce constat que rien ne peut suffire pour énoncer ces sources de joie ou de chagrin. Seule une poésie qui suscite l'émotion, qui touche au coeur, peut parvenir à restituer la puissance de ces ressentis. C'est dans ce jeu magnifique de cache cache avec le dire et le tu que le "je" de Jeudinéma parvient à nous offrir le passage. Pour aller où ? Là où personne ne va jamais, dans la tourbe des laissés-pour-compte, des ignorés, dans cette puissance du cri, et cet espoir que révélés ils deviennent audibles !

 

 

 

Oh poème d’ambulence
  Et d’empire fragile

De la rue à la ruine
Le néant me joue l'étrange tour
Des midis étourdis
Le bruit brutal n'a qu'un an
Se pisse dessus
Chie sur la raison

 

 

Repose-toi
Fini
      Le pèlerinage
En glissement
Le corps de l'art n'est
      Qu'émerveillement de sens
Destiné à périr
Elégamment

Repose-toi
L'aubergine de l'aube
Ne snobera pas ta faim
Mienne vérité

Déjà
J'embrasse ton coeur
                                           Plein d'énigmes
                                                           Et d'affreux adieux
L'échec n'échouera pas seul

Pascale Monnin.