Comment présenter l’écriture de Brigitte Gyr autrement qu’en parlant de ma lecture – espérant qu’ici et là elle puisse rencontrer ses textes. La lecture, un mystère ! Le plus souvent elle repose sur un quiproquo qui, lorsqu’on en fait retour à l’auteur, provoque chez lui soit une ouverture nouvelle sur son texte, soit le plus souvent une déception qu’il oublie vite. D’où le bonheur extrême que peut avoir un auteur, parfois, rarement, à avoir le sentiment d’être vraiment lu. J’espère que nous apporterons tous ici, aujourd’hui, ce bonheur à Brigitte Gyr[1].
Pour commencer, avant de parler de ma lecture de quatre de ses ouvrages, je citerai un texte d’Yves Bonnefoy, tiré de « Plusieurs raisons de peindre des arbres » qui me semble faire un bel exergue à sa poésie :
La tâche d’un art qui se veut le contemporain de l’aliénation qui s’aggrave n’est pas d’explorer les ressources ludiques de mots détachés de leurs référents, c’est de rouvrir grand notre relation au non conceptualisable ou sémantisable, autrement dit à notre existence en son moment, en son lieu. Relation au tout et au rien, pensée que l’être naît du non-être quand, affrontant notre finitude, nous décidons de trouver du sens à nos quelques arpents de vie.
Il me semble que notre auteur nourrit un rapport étroit avec ce que Yves Bonnefoy nomme le « non conceptualisable », nous verrons comment.
La forteresse de cendres
ou la potentielle absence
C’est par ce recueil, publié par Le Dé bleu en 2006, que je suis entré dans l’œuvre de Brigitte Gyr. Une œuvre, oui, car il y a chez elle consistance et persistance.
La forteresse de cendres, donc. À la lecture, le titre se révèle exact : la cendre est l’effet d’un désastre après quoi plus rien n’est identifiable (mais aussi d’un grand brasier, un feu de joie ?, on ne sait). Pourtant ce qui a disparu persiste, aussi inexpugnable qu’une forteresse : cela résiste, mais en même temps reste inaccessible. C’est autour de cette présence absente que s’organise l’écriture, autour de
L’attache éphémère
d’un jour pulvérisé.
J’ai d’abord pensé au refoulé (puisqu’on cherche toujours à comprendre !), certaines notations faisant référence à la mémoire, au souvenir, au
tracé bleu de la jeunesse
mais cette clé ne suffit pas. Il ne s’agit pas pour Brigitte Gyr de faire revenir au dire quelque chose qui serait enfoui ; d’abord parce que c’est en cendres, et aussi et surtout parce que l’auteur ne vise pas à s’exprimer, comme on dit (après quoi le vase du moi serait vidé et enfin tranquille, c’est-à-dire au calme plat… ) mais à tracer une condition qui est la sienne, et la nôtre. Ça ne peut revenir,
ce qui était s’abstient, dit-elle,
en quoi on ne peut même pas entendre une absence : c’est, mais ça s’abstient. Aussi ne peut-on que constater
un voile blanc
pour frontière
éternellement vierge
Voilà qui est agaçant, et donne au texte une allure énigmatique, on sent un secret qui ne sera jamais dit. Et dont l’auteur serait l’avare détenteur ? De là à tenter une technique de l’aveu par l’interprétation forcée, il n’y aurait qu’un pas…
On raterait alors l’invitation de Brigitte Gyr à se tenir à la frontière d’un écho aboli, entre ici et là-bas, dans un entre deux, un tremblé au bord de la signifiance qui lève des images
Comme bavé(es)
À la commissure de l’œil, écrit-elle,
Une signifiance dont l’incertitude libère une cavalcade rendue à la seule sensualité, sans possibilité d’arrêt sur un sens définitif. Cavalcade parce que désarrimée, quoi qu’il en coûte de perte, de douleur, dans une
émotion pure du révolu, écrit-elle encore.
Pour qu’il y ait un dire, et sa sensualité, il fallait sans doute ce silence.
Une écriture du manque, donc, subtile, qui parle du rien de notre condition. Je n’y trouve pas, cependant, un romantisme de l’absence et de la douleur que l’on pourrait alors qualifier de malheureusement « poétique ». Je dirais plutôt qu’elle m’a ouvert à une posture qui n’est pas la mienne, qui échappe à la dichotomie pulsion de vie/pulsion de mort.
Je m’explique : il y a longtemps j’ai arrêté d’écrire. J’avais le sentiment de ne pouvoir rien faire d’autre que de servir ma pulsion de mort, je retombais sans cesse dans la désolation. Je n’ai repris que lorsque j’ai eu le sentiment de prendre le parti de la vie. Brigitte Gyr, elle, réussit à dépasser cette alternative – comme se glisser entre deux eaux. Une de ses qualités, elle ondoie. Elle n’est jamais ici ou là, mais entre deux. Ce qui pourrait être classé chez une autre comme un vilain défaut, être taxé d’évitement, se révèle chez elle une heureuse façon de se décaler par rapport au binaire.
Doit-on y voir une qualité typiquement suisse, pour celle qui se ressent comme située entre plusieurs identités ?
Plus sérieusement, plus véridiquement, je citerai en écho un texte de Jean-Paul Michel (l’éditeur de William Blake & co), trouvé dans la revue Lignes, qui me semble mieux parler que moi de la poésie de Brigitte Gyr. Voilà :
La poésie marche avec l’énigme. Le sentiment cuisant d’une ignorance, d’un impouvoir, d’une faiblesse constitutionnelle accablante sont requis pour que l’on se trouve contraint à des audaces errantes, des gageures, des « paris » de cette sorte. Aurait-on le sentiment de la moindre certitude, on serait dispensé de se lancer dans des entreprises aussi coûteuses, d’un bénéfice si peu certain. Une œuvre d’art naît d’une ignorance de fond pour avoir seulement une chance, dépossédés et nus que nous sommes, de n’avoir esquivé ni menti.
Lettre à mon double au fond du puits
ou l’œuf et moi
Cette commande de Jacques Brémond pour sa collection « Les petites lettres », publiée en 1994, donnait déjà les réponses aux questions soulevées par La forteresse de cendres. Le texte commence par cette annonce :
Cette lettre est la première et la dernière que je vous adresse
Et par un vœu qui ne sera pas réalisé :
Ensuite, j’aimerais me taire
Elle aimerait, seulement. La condition n’a pas été accomplie : cette lettre n’a pas annulé la tension, et surtout le lien entre l’auteur et ce qu’elle appelle son double. Resté au fond du puits dont elle est née,
blanc cru comme une coquille d’œuf par endroits fissuré
précise-t-elle. Qu’elle porte en elle, à moins que ce ne fut l’inverse dit-elle ailleurs.
Ainsi le double, l’alter ego consubstantiel erre-t-il toujours tel un fantôme. J’ai pensé au rituel africain ou polynésien, selon lequel on enterre le placenta du nouveau né afin qu’il ne vienne pas tourmenter les vivants. Mieux, on plante près de lui un arbre dont il nourrira les fruits. C’est que le placenta est une partie de soi. Car s’il y un moi entier où l’on baigne en soi-même tel un dieu, c’est l’œuf. Naître, c’est donc perdre une partie de soi.
Je n’étais pas préparée à naître
dit Brigitte Gyr. Quelque chose d’elle est resté enclavé au ventre maternel. Mais c’est aussi bien l’inverse, elle l’a dit !
Au-delà d’une histoire individuelle, c’est notre condition qui se trouve dite dans ce petit texte de sagesse qui réussit à tenir ensemble tous les éléments du parcours d’une vie : nous ne sommes jamais qu’une partie de nous-mêmes. À quoi on pourrait ajouter : ainsi ne sommes-nous jamais enclos dans notre sac, ainsi restons-nous ouverts… ainsi la poésie est-elle possible.
Avant je vous voyais en noir et blanc
ou l’esthétique comme idéalisation de la mort
Pour ce recueil, publié par Jacques Brémond en 2000, j’emploierai volontiers le qualificatif de « poétique ». Il en présente toutes les capacités de séduction. En rappelant que la séduction consiste à exhiber ce que l’on n’a pas ; plus précisément, à faire deviner, entrevoir ce qui n’est pas. En ce sens, la séduction est trompeuse.
Je suis ce que tu nies
Le plus haut des leurres
Celui que prône la fleur
écrit Brigitte Gyr. Mais qu’importe, pourra-t-on rétorquer, puisque cette poésie se révèle délicieuse ! Ce qui est parfaitement exact. Ainsi une certaine prime de plaisir nous amène-t-elle à négliger la question d’une vérité.
J’ajouterais, presque, que cette poésie présente tous les attirails de la séduction. Son écriture présente un certain nombre de marqueurs censés nous avertir : « Attention, ceci est de la poésie ! ». Cela tient à un certain vocabulaire, à certaines tournures syntaxiques. Ici plutôt une manière post-surréaliste qui fait la part belle au manque, au blanc, au « désir demeuré désir » de René Char.
Exemple :
J’aspire à ta parole précaire
pénétrable à l’oubli
Il m’a fallu une lecture plus attentive pour que surgisse la motivation de cette esthétique du vide et de l’oubli. Une lecture qui trouva enfin la thématique de ce recueil :
Te souviens-tu ?
Je t’ai porté tout un hiver
Demain le monde toi et la mort
serez pareils
et ta mémoire
morte mémoire du monde
Ce livre est le tombeau de ce qui fut aimé et a disparu. Un cimetière d’ivoire, dit Brigitte Gyr, où nous pénétrerons ensemble. Mais aussi et surtout un tombeau coloré : fini le noir et blanc ! Un tombeau qui viendrait nier la mort pourtant incessamment rappelée dans ce recueil : aujourd’hui, écrit Brigitte Gyr, tu fais figure d’absent (seulement figure)
Cependant que la charge
de ton corps dans mon tarot
inscrit sur le miroir
une buée légère
C’est donc que le souffle persiste. On comprend alors que cette esthétique du vide est un art mortuaire. Nous avons besoin, toujours, de parer le disparu des ses plus beaux atours et bijoux, afin de l’idéaliser. Ce que fait ici le poème.
C’est cette idéalisation, qui est forcément un évitement du dire, qui motive un certain esthétisme. Un évitement de la vérité motivé par le désir de fusionner la morte et la vive : une confusion qui rend malaisée une parole de sujet ?
Parler nu
ou l’envers du logos
Parler nu, le dernier recueil de Brigitte Gyr publié par Lanskine en 2012 (prix Charles Vildrac de la SGDL), nous permet de mesurer le chemin parcouru. Dans celui-ci il s’agit de parler ! Et nu ! De désosser le réel !
Une parole plutôt qu’un texte, dont la voix transparaît dans le style, toujours aussi sensuel, on pourrait dire toujours poétique, car Brigitte Gyr ne renonce pas aux catapultages d’images, aux métaphores esquissées, aux beautés de langage,
Dans
L’entêtement des branches
Un chant de rossignol
Troue la lumière
mais elles sonnent justes, elles sont nécessaires à son dire. Un autre poème :
une tête flotte
dans la rivière
il y a des femmes en crue
et cet éclair
qui incise
ce qui demeure en nous
de printemps
J’ai dit tout à l’heure de Brigitte gyr qu’elle n’était n’est pas ici ou là, mais entre deux. Désormais, l’abîme et « ce qui demeure en nous / de printemps » ne se présentent plus dans une alternative entre le passé le présent, le mort le vivant. Il semble que Brigitte Gyr ait acquis une disponibilité qui lui permet désormais d’accueillir et l’un et l’autre.
on prend de la hauteur
on s’écarte de cette violence
on regarde les tiges
défiler
à la surface des ciels
leur parler nu
nous absorbe
avant de se dissoudre
là où se logeait la fièvre
de l’apparence
énorme tournis
déguisé en absence
Faut-il y voir une image de la sagesse chinoise (la Chine est convoquée dans la dernière page du recueil), selon laquelle la sagesse consiste à accueillir également tous « les ciels » (notez le pluriel singulier), ceux de la nuit comme ceux du jour ?
Alors le thème du secret (ou de la présence d’un oubli ?) qui parcourt l’écriture de Brigitte Gyr ne serait plus celui d’une histoire individuelle, l’écriture ne cacherait rien, mais elle ne renoncerait pas au non dit que le dit met à l’ombre, elle resterait dans un souci de vérité qui travaillerait le style, le forcerait aux images, aux décousus, aux envols, aux silences.
Ainsi, cette poésie serait la parole d’un double qui chercherait à faire retour, le double, dirais-je, du logos occidental qui nous a fixé une fois pour toutes dans notre principe d’identité et rationalise nos dires et nos actes. Un tel choix, fait par notre Occident dès son antiquité, nous enferme dans notre conception de l’être et les dualismes qu’il entraîne. Il rejette dans l’impensé ce qui est du registre du continu. Voilà le refoulé : le flux, le changement, le devenir… la vie ? Voilà, peut-être, le double au fond du puits…
Dans la poésie de Brigitte Gyr, on l’a vu, l’être est parfois une absence qui insiste soit, selon notre logique, un non-être. Sa parole est allusive, elle laisse entendre, sans jamais refermer le sens, car le priver de son ombre serait le mutiler, elle n’est d’aucun lieu, elle court entre les lieux. Elle refuse de camper dans un sac – ce qui la condamnerait à rejeter tout ce qui n’est pas l’unique soi que rationnellement nous serions. En ce sens, elle réanime l’envers du logos, ce qui me paraît être le travail fondateur de la poésie aujourd’hui : nous aider à être au monde autrement, puisque l’actuel, le nôtre, tel Kronos, n’hésite pas à manger ses propres enfants…
Et pour esquisser une seconde conclusion (pourquoi pas ?), je citerai cette réflexion trouvée dans Le livre de l’oubli de Bernard Noël, que l’on dirait écrite tout spécialement pour Brigitte Gyr :
Les mots cherchent l’oubli – l’oubli dont ils émergent et qu’ils voudraient ramener comme un nageur ramènerait la mer.
[1] Ce texte est issu d’une présentation publique de Brigitte Gyr aux Mercredi du poète organisés par Bernard Fournier.