Note : Le principe de cette chronique est le suivant : Matthieu Gosztola écrit à chaque fois un poème « sur » l’œuvre d’un poète contemporain. Ce poème a pour fonction, de par et le sens qu’il véhicule et le recours à la forme qui le constitue en tant que poème, de dire quelque chose de cette œuvre et de son mouvement.
À la suite de son propre poème, Matthieu Gosztola propose plusieurs poèmes du poète en question.
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La poésie n’est rien
Si elle n’est pas liée
À la voix
À la profération
Au secouement brutal
Des évidences
À la mise en place
De la survenue
Des aubes futures
Au geste
À la vie
Au débridé du geste
Et à la vie
De la liberté
Cette liberté libre
Par quoi
Le jour et la nuit sont
Instant après instant
Ce qui a effleuré
– Non pour se souvenir
Mais pour
Respirer plus fort –
Une cinquième
Saison
[Temps bref]
Mais une cinquième saison
Qui aurait bu
Et la salive de l’hiver
Et celle du printemps
Serge Pey est
Un chaman qui vient
Il est ivri (en hébreu)
: « celui qui passe,
Venant d’au-delà
Du fleuve »
Qui vient
Un bâton
Prolongeant parfois
Son bras
Emprunter à la terre
Les paroles
Qu’elle contient
C’est un chaman
Qui creuse la terre
Suffisamment
Pour pouvoir s’enterrer
Et se faire éponge
Les sens à l’affut
Les oreilles dressées
Devenu renard prophétique
Recueillant la salive
– Toujours elle –
Qui goutte
De l’esprit
Des morts
Ces morts qui viennent
Articuler
Dans un souffle graphique
Un nouvel été
Qui nous traverse
Qui nous renverse
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Sélection de poèmes de Serge Pey par Matthieu Gosztola
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Personne ne sait
où se trouve la mère
qu’il mit au monde
un jour d’accouchement
dans la fête générale des morts
La mort est un orchestre inconnu
qui nous demande de jouer
une musique
qu’il ne sait pas jouer
La partition de l’infini
change nos mains sur le piano
Avec nos doigts coupés
parfois nous jouons juste
parfois nous jouons faux
dans notre propre sang
Des millions d’anges
font l’amour sur la vitrine
éclairée de la nuit
Nous les confondons
avec des mouches
ou des étoiles perdues
ou des gouttes de pluie
Des millions d’anges
jouissent dans le feu
de leurs ailes calcinées
comme des points
que nous jetons
au fond des phrases
La mort est une musique
qui ne s’arrête pas
et dont on ne se souvient plus
du commerce
Nous ressuscitons uniquement
pour nous souvenir
de ce commencement
Le chef d’orchestre
qui déchiffre sa partition
titube dans la musique
au fur et à mesure
qu’il la déchire
Nous ne serons jamais morts
La montagne aux yeux bandés
nous demande de la conduire
à son pic le plus haut
Notre secret
n’est qu’à cette condition
Nous dessinons
le Grand Dialogue
des accouchements
quand nous jetons la montagne
depuis son plus haut sommet
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Nous organisons le retard
des étoiles
À chaque moustique
nous devenons précis
Nous pendons des cochons
comme des foulards
dans les boucheries
de la lumière
Nous traversons le feu
Le silence nous parle
des lampes
que nous allumons
Les autres croient
que nous nous taisons
mais ils se trompent d’amour
Les parenthèses
que nous ouvrons
sont les conditions
de notre éternité exténuée
Nous disposons de la nuit
Nous défaisons ses draps
pour regarder
les lumières sales
qu’elle cache
Nous écrivons son nombre
à l’envers
La gueule ouverte de la neige
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Ce matin l’éternité
a duré très peu de temps
dans l’aboiement du chien
qui s’est retourné dans la lumière
Elle s’est pendue à un arbre
au bout de la corde cassée
d’un oiseau
qui voulait tirer tout l’infini
Le ciel est brûlant
Le soleil est bleu
La poésie déplace des adjectifs
ou des participes présents
dans les définitions du monde
Ce n’est pas notre guerre
mais nous faisons partie
de ce monde
Ce n’est pas notre monde
mais nous faisons partie
de cette guerre
Le temps a des éternités
que l’éternité ne connaît pas
Nos adjectifs ne font
que déplacer la poésie
pour revenir au monde :
Le ciel est bleu
Le soleil est brûlant
Le lieu commun peut prendre
sa place dans un poème
en s’arrêtant d’être commun
et en désignant soudain un lieu
que nous n’avons jamais cessé
de voir
Le bleu est devenu brûlant
et notre guerre fait
partie de ce monde
Le déplacement d’un adjectif
fait basculer la chose
qui fait basculer le monde
Le déplacement d’une chose
fait basculer l’adjectif
qui fait basculer le monde
L’éternité a duré très peu de temps
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Serge Pey est né en 1950 dans une famille ouvrière du quartier de la cité de l’Hers à Toulouse. Enfant de l’immigration et de la guerre civile espagnole, son adolescence libertaire fut traversée par la lutte antifranquiste et les mouvements révolutionnaires qui secouèrent la planète. Militant contre la guerre du Vietnam, il participa activement aux événements de mai et juin 1968. Parallèlement à son engagement politique, il découvrit très tôt la poésie et les voix de fondation qui transformèrent sa vie. De Lorca à Whitman, de Machado à Rimbaud, de Villon à Baudelaire, de Yannis Rítsos à Elytis, d’Alfred Jarry à Tristan Tzara, des troubadours à Antonin Artaud, des poésies chamaniques à celle des poésies visuelles et dadaïstes… Il commence alors la traversée d’une histoire de la poésie contre la dominance française des écritures de son époque. C’est au début des années soixante-dix que Serge Pey inaugure son travail de poésie d’action et expérimente, dans toutes ses formes, l’espace oral de la poésie. En 1975 il fonde ÉMEUTE puis en 1981 les éditions TRIBU. Coopérative d’édition à la distribution nomade, TRIBU a publié sous sa direction des auteurs comme Bernard Manciet, Jean-Luc Parant, Gaston Puel, Rafaël Alberti, Dominique Pham Cong Thien, le Sixième Dalaï Lama, Allen Ginsberg, Ernesto Cardenal, Armand Gatti, Henri Miller… Il fut l’éditeur de Jaroslav Seifert prix Nobel de littérature en 1984. Dans Les funambules de Prague, réalisé avec son ami Karel Bartocek, il donna à lire en France des auteurs comme le philosophe Karel Kosik ou Vaclav Havel.