La vraie gloire est ici. Le titre claque comme une ban­nière. Com­ment par­ler du dernier recueil de poésie de François Cheng, écrivain, poète, académi­cien salué comme l’un des meilleurs con­nais­seurs de la philoso­phie et de la cul­ture chi­nois­es ?  On serait intimidé à moins.

Par­venu à portée de l’ultime sai­son, il revient sur son par­cours. Par­cours qui est d’apprentissage de la vie avant d’être d’écriture, fidèle en cela à la sagesse mil­lé­naire ori­en­tale dont les principes con­stituent, pour ceux engagés sur la Voie, l’architecture du monde et de leur art.

Principe de cir­cu­lar­ité. Toute mort est vie… Toute fin est com­mence­ment… Tout rejoint Tout...Le poète nous le rap­pelle au long des pages, et une fois de plus sous cette forme lap­idaire : Qui donc vien­dra ? depuis tou­jours déjà là /Qui a oublié ? depuis tou­jours dans l’oubli.

Principe de non dual­ité. Poème après poème, il illus­tre la coexistence/complémentarité des con­traires à la manière des pein­tres chi­nois aux­quels il a con­sacré des pages éblouis­santes après des décen­nies d’imprégnation[i]. Au cen­tre des étoiles filantes/Rien sinon les cen­dres-semences. Dans l’espace-temps de l’instant, tout se répond : haut et bas, cime et abime, élé­ment inerte et mobile, etc., la jux­ta­po­si­tion met­tant en valeur leurs car­ac­téris­tiques pro­pres. Un tronc couché cou­vert de gloire de lichens/ Saigne d’une résine au reflet de l’enfance.

L’ensemble des phénomènes — Ciel/Terre/Monts/Eaux — qui se parta­gent le monde vivant par­ticipe à la démon­stra­tion, y com­pris le petit univers si cher aux pein­tres des Mon­tagnes, des Fleurs et des Oiseaux : galet, grenouille, escar­got, brin d’herbe, fruit, rose… « Petit », il n’y a là nulle inten­tion réduc­trice. Chaque chose n’est-elle pas — dans la pen­sée ori­en­tale — par­tie prenante de ce Tout, né un jour du Rien ?

 

Plus que la jouis­sance, la recon­nais­sance !

Mais pour faire par­ler — par le pinceau ou les mots — les man­i­fes­ta­tions de la vie, il con­vient de pénétr­er pro­fondé­ment dans leur intim­ité jusqu’à saisir ce qui pousse irré­sistible­ment le bam­bou à croître, la graine à percer le sol, la fleur à s’épanouir. Shi­tao – qui n’était pas seule­ment pein­tre mais aus­si poète — accé­da à cette vérité après une longue quête. Il y a cinquante ans, il n’y avait pas encore eu co-nais­sance de mon Moi avec les Monts et les Fleuves…je les lais­sais seule­ment exis­ter par eux-mêmes. Main­tenant, les Monts et les Fleuves me char­gent de par­ler pour eux ; ils sont nés en moi et moi en eux, con­fesse-t-il dans son texte cap­i­tal, les Pro­pos sur la pein­ture du moine Cit­rouille-amère [ii].

Com­ment par­venir à cette réal­i­sa­tion ? Par le retourne­ment répond François Cheng, à la suite de ses maîtres. Œil neuf, regard neuf. /…Pour toi désormais/Quelle survie autre que la sec­onde enfance ? Et voilà que s’éclaire le chemin qui s’offre aux nos­tal­giques de l’unité pre­mière : Plus que la jouissance/la recon­nais­sance ! Plus que l’appropriation/consommation, la re-con-naissance.

Re-con­naître Le teint, la senteur/ le jus, la saveur d’un fruit, laiss­er opér­er dans le palais la méta­mor­phose. Accueil­lir de la même façon le mir­a­cle des iris à l’élixir/Bleu, et la terre s’offre saphir ou l’éclatante ron­deur d’une man­darine. L’on voudrait citer tant de pas­sages. Con­tentons-nous de celui-ci : Un iris/et tout le créé justifié/ Un regard/et jus­ti­fiée toute la vie. 

La vraie gloire est ici, chante le poète.

 

Rien de mièvre dans ce voyage

Ne nous leur­rons pas. Rien de mièvre dans ce voy­age. Déter­mi­na­tion absolue et clair­voy­ance sont néces­saires. François Cheng ne se racon­te pas d’histoires. Il sait que les ténèbres — mélan­col­ie, peur, amer­tume… — guet­tent et risquent de le hap­per mal­gré toutes ces moments pré­cieux, au coeur desquels l’univers en nous s’est ému, mal­gré la ren­con­tre irra­di­ante avec l’aimée, corps et âmes accordés (Par­tie III, Passion).

Il n’ignore pas que les pul­sions destruc­tri­ces peu­vent par­fois domin­er. Nous sommes des vio­lents, des violeurs/Bourreaux, tor­tion­naires, exterminateurs/ Fiers de l’être, pour­tant jamais assou­vis, recon­naît-il. La joie, l’apaisement ne s’acquièrent pas au prix de l’abdication ou de l’amnésie.

En témoigne, le beau poème dédié à Juan Gel­man. Restons inconsolables/restons inconsolés…/ Que le tour­ment soit notre pain quo­ti­di­en…/Il nous faut appren­dre à dur­er/ Jusqu’à ce que tout soit transmué/Jusque ce que soit transfigurée/Toute cette expéri­ence ter­restre de l’éternelle sou­ve­nance.

 «Nous qui avons survécu à l’abîme », ain­si se ter­mine le poème sur lequel s’achève la deux­ième par­tie. Juste avant, l’enfant de Chine devenu poète-goû­teur de miel en Occi­dent, renou­velle sa pro­fes­sion de foi.

    … Pour peu que nous lâchions prise
L’ultime sai­son est à portée
Désor­mais à la racine du Vide
Nous ne tenons plus que par l’ardente houle
Chaque élan un éclatement
Chaque chute un retournement
Tour­nant et retour­nant, le cer­cle se formera
Au rythme de nos sangs ;
Un rebond encore et nous serons au cœur
Où germe sera terme
En présence du temps renouvelé…

 

 



[i] Notam­ment, Shi­tao 1642–1707, La saveur du monde, Phébus, 1998 ; D’où jail­lit le chant, La voie des Fleurs et des Oiseaux dans la tra­di­tion des Song, Phébus, 2000 ; Toute beauté est sin­gulière, Phébus, 2004.

 

[ii]Shi­tao, idem, pp. 29–30.

 

 

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Olivia Elias

Poète de la dias­po­ra pales­tini­enne, née à Haï­fa, Olivia Elias a vécu au Liban où sa famille s’était réfugiée après avoir été con­trainte à l’exil. Elle a effec­tué ses études supérieures au Cana­da où elle a enseigné les sci­ences économiques au niveau uni­ver­si­taire, puis s’est établie au début des années 1980 en France.

Olivia Elias écrit depuis tou­jours mais n’a décidé de pub­li­er que récem­ment. Après Je suis de cette bande de sable pub­lié en mai 2013 (épuisé), est paru L’espoir pour seule pro­tec­tion, pré­face de Philippe Tancelin (édi­tions alfabarre, févri­er 2015), puis Ton nom de Pales­tine (édi­tions Al Man­ar, jan­vi­er 2017). Elle a eu l’occasion d’en lire des extraits dans divers cadres/lieux : Maisons de la poésie en France et en Ital­ie, Print­emps des poètes, médiathèques… Plusieurs de ses poèmes ont été traduits en ital­ien par le poète Gian­car­lo Cav­al­lo. D’autres sont parus dans le sup­plé­ment lit­téraire de L’Orient le jour, les revues Phoenix et Con­cer­to pour marées et silence ain­si que sur Recours au poème et Terre à Ciel. Olivia Elias finalise actuelle­ment son prochain recueil de poésie.


A lire dans Recours au poème : “Coeurs-Tam­bours et autres poèmes”