Le Lieu-dit L’Ail des ours
Les éditions L'Ail des ours est un Lieu-dit. Ce qui suppose qu'il s'y déploie de multiples dimensions. Une profondeur. Une amplitude. Tout ceci naît de la rencontre, des rencontres de la poésie et de l'intensité, autre, de la représentation permise par les arts plastiques.
Ce partage d'espace entre un artiste plasticien et un poète n'est pas pour autant quelque chose de rare. Nombre de recueils proposent d'établir une dialectique entre ces deux polarité d'expression artistique. Alors il est intéressant de s'interroger sur ce qui fait la particularité de ces petits recueils publiés dans la Collection Grand ours de Michel Fiévet. Une grave et grande question...
Je crois qu'il s'agit d'abord de qualité éditoriale. Ces recueils de petit format sont imprimés sur un papier épais, doux, dont le grain légèrement palpable offre épaisseur à l'objet livre. Il y a ensuite la mise en page. Tout y est léger, c'est à dire aérien. Ceci façonne un écrin de papier qui permet de recevoir comme un cadeau à chaque fois unique le contenu de la page, poèmes centrés dont la typographie fine égraine de grandes lettres noires en police Garamond 13, 11, 10 et 8, que ponctuent des pages où des œuvres de plasticiens scandant le rythme d'apparition des poèmes. Un artiste et un poète se rencontrent.
Jacques Robinet, Brèches, L'Ail des ours, collection Grande ours / n°6, œuvres de l'artiste Renaud Allirand, La Roque d'Anthéron, 2020, 65 pages, 8€.
Pour les volumes 6, 7 et 8, respectivement Jacques Robinet et Renaud Allirand pour Brèches, Sabine Péglion auteure des poèmes et des œuvres plastiques pour Dans le vent de l'archipel, et Albertine Benedetto avec encore Renaud Allirand cette fois-ci pour des encres, réunis pour le recueil Sous le signe des oiseaux.
Que dire de ce petit volume, Brèches, léger par la taille, mais épais, grave, grand, par le langage et les quelques œuvres qui ponctuent l'apparition des poèmes. Jacques Robinet agence les mots avec cette ambition partagée par les poètes : libérer le langage de ce carcan du sens, et ouvrir des horions. Là celui de l'existence, dans ce face à face de l'homme avec lui-même, dans une sorte de bilan, et en même temps d'étape, point d'orgue du parcours avant d'emprunter une autre route.
On consent à n'être plus
que ce voyageur épuisé
d'avoir trop confondu
ses rêves et ses capturesSous le couvert d'un arbre
on s'abandonne
au bruissement de l'eauSans plus rien retenir.
Constats posés à mi chemin, et réflexions sur ce que peut être la vie, magnifiée par les mots, la poésie, écrire, qui afflue comme le sang régénère le corps.
La chambre s'éclaire
Pourquoi t'agites-tuEcoute ton cœur qui bat
Les mots sont des colombes
qui de l'infini s'abreuventLaisse-les s'ébrouer
avant qu'ils ne s'évadent
dans la clarté de l'aubeNe dérobe pas
la poussière des songes
Les peintures de Renaud Allirand représentent ces strates de vie, couche après couche, l'une dévoilant l'autre, dans un magma coloré et presque organique. Fouiller l'espace, c'est ici ce que font poète et peintre, qui semblent unir leurs tentatives pour dévoiler le sens, ultime, du silence et du blanc de la page.
Jacques Robinet, Brèches, L'Ail des ours, collection Grande ours / n°6, œuvres de l'artiste Renaud Allirand, La Roque d'Anthéron, 2020, 65 pages, 8€, p. 19.
Le recueil de Sabine Péglion, accompagné par les œuvres plastiques de la poète, est intéressant à double titre. D'abord parce que cette poésie qui joue avec l'espace scriptural et les typographies laisse entrevoir les nuances de bleu de l'océan grâce à ces mises en scènes des textes, qui prennent pour univers référentiel la mer. Champs lexicaux et isotopies se conjuguent, et opèrent des va-et-vient entre des éléments biographiques, et des indications concernant les traversées et l'Histoire. Des noms de lieux et le métalangage de la navigation scandent les étapes topographiques, tandis que des épithètes viennent étayer une métaphore, car ce voyage est aussi celui de l'être qui avance dans les dédales de l'existence, que l'on devine parfois âcre, parfois initiatique, finalement, comme toute vie dès lors qu'elle est abordée en conscience.
Du plus loin de la nuit
Eau si profonde
d'années enfouies
Blessure muetteD'autres îles d'autres terres
Dérivent au gré des vaguesIl est des lieux qui nous hantent
Les toiles de l'artiste sont alors une mise en abîme de ces strates de vie, de lieux, de lectures aussi, celles du poème, qui révèle sa puissance, mais jamais la même, à chaque lecture différente.
Sabine Péglion, Dans le vent de l'archipel, L'Ail des ours, collection
Grande ours / n°7, œuvres de l'artiste, La Roque d'Anthéron, 2020,
59 pages, 8€.
Sabine Péglion, Dans le vent de l'archipel, L'Ail des ours, collection
Grande ours / n°7, œuvres de l'artiste, La Roque d'Anthéron, 2020,
59 pages, 8€, p.25.
Albertine Benedetto pour le numéro 8 de ces petits volumes, place sa poésie Sous le signe des oiseaux. Une gageure, que la poète relève vaillamment tant le sujet porte de topos, tous plus usités les uns que les autres. Le plasticien qui accompagne ses textes est Renaud Allirand à nouveau. Tous deux ont choisi une littéralité qui recèle cependant bien des richesses, et bien des habiletés pour aborder cette thématique chargée de déjà bien des voix. La quatrième de couverture évoque ceci :
Une fois encore
revenir longer
les souvenirs
pour allonger
le tempsune fois encore
célébrer
la fleur et l'oiseau
en épousant la terreune fois encore
la lumière
fut ce lâcher de colombes sur la mer
C'est donc dans le sillage de ces prédécesseurs qu'est d'emblée placé le recueil. Le référentiel est une lignée diachronique assumée, mais jamais de manière gratuite. Le poème recèle l'énonciation de sa propre existence, et un tissu isotopique relayé par des choix paradigmatiques qui évoquent l'écriture dessine son propre reflet.
Dans ce qui se dit
l'ombre vacille
un peuainsi l'oiseau qui veille
toujours fait respirer la nuit
d'une ponctuation grave
cousant le calme
sur la risée
N'est-ce pas le poème, qui brode le silence sur le chant du langage ? De même le tracé du pinceau comme un acte de pure création est au cœur de cette mise en abyme de la création d'une création, de l'écriture d'une écriture, comme au centre d'une nature d'où tout part, et où tout revient toujours.
Dans l'arabesque
dansée à partir du poignet
par pressions du pinceau
crissant sur l'étoffe
les doigts serrent
le roseau
tracent les envols
martins-pêcheurs
le soir au bord
des rivières sans nom
tout le bleu et le vert
de leurs ailes
éclairent le traitPour Abdallah Akar, calligraphe
Albertine Benedetto, Sous le signe des oiseaux,
L'Ail des ours, collection Grande ours / n°8, œuvres
de l'artiste Renaud Allirand, La Roque d'Anthéron, 2021,
69 pages, 6€.
Albertine Benedetto, Sous le signe des oiseaux,
L'Ail des ours, collection Grande ours / n°8, œuvres
de l'artiste Renaud Allirand, La Roque d'Anthéron, 2021,
69 pages, 6 €, p.27.
Il se passe bien des choses dans les pages des recueils parus chez L'Ail des ours. On met les arbres, le sable et la mer dans des poèmes, on ose convoquer pour la énième fois le chant des oiseaux. Mais est-ce juste pour faire des livres ? Non, je dirai que justement, c'est en cela que L'Ail des ours est un lieu-dit. Il se passe qu'affleure la matière du poème, son origine et sa destinée, là où se conjuguent l'espace et le trait, dans ce lieu-dit, L'Ail des ours. Amplitude. Profondeur.