L’infiniment grand et l’infiniment petit sont des domaines dans lesquels le sci­en­tifique repousse con­stam­ment les lim­ites de la con­nais­sance. Dans le champ de l’astrophysique et de la physique des par­tic­ules, les notions d’infini et de fini se côtoient, de même que le rap­port entre l’invisible et le vis­i­ble. Ces domaines sont trou­blants, pas­sion­nels et ils questionnent.

Les pein­tres et les poètes, tous les artistes sont exaltés par ces mon­des impal­pa­bles et mou­vants qui cen­tralisent tout un réper­toire d’images archaïques rel­e­vant des forces cos­miques, de l’immensité et du pro­fond mys­tère de l’Univers. Bachelard par­le de la dou­ble pro­fondeur du cos­mos et de l’âme humaine.

Jean Paul Mar­tin, chercheur en physique des par­tic­ules (Directeur hon­o­raire au CNRS et Directeur Sci­en­tifique Adjoint de l’Institut de Physique Nucléaire de Lyon, 1999–2002) est pas­sion­né d’art et de poésie. Il nous fait part ici de quelques-unes de ses réflex­ions sur le rap­port sci­ence, art et poésie. Il s’appuie sur la réal­ité des con­nais­sances sci­en­tifiques qui relèvent de son activ­ité de recherche, tout en se référant à quelques-uns de ses col­lab­o­ra­teurs et col­lègues, plus par­ti­c­ulière­ment à Jean-Pierre Luminet, poète et astro­physi­cien (Obser­va­toire de Paris-Meudon) dont l’essentiel de l’activité sci­en­tifique porte sur ce que l’on ne voit pas, les trous noirs, la matière noire, l’énergie noire (quelque­fois appelée énergie som­bre) ou encore « les univers chif­fon­nés », c’est à dire l’architecture invis­i­ble du cos­mos. Dans l’anthologie, qu’il dirige en 1998 avec Jean Oriset, il réu­nit les textes de poètes de tous les temps, « ces rêveurs d’univers » qui n’ont cessé d’in­ter­roger et de rêver le ciel : Vir­gile, Novalis, Rilke, Ponge, Réda, Maïakowski.

Jean Paul Martin.

L’entretien avec Jean Paul Mar­tin est minu­tieuse­ment détail­lé, entre­coupé de moments de descrip­tions, de paus­es réflex­ives où s’enrichissent et s’interrogent récipro­que­ment, la sci­ence, l’art et la poésie.J’en rap­porte ici quelques extraits.

∗∗∗

Tout d’abord, il serait intéres­sant que vous nous par­liez de vos activ­ités de recherche
En tant que physi­cien des par­tic­ules, j’ai essayé de com­pren­dre la struc­ture fon­da­men­tale de la matière et ceci n’est pos­si­ble que par une explo­ration de l’infiniment petit. C’est aujourd’hui par la notion d’ex­pan­sion de l’U­nivers, issue de la théorie du Big-Bang, que l’on peut faire le lien entre l’infiniment petit et l’infiniment grand.
J’ai tou­jours été un sci­en­tifique et il est intéres­sant de com­pren­dre que le sci­en­tifique essaye de décrire le mieux pos­si­ble la réal­ité du monde dans lequel il vit. Il ne cherche pas une vérité. Il cherche à décrire une réal­ité et il la décrit de mieux en mieux à mesure que les con­nais­sances pro­gressent. Telle est sa démarche. Pour aller dans l’infiniment petit, au-delà du noy­au de l’atome, il doit utilis­er des appareils (accéléra­teurs de par­tic­ules) de plus en plus puis­sants. Vous savez que l’atome est for­mé d’un noy­au entouré d’un nuage d’élec­trons. Le noy­au est lui-même for­mé de pro­tons et de neu­trons, à leur tour for­més de petites entités, les quarks. Ces par­tic­ules, sont pour le moment con­sid­érées comme élé­men­taires. En fait le mot « quark » nous vient du roman de James Joyce Finnegans Wake. En effet un physi­cien théoricien améri­cain du nom de Mur­ray Gell-Mann, avait essayé, dans les années 60, d’établir une clas­si­fi­ca­tion des quelques par­tic­ules élé­men­taires qui avaient été alors décou­vertes. Il avait imag­iné que les par­tic­ules élé­men­taires qui con­sti­tu­aient les pro­tons et neu­trons du noy­au étaient tou­jours par trois. Il venait de lire Finnegans Wake, et, dans la ver­sion orig­i­nale, l’un des chapitres com­mence par un petit poème en rap­port je crois avec le roi Marc du mythe lit­téraire médié­val « Tris­tan et Yseult » : Three quarks For Muster Mark ! / Sure he has not got much of a bark / And sure any he has it’s all beside the mark. Mur­ray Gell-Mann avait donc décidé d’ap­pel­er « quarks » ces trois entités qui étaient tou­jours ensem­ble pour for­mer, entre autres, les pro­tons et les neutrons.
Pro­gres­sive­ment, au cours du XXe siè­cle, on a décou­vert qu’il existe en fait six quarks, tous de mass­es dif­férentes, qui furent nom­més quark up, quark down, quark strange, quark charm, quark bot­tom (ou beau­ty) et quark top (ou truth).
En plus des quarks, il existe une deux­ième caté­gorie de par­tic­ules élé­men­taires qui sont appelées les lep­tons (au nom­bre de six égale­ment). Le plus con­nu est l’électron. Quarks et lep­tons sont les douze con­sti­tu­ants élé­men­taires de la matière, les « légos de l’Univers ».
Il faut bien sûr des « ciments » pour lier ces con­sti­tu­ants élé­men­taires, on les appelle des inter­ac­tions. Celles qui s’ex­er­cent dans l’in­fin­i­ment petit sont les inter­ac­tions fortes, les inter­ac­tions faibles et les inter­ac­tions élec­tro­mag­né­tiques. Dans l’infiniment grand c’est l’in­ter­ac­tion grav­i­ta­tion­nelle qui domine.
Dans l’in­fin­i­ment petit le Mod­èle Stan­dard de la Physique des Par­tic­ules nous per­met de com­pren­dre la façon dont les douze par­tic­ules élé­men­taires et les trois inter­ac­tions (forte, faible, élec­tro­mag­né­tiques) sont reliées entre elles.
La clef de voûte de ce mod­èle est le boson de Hig­gs décou­vert en 2012. Il nous per­met de mieux com­pren­dre la façon dont les par­tic­ules élé­men­taires acquièrent une masse. Nous voici donc main­tenant avec un légo de l’U­nivers bien avancé ! Je voudrais aus­si pré­cis­er qu’à l’échelle atom­ique et sub­atomique ce sont les lois de la mécanique quan­tique qui per­me­t­tent de décrire les inter­ac­tions fon­da­men­tales dans le Mod­èle Standard.
On vit aujourd’hui, dans la quête de la con­nais­sance, de la com­préhen­sion du monde, une sépa­ra­tion de la sci­ence et de la poésie, des arts en général, alors qu’ils ne cessent de s’enrichir, de s’influencer et de s’interroger récipro­que­ment. Com­ment la poésie vient-elle faire alliance avec vos pro­pres démarch­es de recherche, avec les out­ils que vous utilisez et avec le rap­port que vous entretenez avec vos objets d’étude ?
Tout d’abord, je voudrais répon­dre à la ques­tion de la sépa­ra­tion des mon­des sci­en­tifiques et de la poésie. Nous vivons actuelle­ment dans une époque où la même per­son­ne ne peut s’imposer à la fois comme grand poète, grand sci­en­tifique et grand artiste comme ce fut le cas pour Léonard de Vin­ci qui était à la fois pein­tre, ingénieur et archi­tecte, et qui pas­sait libre­ment d’un domaine à l’autre. Ce n’est que plus tard que les domaines se sont caté­gorique­ment divisés.
Aujourd’hui nous sommes, pour la plu­part, tous spé­cial­isés. Au-delà de la spé­cial­i­sa­tion, il est essen­tiel de sor­tir du sil­lon dans lequel nous nous sommes enfon­cés pour aller voir un peu le sil­lon d’à côté et pour essay­er de voir les rela­tions que l’on peut nouer avec une autre spé­cial­ité. Parce qu’il y a tou­jours, quand même, des influ­ences que l’on ne voit pas for­cé­ment du pre­mier coup. Avec un peu de recul, on voit qu’elles ont pu être impor­tantes. C’est en par­ti­c­uli­er le cas dans le domaine « art et sci­ence » dans lequel je me suis ren­du compte d’un cer­tain nom­bre d’influences réciproques.
Voici à titre d’exemple, deux points que je trou­ve très intéressants.
Je pense tout d’abord au para­doxe d’Olbers for­mulé en 1823 dans l’ouvrage  La trans­parence de l’espace cos­mique comme suit :  « S’il y a réelle­ment des soleils dans tout l’espace infi­ni, leur ensem­ble est infi­ni et alors le ciel tout entier devrait être aus­si bril­lant que le Soleil ». Ce para­doxe peut être aujourd’hui résumé par la ques­tion suiv­ante : pourquoi le ciel est-il noir la nuit alors qu’il y a dans notre galax­ie des mil­liards d’étoiles ? Il avait déjà été for­mulée par d’autres avant lui, en par­ti­c­uli­er par J. Kepler et plus tard E. Hal­ley. Ce para­doxe d’Olbers est très intéres­sant et l’explication a été don­née d’une façon juste, mais sans preuve, quelques années plus tard par Edgar Poe dans son essai inti­t­ulé Eurê­ka : « Si la suc­ces­sion des étoiles était illim­itée, l’arrière-plan du ciel nous offrirait une lumi­nosité uni­forme, comme celle déployée par la Galax­ie, puisqu’il n’y aurait absol­u­ment aucun point, dans tout cet arrière-plan, où existât une étoile. Donc, dans de telles con­di­tions, la seule manière de ren­dre compte des vides que trou­vent nos téle­scopes dans d’innombrables direc­tions est de sup­pos­er cet arrière-plan invis­i­ble placé à une dis­tance si prodigieuse qu’aucun ray­on n’ait jamais pu par­venir jusqu’à nous. »
Edgar Poe a bien insisté dans son intro­duc­tion sur le fait que son texte n’est pas un essai mais un poème. En effet si vous lisez la ver­sion inté­grale en anglais (ou la tra­duc­tion de Baude­laire qui est remar­quable), à la fin de l’introduction il écrit, « Néan­moins c’est sim­ple­ment comme Poème que je désire que cet ouvrage soit jugé, alors que je ne serai plus ». 
La cos­molo­gie qui fit un bond prodigieux avec la décou­verte de l’expansion de l’Univers for­mal­isée par la théorie du Big Bang en 1927, a apporté une expli­ca­tion sup­plé­men­taire en mon­trant qu’il existe un décalage du ray­on­nement des galax­ies (qui s’éloignent les unes des autres) vers les grandes longueurs d’ondes. Leur lumière n’est donc plus aujourd’hui per­cep­ti­ble à nos yeux.
Le texte d’Eureka d’Edgar Poe, tra­duc­tion française par Baude­laire : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1057832f/f25.texteImage ; en anglais  https://www.gutenberg.org/cache/epub/32037/pg32037-images.html
Il y a un autre point dans la rela­tion entre poésie et sci­ence qui m’a touché pro­fondé­ment. On m’avait ini­tié à la poésie de Saint-John Perse que j’aime beau­coup, et un jour j’ai écouté, dans une émis­sion de radio le con­cer­nant, l’allocution qu’il a pronon­cé au Ban­quet Nobel du 10 décem­bre 1960 à Stock­holm, après la céré­monie solen­nelle de remise de son prix Nobel de littérature.
C’est une allo­cu­tion mag­nifique dans laque­lle il essaie de mon­tr­er les rap­ports qui unis­sent la sci­ence et la poésie.
Je voudrais vous lire le début : « La poésie n’est pas sou­vent à l’hon­neur. C’est que la dis­so­ci­a­tion sem­ble s’ac­croître entre l’œu­vre poé­tique et l’ac­tiv­ité d’une société soumise aux servi­tudes matérielles. Écart accep­té, non recher­ché par le poète, et qui serait le même pour le savant sans les appli­ca­tions pra­tiques de la sci­ence. Mais du savant comme du poète, c’est la pen­sée dés­in­téressée que l’on entend hon­or­er ici. Qu’i­ci du moins ils ne soient plus con­sid­érés comme des frères ennemis.
Car l’in­ter­ro­ga­tion est la même, qu’ils tien­nent sur un même abîme, et seuls leurs modes d’in­ves­ti­ga­tion dif­férent. Quand on mesure le drame de la sci­ence mod­erne décou­vrant jusque dans l’ab­solu math­é­ma­tique ses lim­ites rationnelles ; quand on voit, en physique, deux grandes doc­trines maîtress­es pos­er, l’une un principe général de rel­a­tiv­ité, l’autre un principe quan­tique d’in­cer­ti­tude et d’indéter­min­isme qui lim­it­erait à jamais l’ex­ac­ti­tude même des mesures physiques ; quand on a enten­du le plus grand nova­teur sci­en­tifique de ce siè­cle, ini­ti­a­teur de la cos­molo­gie mod­erne et répon­dant de la plus vaste syn­thèse intel­lectuelle en ter­mes d’équa­tions, invo­quer l’in­tu­ition au sec­ours de la rai­son et proclamer que « l’imag­i­na­tion est le vrai ter­rain de ger­mi­na­tion sci­en­tifique », allant même jusqu’à réclamer pour le savant le béné­fice d’une véri­ta­ble « vision artis­tique » – n’est-on pas en droit de tenir l’in­stru­ment poé­tique pour aus­si légitime que l’in­stru­ment logique ? »

Pub­li­ca­tion du dimanche, jour dédié aux réflex­ions sur la poésie : Dis­cours pronon­cé à l’oc­ca­sion du prix Nobel de Lit­téra­ture lors du dîn­er de gala à la salle des fêtes de l’Hô­tel de ville de Stock­holm, le same­di 10 décem­bre 1960, après la céré­monie solen­nelle de remise des prix.

Il fait, dans ce dernier pas­sage, allu­sion à Ein­stein et à sa théorie de la rel­a­tiv­ité générale ain­si qu’à la théorie quan­tique qui ont révo­lu­tion­né la physique au début du XXe siècle.
Dans cette allo­cu­tion il par­le longue­ment du rôle essen­tiel à la fois du poète et du savant. Elle se ter­mine ain­si : « Au poète indi­vis d’at­tester par­mi nous la dou­ble voca­tion de l’homme. Face à l’én­ergie nucléaire, la lampe d’argile du poète suf­fi­ra-t-elle à son pro­pos ? Oui, si d’argile se sou­vient l’homme.
Et c’est assez pour le poète d’être la mau­vaise con­science de son temps ». 
L’astrophysique révèle d’autres façons de com­préhen­sion, comme « un sen­tier dif­férent vers le mag­ma obscur de la réal­ité » selon l’expression d’Hubert Reeves.
Cela nous fait pren­dre la mesure de cette notion ver­tig­ineuse du réel et du sens de l’univers. De son pro­fond mys­tère, qui est com­mun pour le sci­en­tifique et pour le poète. 
La cos­molo­gie mod­erne date du début du XXe siè­cle. C’est d’abord Ein­stein qui, avec ses théories de la rel­a­tiv­ité restreinte puis de la rel­a­tiv­ité générale nous a obligé à recon­sid­ér­er les notions d’espace et de temps et nous a con­duit à une théorie rel­a­tiviste de la grav­i­ta­tion qui change notre façon de com­pren­dre l’univers. Mais il était resté sur l’idée, comme tous les sci­en­tifiques de l’époque, que l’univers était sta­tion­naire et immuable. L’astrophysicien et chanoine Georges Lemaître a eu l’idée de revoir les équa­tions d’Einstein et de pro­pos­er l’hypothèse d’un univers en expan­sion en 1927. C’est le mod­èle de « l’atome prim­i­tif » qui devien­dra le Mod­èle du Big Bang. En 1912, Vesto Slipher avait été le pre­mier à observ­er le décalage vers le rouge de la lumière provenant de quelques galax­ies. Puis en 1929, Hub­ble et Huma­son for­mulèrent la loi empirique reliant le décalage vers le rouge et la dis­tance des galax­ies. Elle con­fir­mait ain­si les hypothès­es de Lemaître de l’expansion de l’Univers. Par la suite deux autres preuves obser­va­tion­nelles déci­sives don­neront rai­son aux mod­èles de Big Bang.
Puis on s’est ren­du compte, dans les années 90, en étu­di­ant les explo­sions d’un cer­tain type de  super­no­va ( une étoile en fin de vie qui pro­duit, entre autres, une gigan­tesque explo­sion qui s’ac­com­pa­gne d’une aug­men­ta­tion brève et très  grande de sa lumi­nosité) que l’expansion de l’univers était en train d’accélérer. Cette accéléra­tion laisse penser qu’une énergie s’opposerait à la grav­i­ta­tion (parce que la grav­i­ta­tion doit rap­procher les corps matériels). On essaye donc de com­pren­dre cette énergie que l’on appelle Énergie Noire. On a quelques idées de sa nature mais beau­coup de tra­vail reste à faire.
En 1970 égale­ment, une astronome améri­caine, Vera Rubin, qui tra­vail­lait sur la vitesse de rota­tion des étoiles autour de cen­tres galac­tiques, avait mon­tré qu’il exis­tait aus­si une matière qui nous est invis­i­ble et qui est impor­tante. On lui a don­né le nom de Matière Noire (appelée aus­si matière som­bre). Elle représente presque un quart du con­tenu de l’univers, et l’on en recherche la nature. Les mots qu’utilisent les physi­ciens ont vrai­ment des réso­nances avec des choses dans l’imaginaire.
Cette matière noire, elle est avec nous, mais on ne la voit pas. On s’en rend compte par des effets grav­i­ta­tion­nels extrême­ment forts. Mais on baigne dedans. Elle est là, on le sait, mais on voudrait savoir de quel type de par­tic­ules invis­i­bles elle est for­mée. Des cen­taines de col­lègues la recherchent.
On essaye d’imaginer un monde qui aurait des par­tic­ules qu’on appelle super­symétriques, à l’image des par­tic­ules élé­men­taires, mais plus mas­sives ce qui expli­querait pourquoi on ne les a jamais observées. L’une d’elles pour­rait être la clé de la matière noire…
Ain­si, l’U­nivers serait com­posé à 4% env­i­ron de « matière ordi­naire », à 23% de matière noire et à 73% d’én­ergie noire. La majorité de la masse des galax­ies et des amas de galax­ies se trou­verait sous forme invisible.
Il nous reste beau­coup de chemin à par­courir pour com­pren­dre l’Univers. Ceci dit, nous sommes capa­bles dans les théories de Big-Bang, sous cer­taines hypothès­es, d’imaginer le devenir de notre Univers.
Il pour­rait se refer­mer sur lui-même (c’est le Big Crunch), ou con­tin­uer à s’étendre et dis­paraître (ce serait une sorte de mort ther­mique de l’Univers). Autre hypothèse, s’il y avait une accéléra­tion trop grande de l’Univers, celui-ci pour­rait com­plète­ment se dis­lo­quer (c’est le Big Rip). Mais ce ne sont que des hypothès­es du des­tin pos­si­ble de notre Univers…
Le tra­vail du sci­en­tifique qui doit main­tenant essay­er de percer les mys­tères de la matière noire et de l’énergie noire est immense !
Peut-on, comme Baude­laire, con­fér­er au poète un rôle nou­veau d’intermédiaire entre la Nature (dont le sci­en­tifique cherche à percer les mys­tères) et l’Homme (c’est à dire le sci­en­tifique lui-même) ?
Vous tra­vaillez égale­ment avec des artistes, dans le monde du théâtre, de la musique de la pho­togra­phie et même de la per­for­mance, pour faire con­naître ces mon­des com­plex­es et en évolution ?
J’ai col­laboré avec des met­teurs en scène et comé­di­ens, comme Gérald Robert-Tis­sot sur « Réal­ité quan­tique con­tre bon sens », à l’oc­ca­sion de la créa­tion théâ­trale En même temps (2010).
Je me sou­viens d’une très belle ren­con­tre avec Bernard Kud­lak, directeur du Cirque Plume lors d’un échange face au pub­lic avant l’un de ses mag­nifiques spectacles.
J’ai aus­si longue­ment col­laboré avec l’artiste Lau­rent Mulot à par­tir de 2007 sur le pro­jet de Augen­blick, tra­vail sur le thème du CERN et dont les sup­ports sont la pho­togra­phie, le son et la vidéo.
Je lui ai pro­posé de venir au CERN où je tra­vail­lais, pour le met­tre en présence, sous terre, avec une expéri­ence sci­en­tifique située auprès de l’accélérateur de par­tic­ules appelé LHC (Large Hadron Col­lid­er). C’est de là que lui est venue l’idée d’étudier ce que font les physi­ciens, et de s’intéresser aux col­li­sions de par­tic­ules qu’ils enreg­istrent. Il faut bien réalis­er que l’on est à 100 m sous terre en moyenne et que l’accélérateur est dans un grand tun­nel de 27 km de circonférence.
Puis il est allé à la ren­con­tre des gens qui vivent en sur­face juste au-dessus, le paysan avec son tracteur et ses vach­es, la cais­sière d’un super­marché, et bien d’autres… Ensuite il a jux­ta­posé les images des expéri­ences sci­en­tifiques et celles qui ont été pris­es au même moment au-dessus, dans le paysage pub­lic, et il a mis en par­al­lèle ces deux mon­des, le monde des gens que l’on ren­con­tre au quo­ti­di­en et le monde de la physique des par­tic­ules. Deux mon­des qui ne se voient pas, ne se ren­con­trent pas, ne com­mu­niquent pas et qui pour­tant sont dans une réelle prox­im­ité.  C’est très fort d’avoir pen­sé les choses de cette façon et c’est une ouver­ture extra­or­di­naire entre les sci­en­tifiques dans leurs expéri­ences souter­raines et les gens qui vivent en sur­face. Leurs préoc­cu­pa­tions et leurs inter­ro­ga­tions sont proches. 
Lau­rent Mulot a réal­isé d’autres pro­jets sur le même thème avec dif­férents sci­en­tifiques (Augen­blick :  http://mofn.ens-lyon.fr/augenblick-us.html).  Il a créé encore Agan­ta Kairos en rela­tion avec une expéri­ence sous-marine de détec­tion de Neu­tri­nos. (par­tic­ules élé­men­taires qui appar­ti­en­nent à la famille des lep­tons dont nous avons par­lé au début). Ce sont des « par­tic­ules (fan­tômes) élé­men­taires » dont cer­taines vien­nent de l’espace. Elles sont invis­i­bles et nous tra­versent en per­ma­nence mais sans nous per­turber. Ces neu­tri­nos sont donc de véri­ta­bles mes­sagers venant du cos­mos. Au départ on ne con­nais­sait que la lumière comme mes­sager de l’univers. Main­tenant on a la lumière (ou plutôt au sens large le ray­on­nement élec­tro­mag­né­tique) et les neu­tri­nos. On a même un troisième mes­sager du cos­mos qui a été décou­vert en 2015, ce sont les ondes grav­i­ta­tion­nelles. On reçoit donc, avec cette astronomie mul­ti-mes­sagers beau­coup d’informations sur notre univers, ce qui nous per­me­t­tra de bien mieux le com­pren­dre. L’installation Agan­ta Kairos mon­tre toute cette réal­ité inspirée par les neutrinos.
 J’aimerai encore que vous me disiez un mot sur la réflex­ion que vous menez sur les rap­ports sci­ence et art dans le cadre de l’Université Ouverte Lyon 1 et du Musée des Beaux-Arts
J’ai com­mencé à m’intéresser à ces « regards croisés entre Sci­ence et Art » en 2007 avec un de mes col­lègues de l’université Lyon 1. Nous avons pris con­tact avec le musée des Beaux-Arts et nous avons pro­posé de faire des exposés à deux voix, un physi­cien et une médi­atrice, sur la rela­tion « Sci­ence et Art ».
J’y réfléchis­sais déjà depuis quelque temps. Il y avait un tableau qui avait attiré mon atten­tion et qui m’avait beau­coup touché. Au musée des Beaux-Arts de Lyon est exposé un trip­tyque de Frédéric Ben­rath qui date de 2004 inti­t­ulé Le noir de l’étoile. Je me suis inter­rogé sur l’origine de ce titre. Je me suis ren­du compte que le com­pos­i­teur de musique con­tem­po­raine Gérard Grisey avait été inspiré par l’astronome améri­cain Jo Silk qui lui avait fait décou­vrir le son des Pul­sars (objet astronomique émet­tant un sig­nal péri­odique). Il avait com­posé une œuvre musi­cale dans les années 90, qui avait elle-même influ­encé Ben­rath. Ce com­pos­i­teur avait d’ailleurs col­laboré avec Jean-Pierre Luminet lors de l’élaboration de son œuvre musi­cale. Il y a là toute une inspi­ra­tion pro­fonde et réciproque entre sci­ence, art, musique et poésie.
Et sur quels types de thé­ma­tiques vous avez tra­vail­lé dans ce contexte ? 
Nous avons com­mencé par choisir des thèmes en rela­tion avec les œuvres du Musée des Beaux-Arts. L’idée était d’assurer une con­ti­nu­ité entre les exposés théoriques et la médi­a­tion devant les œuvres elles-mêmes, et d’effectuer une autre approche des mêmes questionnements.
Les thé­ma­tiques furent nom­breuses. Au départ mon idée était de com­par­er les frac­tures qui s’opérèrent en art et en sci­ence lors du pas­sage du XIXe au XXe siè­cle. Il s’agissait de chercher l’existence des signes précurseurs dans ce change­ment de la pro­duc­tion de la pen­sée artis­tique et sci­en­tifique, et de voir si l’on ne pou­vait par­ler que de coïn­ci­dences, ou bien s’il exis­tait des influ­ences réciproques…
De nou­veaux courants de pen­sées ont émergé à cette époque dans les domaines de la sci­ence comme de l’art. La sci­ence a con­nu de pro­fondes trans­for­ma­tions, liées, entre autres, à de nou­veaux modes d’approches et d’expérimentation. En pein­ture, le tableau devient l’expression d’une nou­velle per­cep­tion de la réal­ité où la notion d’espace et de temps devient indis­so­cia­ble de l’œil et donc du point de vue. Cela ques­tionne sur les nou­veaux modes de per­cep­tion de la matière qui aboutiront à une nou­velle vision du monde en sci­ence et en art.
Nous avons aus­si pro­posé un exposé sur le vide, L’éloge du vide. Depuis longtemps, dans l’art, le vide est un élé­ment essen­tiel. Mais en sci­ence, ce n’est que récem­ment, que le vide (quan­tique) est envis­agé comme une entité très impor­tante. Et on peut se deman­der si son énergie n’influencerait pas le com­porte­ment de l’Univers ?
D’autres sujets ont été abor­dés por­tant sur Les limbes du virtuel, ou sur Le chaos et la com­plex­ité, sur Le mou­ve­ment et la grav­i­ta­tion qu’expérimentent à la fois les artistes et les physi­ciens, et bien sûr sur Le gigan­tesque et le minus­cule  : com­ment l’art appréhende-t-il ces dimen­sions extrêmes dans les évo­lu­tions de la fig­u­ra­tion à l’abstraction ?
Dans ma pra­tique de recherche, il y a de vastes pays à pren­dre en compte et tout l’art c’est de les faire dia­loguer, de regarder les influ­ences et les analo­gies. C’est la poésie qui trans­porte les élé­ments d’un pays à un autre, c’est un passeur créatif. Le mot poésie ne sig­ni­fie-t-il pas à l’origine « créer » ? La logique rationnelle du sci­en­tifique se trou­ve quelque­fois face à la vraie fille de l’étonnement. 
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Christine Durif-Bruckert

Chris­tine Durif-Bruck­ert, est enseignante chercheure hon­o­raire en psy­cholo­gie sociale et en anthro­polo­gie à l’Université Lyon 2, auteure d’essais, de réc­its et de poésie. ‑Dans le domaine de la recherche, elle mène de nom­breux travaux sur le corps (le corps nour­ri et les enjeux de l’incorporation, le corps féminin, le corps sous emprise), ain­si que sur la mal­adie, psy­chique et soma­tique et sur la rela­tion thérapeu­tique. Out­re la dif­fu­sion d’un grand nom­bre d’articles dans des revues sci­en­tifiques nationales et inter­na­tionales, elle pub­lie : Une fab­uleuse machine. Anthro­polo­gie du corps et phys­i­olo­gie pro­fane. Paris : L’œil Neuf (1ère Édi­tion Anne-Marie Métail­ié, 1994, (2008, Réédi­tion), La nour­ri­t­ure et nous. Corps imag­i­naire et normes sociales. Paris : Armand Col­in. 2007, Expéri­ences anorex­iques, Réc­its de soi, réc­its de soin. 2017, Armand Col­in En 2021, elle coor­donne l’ouvrage col­lec­tif Trans­es aux édi­tions Clas­siques Gar­nier. — En poésie, elle pub­lie Langues, en 2018, chez Jacques André Édi­teur, puis Les Silen­cieuses en 2020 et Le courage des Vivants qu’elle coor­donne avec Alain Crozi­er (2021) Les Édi­tions du Petit Véhicule pub­lient trois livres d’artiste en dia­logue avec la pho­togra­phie (Arbre au vent, Le corps des Pier­res, 2017 et 2018, et en col­lab­o­ra­tion avec Mar­i­lyne Bertonci­ni et Daniel Roux-Reg­nier, Les mains (2021). En 2021, Courbet, l’origine d’un monde, aux Edi­tion inven­it, col­lec­tion Ekphra­sis. Et plus récem­ment, un mono­logue poé­tique, Elle avale les levers du soleil, aux Édi­tions PhB, en cours de mise en scène avec la com­pag­nie Lr Lanterne Rouge (Mar­seille) et en 2023 une con­ver­sa­tion poé­tique, La part du désert co-écrit avec Cédric laplace (Edi­tions Unic­ités) Par­al­lèle­ment, elle pour­suit des pub­li­ca­tions dans divers­es revues de poésie et par­ticipe à des antholo­gies. Sur l’année 2021/2022, elle a par­ticipé aux antholo­gies : Dire oui et Ren­con­tr­er (Flo­rence Saint Roch), Terre à ciel, Je dis DésirS, Jaume Saïs, Edi­tions PVST, Voix Vives, Pré­face de Maïthé Val­lès-Bled, Édi­tions Bruno Doucey, Mots de paix et d’Espérance, réu­nis et traduits par Mar­i­lyne Bertonci­ni, Edi­tions Oxybia…