Le Journal des Poètes, Phoenix et Le Festival Permanent des Mots

 

Le Journal des Poètes, 2 -2016, 85ème année

 

Périodique dirigé par Yves Namur et Philippe Mathy, désormais édité par Le Taillis Pré, Le Journal des Poètes paraît trimestriellement en Belgique, et peut facilement être commandé en France auprès de l'éditeur.

Ce numéro, apparemment mince (96 pages) est en fait un carrefour de rencontres entre poètes, critiques, et lecteur invité à suivre les pistes qui lui sont proposées.

L'édito de Philippe Mathy invoque Léon-Paul Fargue en exergue, évoque Maurice Ravel sur le front en 1916, et Guillaume Apollinaire pour nous préparer à accueillir la sélection poétique qu'il nous propose comme "un moment musical où l'espérance, si nécessaire, peut bâtir son nid" – projet on ne peut plus louable en cette rentrée marquée des violences et des failles de la société.

Précédé d'un "Coup de coeur" pour les dernières parutions de Pierre Dhainaut et Richard Rognet, le numéro s'ouvre sur un dossier consacré à André Schmitz, décédé en janvier 2016. Le lecteur y trouvera divers hommages poétiques, un témoignage de Marc Dugardin retraçant sa correspondance avec le poète, dont il donne des extraits, ainsi qu'une série d'inédits – "notules nocturnes" et posthumes terminant par cette émouvante notation :

 

"Les pluviosités de novembre obscurcissent la graphie, et par là, le sens recherché des textes.
Que ferons-nous en décembre?

Si nos yeux ne s'ouvrent pas à de nouvelles lumières naturelles et spirituelles."

 

A la suite de "Trois poètes d'Italie", présentés et traduits par André Ughetto, la section "Paroles en archipel" qui présente l’état actuel de la poésie dans le monde, ouvre ses pages à 7 poètes. Entre les très géopoétiques notations d'Yves Broussard et Karim De Broucker, le "territoir poème" d'Hervé Martin, un très bel art poétique de Pierre Dhainaut – "Ne pas définir un poème, lui ressembler" – le lyrisme nostalgique de Richard Rognet

 

"Comment faire pour voir,
dans l'épaisseur du temps,

la place de ceux qui s'en allèrent,
dont je n'ai pas sur reconnaître
les tendresses cachées,
les timides regards
qu'ils posaient sur les choses?"

 

et la sensualité d'Eliane Vernay, cueillant avec ses mots les bruissements d'un papillon ou d'une hirondelle, ou l'enivrante odeur du figuier.

 

Après les invitations à la lecture de la partie "A livre ouvert", et avant de se clore sur son "Poésie-panorama", Le Journal des Poètes nous offre, en point d'orgue, une nouvelle voix à découvrir : celle de Blandine Poinsignon à travers des extraits d'un recueil inédit : "Tissé dans la Chair", qui évoque avec beaucoup de sensibilité la gravidité, ce moment double et solitaire où "prennent chair" les mots "notre fils dit pour la première fois" et les premiers jours assortis d'un don du nouveau-né à la poète :

 

quand je déplie tes doigts
je trouve dans ta paume

papier froissé
un peu de laine
quelque fil pour mon poème."

 

 

*

 

 

 

Phoenix, cahiers littéraires internationaux, numéro 21, Printemps 2016

 

"Gagner en altitude", avec ce numéro consacré à Sylvestre Clancier, voici le projet annoncé dans l'édito d'André Ughetto, après l'annonce, dans le numéro 20, du début d'un nouveau cycle. Et le projet du poète ici présenté répond bien à celui de la revue, qui démontre à nouveau combien "la poésie met en jeu notre rapport au monde, en ce sens elle est poïesis, métaphysique à sa façon". On le constate d'abord à travers le riche dossier consacré à cet auteur, présenté et coordonné par Jeanine Baude, qui parle très bien du poète-philosophe et éditeur -"ce guetteur, ce poète éveillé, debout, animé d'une juste révolte", avec lequel elle s'entretient et dont elle présente une série de poèmes où le temps et les êtres de l'enfance se retrouvent dans l'écriture : "Quand leurs corps se sont effacés / dans le jardin de la mémoire / son poème leur redonne la voix / et le goût de la langue." ainsi qu'un hommage à Gaston Miron, poète québécois engagé.

 

Le point de vue "en altitude" se confirme avec les voix poétiques du "Partage des Voix" où se répondent en échos éclatés celles de 11 poètes, parmi lesquels je retiens le réalisme de la peinture urbaine de Marc Durain – où le "93", la zone, le paysage industriel, interviennent en contrepoint d'un lyrisme retenu et teinté d'un humour non dénué d'interrogations métaphysiques, comme le démontre "Creux", poème éponyme du recueil d'où sont tirés les extraits :

 

"Je suis tissu de discours croisés. Ils me tirent d'un côté et d'autre. Comme je ne peux vivre en flaque, je choisis enfin une façon d'être. Mais rien, rien ne se mêlera parfaitement à ce creux d'où je parle (...)

Ainsi de bric et de broc, pour des raisons matérielles, je continue à cheminer dans le monde extérieur."

 

"La Chambre des Neiges" de Yoni Afrigan, apporte son étrangeté à un tissage de voix où me semble dominer la mélancolie, et dont je retiens la Prague tout intérieure de Rony de Maeseneer, évoquant avec humour Paul Valéry et Kafka dans un "non-lieu" du "rêve pur pour rêveur invétéré / De la poésie noble pour le poète" cherché en vain :

 

"avouez que j'ai le droit de vous chercher
dans le creux des silos
de mes souvenirs
parce que je n'en sais pas beaucoup plus sur vous
qui vous dérobez à chaque marée
à la vue des maîtres-nageurs
(c'est leur boulot c'est mon boulot)
de sauver les poètes nudistes"

 

Cette partie nous fait naviguer de Dakar, avec Mario Urbanet, au paysage intime du "vallon de La Gourgue" de Cédric Le Penven, en passant, avec Marie-Christine Masset, "De l'autre côté du monde" dans une mangrove de l'Australie où se développent les mythes aborigènes, avec des couleurs qui m'évoquent le Rimbaud prophétique du Bateau Ivre :

 

Ocre pour ocre
Fleuve pour fleuve

je ferai glisser sur toi le sable
et ses dessins monde.
Tu entendras ce passage
de la nuit vers le jour
quand le visage des ancêtres
plonge dans l'eau avec fracas
et vole comme un poisson bariolé
dans le ciel des rêves (...)"

 

Le voyage du Phoenix nous fait aussi pénétrer, avec un fragment génialement achronique de "Sorti d'un abri sous roche" de Françoise Hàn, dans un/nôtre (?) cerveau de

 

"chasseur-cueilleur du paléolithique (qui) arrive devant un miroir. Ce n'est pas un étang dans la forêt, c'est un trottoir en centre-ville, il se voit là multiplié." (...)

En chemin depuis trente ou quarante mille ans, fait-il déjà face au couchant de l'espèce humaine? Les feuilles tourbillonnent."

 

La partie "Voix d'Ailleurs"nous permet de découvrir celle de Mario Benedetti, poète né au Frioul (comme Pasolini) et désormais installé à Milan. Les poèmes présentés et traduits par Joëlle Gardes -"Colori" - sont le premier chapitre d'un recueil intitulé Pitture nere su carta (titre évocation de Goya, cité en exergue). Le lecteur y est confronté avec le regard d'un enfant au suicide d'un grand frère, dans une chambre d'hôpital.

Dans "Mémoire", Alain Paire évoque le, traducteur du russe et de l'espagnol Louis Martinez et sa relation avec Philippe Jaccottet, qui voulut apprendre le russe auprès de lui pour traduire Ossip Mandestam.

La chronique de Jean Blot, dans "L'Archipel" relit pour nous l'oeuvre de Giambattista Vico en nous présentant "Vie et Mort des Nations" du philosophe Alain Pons, qui a consacré sa vie à étudier, traduire et explique l'oeuvre du Maître Penseur du Siècle des Lumières, insuffisamment connu en France.

"Sporades" regroupe une série d'études sur la Grèce contemporaine avec un panorama de la poésie des "Grecs du XXIème siècle" par Michel Volkovitch, suivi d'un essai de Jean Blot sur l'ouvrage de Yannis Kourtsakis sur la permanence de "l'être grec", de celui de Guillaume Decourt, évoquant "L'empreinte chez Séféris" et la présentation de Perrine LeQuerrec en "furet" par Myrto Gondicas, à propos de "Têtes Blondes".

"Arts", sous la plume de Jacques Lucchesi et Henry Raynal nous emmène au Mucem pour y découvrir l'exposition "Jean Genet ou l'échappée belle" et nous fait découvrir la peinture de Gilles Sacksick.

 

Comme toujours, la revue se clôt sur une série de notes de lectures, invitation à poursuivre seul l'exploration de l'archipel littéraire auquel ce numéro s'ajoute, telle une île flottante, entre époques et lieux, voix multiples construisant la demeure au sens où l'écrit Sylvestre Clancier le bien-nommé, et que nous fait découvrir l'essai de Christine Bini – "Une savante construction" – nous montrant à quel point "l'empilement des mémoires (...) fait le monde des hommes" – engagement tenu par cet excellent numéro de Phoenix.

 

 

*

 

 

FPM, Festival Permanent des Mots, revue de la parole contemporaine, n. 11, juillet 2016

 

La revue présente les textes et illustrations de 21 auteurs, "chassés ou cueillis par Jean-Claude Goiri", et répartis en quatre sections, dans une mise en page belle et aérée (le recueil compte plusieurs pages blanches "en pure perte", donnant à chaque poème, photo ou dessin la marge nécessaire à la rêverie du lecteur ). La première partie "Ouverture" contient un poème de Jacques Ancet, providentiellement intitulé "Bords". Le poète y interroge la vacuité, le passage du temps, avec une grande économie de moyens, qui touche par sa simplicité :

 

"Il se dit qu'il est trop tard.
Malgré tout, il continue.

Les ombres tremblent toujours
et les voix n'ont pas cessé;
Il pourrait bien les comprendre,
mais comprendre, pour quoi faire?
Le jour est une étincelle."

 

A ce poème s'oppose "Permanence, tenue par Jean-Claude Goiri", et "Puits" d'Edith Masson.

Suivent "Libre courts" (contenant une prose géopoétique d'Amélie Guyot, sur le "Printemps Austral") puis les parties "Braquages", et "De Long en large". De ma lecture, reste le souvenir d'une "Désespérance" - titre du poème de Joëlle Thienard : au fil de poèmes interrogeant le corps pourrissant, la destruction 'l'odeur fétide de la décomposition d'un monde" en conclusion d'une "Histoire de rien" de Christophe Sanchez – mais traités avec les armes de l'humour et de la révolte. Je retiens particulièrement un très beau poème de Gaëtan Lecocq où explosent de cosmiques images pour exprimer la solitude :

 

"J'ai la nuit en mémoire aux pores de ma peau
Comme un temps suspendu entre torpeur et soif"

 

ou plus loin,

 

"Je trace mon sillon dans les replis de l'ombre
Où se cachent la terre et l'arbre des mystères"

 

Deux réflexions à propos de deux films cinéaste thaïlandais Apitchatpong Weerasethakul, par Jacques-Jean Sicard, approfondissent cet ensemble traitant du réel tel que l'artiste le donne à voir.: en épigraphe du numéro, on pouvait d'ailleurs lire cette phrase : "Nous topographions nos territoires afin d'en abolir les frontières parce que rencontrer l'autre, c'est se soulever tout à fait"

 

Une revue à découvrir si ce n'est déjà fait – un numéro à se procurer.