Jubilaire
Oncle Leonard (o) rend pour la première fois
visite à son pays après bientôt cinquante ans il arrive
tout droit d’un rassemblement de vétérans de la bataille de Monte Casino
(où en tant que médecin il fut très utile).
Sa poitrine étoilée comme le ciel
brille de toutes ses médailles de guerre.
A la table de la cuisine
il mange avec appétit son pain sec agrémenté de moutarde
(pour sûr se raniment les faims d’antan
quand il était au camp sous le cercle polaire à Pechora)i.
Dans ses lettres il signait toujours « Leonardo ».
Comme s’il voulait avec la finale espagnole de son nom
exprimer sa reconnaissance à la patrie de Borges,
Cortazar et Astor Piazzoli (bien qu’il ne les ait ni lus
ni entendus ; de loin il gardait sa main posée sur le pouls de la Russie,
en espagnol il s’étendait sur l’histoire de la Pologne
à la seule fin, dans un pays de généraux-bourreaux,
de prévenir la jeunesse face au mirage du communisme).
Oncle Leonardo m’arrive à peine à l’épaule,
il est presque sourd, il y a peu encore il arpentait
gaillardement les rues silencieuses de San Isidro
(onze ans plus tôt il sautait tout seul dans le train
et en redescendait aussi alerte à la station de métro Retiro de Buenos Aires
devenue célèbre grâce à Gombrowicz).
A l’âge de quatre-vingt-deux ans
lui – médecin « traditionnel » apprit l’acuponcture
et convola en secondes noces, trois mois après
avoir enterré sa première épouse.
Il ne voulait pas attendre, il avait un grand appétit de vivre
(« je m’inquiète pour toi – écrivait-il –
tu devrais avoir un mari ou au moins un amant »)
Oncle Leonardo aura quatre-vingt-dix-neuf ans
dans quelques jours, il a toujours pratiqué
des exercices tibétains de longévité,
avec succès comme on voit, et la natation,
il nageait dans la mer, à la piscine ou encore dans un tas de journaux,
de lettres pas lues jusqu’au bout, et plus volontiers
il se chauffait des heures durant tel un lézard,
comme s’il voulait se rendre au soleil et non à la terre.
L’excès de soleil s’écoule maintenant de l’oeil en filet de sang
du seul oeil qui voit encore un tant soit peu.
Le jubilaire ne dort pas mal, prend soin de sa personne
(à la maison il a une domestique paraguayenne), il vit
dans son monde, dans des paysages imaginaires
dans l’infini des variantes de souvenirs de Pechora
d’Iran, Irak, Italie, enfin Angleterre et –
« il attend son centième anniversaire », comme l’a formulé
dans son polonais bien à elle Maria, sa femme beaucoup plus jeune,
qui, elle, n’a pas atteint le jubilée
Lui souhaiter cent cinq, cent dix ans ?
Ou des retrouvailles dans l’au-delà du poème ?
août 2011
Camp de Pechora , en Sibérie, sous le cercle polaire, à l’époque stalinienne.
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Produits de nettoyage
les jours et les nuits
s’en lavent leurs longues mains
et enfin ils nous effacent
comme tache sur un vêtement
qui doit encore servir
mais pas à nous
juillet 2010
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Réflexions en se lavant les dents
Au moins trois fois par jour
je lave mes dents du tartre de la mort
Elle est jaune ou bien noire
On la sent dans la fraîcheur et les miasmes
Pourquoi la pensons-nous au féminin ?
Pourquoi m’a‑t-elle fait naître pour me dévorer aujourd’hui
moi — bactérie pensante entre les dents de l’univers ?
août 2010
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Fumée*
Se remémorer l’enfance
commence par une forêt
(les framboises alors ne puaient pas encore le sang)
Là-bas en ces temps-là
je trouvais sur les sentiers le fer à cheval de la lune
Empêtrée dans les plis du parfum
des pins – petits princes aux bals de l’azur
je touchais les écailles dans les carapaces des cônes
avant que ne s’abaisse le ciel avec un grondement
Ma première forêt
pousse à présent dans un monde tout à fait différent
Ma mémoire un peu défectueuse
ne va pas jusqu’à ses racines en claudiquant
Cette forêt-là murmure à présent en une autre langue
Le poème comme fumée s’élève du feu
Ceux qui sont ivres dorment après la fête
octobre 2010
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* Sur le thème du poème « Elégie » du recueil Nouveaux regards (Nowe widzenia) (Forum des poètes d’Hybryde), Warszawa/Varsovie 1968.
Traductions d’Isabelle Macor
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