Le poète, l’ingénieur et le mathématicien

Par |2022-01-05T10:49:58+01:00 5 janvier 2022|Catégories : Allen Fisher, Essais & Chroniques|

Présentation et traduction : Marilyne Bertoncini

L’ex­trait de Black Bot­tom que nous présen­tons peut être lu (et écouté) sur l’ex­cel­lent  site de Lyric lines. L’au­teur, Allen Fish­er, a pub­lié 150 ouvrages env­i­ron, dont des poèmes expéri­men­taux, des col­lages, essais, sur l’his­toire de l’art et les sci­ences. L’ar­ti­cle (dont nous pub­lions par­al­lèle­ment la tra­duc­tion) explicite les liens étab­lis par l’au­teur entre les formes poé­tiques et les théories sci­en­tifiques contemporaines.

Ce pas­sage du poème  Black Bot­tom (dont le titre évoque les quartiers noirs,  la danse acro­ba­tique et comique con­tem­po­raine du charleston…) illus­tre  ce qu’il pré­conise dans ce qui nous sem­ble être un “art poé­tique” pour le siè­cle de la physique quan­tique, qui remet en ques­tion nom­bre de “vérités” communes.
A tra­vers  le débat  humoris­tique et sur­réel entre trois “spé­cial­istes” (le poète, l’ingénieur et le math­é­mati­cien) abor­dant un phénomène (les états de la glace), cha­cun avec sa pro­pre vision du monde et son  pro­pre lan­gage, il rend sen­si­ble au lecteur un monde  où règ­nent  l’indéter­mi­na­tion (des cadres, ou des per­son­nages) —  l’é­clate­ment des fron­tières entre les élé­ments, les lieux, les tem­po­ral­ités — la volon­taire “déco­hérence” de la logique du réc­it, l’in­sol­u­bil­ité et inanité de la recherche d’un sens unique et véridique,  le main­tien d’une totale incer­ti­tude,  les cas­sures, échos et inter­férences,  dans cet “état enchevêtré” que l’au­teur décrit dans l’ar­ti­cle comme une métonymie de civil­i­sa­tion brisée ou de devoir social détéri­oré. Elle est ici réal­isée comme  une con­séquence de la rup­ture impliquée, en par­ti­c­uli­er dans le post-col­lage et dans la poé­tique trans­for­ma­tion­nelle, où la forme du texte a été ren­due pos­si­ble grâce à une série de trans­for­ma­tions. Au niveau des mots du texte, par exem­ple, des trans­for­ma­tions peu­vent être util­isées pour créer des liens entre les mots, des mod­èles de con­nex­ion, par l’utilisation de sons (rimes), de sens com­pa­ra­bles (rhé­torique), de dis­cus­sions ou de per­tur­ba­tions du sens (poé­tique) et de col­lages impar­faits (que l’on retrou­ve dans la plu­part des gen­res, y com­pris la poésie, la pein­ture et la comédie). Le pro­duit fini a donc subi une série de rup­tures et de  trans­for­ma­tions. Par­fois, cette série implique une mod­i­fi­ca­tion, une rup­ture plan­i­fiée et une répa­ra­tion for­tu­ite, par­fois l’œuvre utilise une per­tur­ba­tion col­lag­ique de l’espace-temps, et sou­vent le col­lage de dif­férentes par­ties simule la con­ti­nu­ité. Dans le post-col­lage, une œuvre visuelle peut subir une nou­velle présen­ta­tion et se trans­former en une nou­velle image.

L’ingénieur ratisse le sable pour couvrir

les brûlis d’huile sur le chemin

du moulin à vent. Il répand de la cen­dre sur la neige

et remonte sa montre.

Un homme en imperméable

Descend le chemin en tapant sa canne.

Il récite du Gongora.

Ses oreilles brûlent.

Il voit les bras du Pho­tographe autour du tronc d’un orme.

On dis­tingue une main : elle tremble.

Entre ses mains il des­sine un équateur

son corps est une sphère d’énergie

peut-être égale à l’orme sans

lim­ites atteignables

jusqu’à un noeud dans un espace à six dimensions.

Blake ferme sa porte

lente­ment tourne une clé

dans une ser­rure délicate

puis écoute.

Six espaces ?

Un math­é­mati­cien, un poète et

l’ingénieur sont assis une table de correspondances

sur la grande route

pour analyser la glace.

Le math­é­mati­cien ouvre un exem­plaire anglais de

Klop­stock, 1811.

On peut cal­culer la vitesse de la marche à par­tir des

empreintes

une séquence alternée de pied-arrière-pied-arrière-arrêt

se lit comme un pied prêt à faire sur­face pour supporter

le poids du corps si le pied d’ap­pui glissait.

De temps à autres, la salive a gelé for­mant des dis­ques sur le chemin.

L’e­space à six dimen­sions est une illu­sion, dit le poète, c’est

Un bruit par­a­site, strat­i­fié à chaque instant.

L’in­for­ma­tion, note l’Ingénieur, trans­mise sur de longues

péri­odes de temps, se détériore.

Le bruit peut être chaleur ou ray­on­nement, n’est-ce pas ?

Ce peut être un pro­duit chim­ique mutagène. L’horloge

Molécu­laire tourne plus vite que la géné­tique, elle s’appuie

sur le bruit pour tenir sous con­trôle l’in­tro­duc­tion de nouveautés.

Vous voulez par­ler d’équilibre entre con­ser­va­tion et change­ment radical ?

Qu’est-ce que ça veut dire ? le Poète sem­ble irrité.

Il y a des prob­lèmes de mesure et d’échelle.

Et d’imagination, ajoute le Poète.

Est-ce qu’on par­le, demande l’Ingénieur en s’a­dos­sant à sa chaise,

De résilience, de per­sis­tance ou de résistance ?

Les per­tur­ba­tions doivent être exprimées spa­tiale­ment, le mathématicien

se tourne vers le poète, tes richesse, con­nec­tiv­ité et

inter­ac­tiv­ité créent de l’in­sta­bil­ité. Selon mes preuves

on peut observ­er une sta­bil­ité locale.

Mais vous ne pren­drez pas con­science de la com­plex­ité de l’ob­ser­va­tion en tant que

par­tic­i­pa­tion.

Cela ne me con­cerne pas, dit le math­é­mati­cien, Avec

la destruc­tion suc­ces­sive des indi­vidus. Des généra­tions entières

se traîneront sur la Terre. Toutes les volon­tés se cumulent

pour for­mer des sché­mas de destruc­tion. Nous sommes ici pour examiner

la glace, les fis­sures et la forme de ce grand nuage

de points de vue.

L’én­ergie et le temps ne peu­vent pas être mesurés simul­tané­ment, comme vous le savez.

Depuis le nuage, on peut inté­gr­er une variable

pour obtenir la prob­a­bil­ité de l’autre.

Je suis à égal­ité avec ce que je vois, dit le Poète.

Non, inter­rompt l’ingénieur.

Le poète se tourne vers l’ingénieur, votre système

est accep­ta­tion de la mort.

Le math­é­mati­cien éclate de rire, dans le chemin vert

bril­lant de roseaux d’or à gauche, un

orage écla­tant à droite, il galope vers la débauche de fleurs

qui émail­lent son Paradis.

Les mel­ons sont plats, prêts à être servis, les renoncules

ont des tiges droites, les framboises

se jet­tent dans des paniers entre les buissons.

L’baleine du math­é­mati­cien sort vis­i­ble­ment de ses narines

Et gèle sur le plateau de la table.

Sans per­cep­tion réfléchie, ce qu’il voit

Se répète et tremble.

Je monte à grandes enjam­bées sur cet avion, j’ai le vertige,

jusqu’à ce que je provoque une pro­fondeur horizontale.

Je peux bris­er cette glace, cet enchâsse­ment sublim­i­nal:

Je peux empêch­er l’ex­pi­a­tion de votre som­meil et 

freine votre euphorie.

Le math­é­mati­cien passe out­re tout cela, il marche sur la glace

Pour observ­er sa structure

comme si ses cristaux con­cen­traient son énergie pour penser

L’Ingénieur tra­verse sa con­tem­pla­tion en marchant

Pour détru­ire cette illu­sion. Le math­é­mati­cien observe

à tra­vers son pare-brise, puis iélate d rire.

J’in­ter­roge, dit le Poète, la tem­po­ral­ité du récit,

et j’utilise ses plans pour ren­dre leurs rap­ports obsolètes.

L’ingénieur soulève un paquet et le porte à la table,

Un mil­li­er de fils de cer­ti­tudes, dit-il. Tenez les amis

et aucun d’en­tre eux ne pour­rait les briser.

C’est une illu­sion du futur, sou­tient le poète.

Le Pho­tographe l’interrompt, Nous rejetons

le stoï­cisme qui est van­ité. Tout ce qui empêche la lucidité

et entrave la con­fi­ance, fis­sure le présent.

C’est une bobine de film, plaisante l’Ingénieur, qui renverse

son thé. Sa tasse laisse un cer­cle blanc. Le mathématicien

com­mence à y dessin­er une tan­gente. Le pho­tographe griffonne

une liste de cours­es sur la ligne tangente,

il écrit, HYPNOSE,

en tra­vers de l’exemplaire de l’interprétation

des Rêves du math­é­mati­cien. J’ai récupéré l’un des vol­umes de Klopstock

annotés par Blake . Je pleurais

et je ne saurais dire si c’é­tait de joie

ou de cha­grin d’étonnement

Dans un plaisant désordre

Nous nous démolis­sons les uns les autres

Le math­é­mati­cien et l’ingénieur se mesurèrent dans

un bras de fer en tra­vers de,

ce que l’Ingénieur appelait, la table de concentration.

Un orage plana sur la High Road alors que je pédalais

jusqu’à la passerelle pour m’abriter…

pho­to © Paige Mitchell

Présentation de l’auteur

Allen Fisher

Né à Lon­dres en 1944, Allen Fish­er est poète, pein­tre, édi­teur, pro­fesseur et per­former. Ses œuvres, exposées dans de nom­breux musées et galeries, font désor­mais par­tie des col­lec­tions de la Tate, de King’s Col­lege Archive, du Liv­ing Muse­um Ice­land et du musée Here­ford. Dans les années 70, il a fait par­tie du groupe bri­tan­nique de Fluxus. En 1978, Allen Fish­er a com­mencé sa car­rière de pein­tre. Après avoir passé vingt ans à tra­vailler dans l’industrie du plomb et du plas­tique, il a obtenu un poste d’enseignant en art, his­toire de l’art et poésie à Gold­smiths’ Col­lege dans les années 80. En 1989, il a com­mencé à enseign­er à Here­ford­shire Col­lege of Art & Design, avant de devenir directeur du départe­ment d’art de Roe­hamp­ton Uni­ver­si­ty en 1998. En 2002, il y est devenu pro­fesseur de poésie et d’art, et en 2005, il s’est vu offrir le poste de directeur des arts con­tem­po­rains à Man­ches­ter Met­ro­pol­i­tan Uni­ver­si­ty, où il est désor­mais pro­fesseur émérite de poésie et d’art. En 2017, son livre PLACE a été réédité, ses poèmes choi­sis ont été pub­liés par Real­i­ty Street sous le titre Grav­i­ty as a con­se­quence of shape et son livre d’essais Imper­fect Fit a été pub­lié par les press­es de l’Université d’Alabama.

© Crédits pho­tos Paige Mitchell.

Bib­li­ogra­phie (sup­primer si inutile)

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Né à Lon­dres en 1944, Allen Fish­er est poète, pein­tre, édi­teur, pro­fesseur et per­former. Ses œuvres, exposées dans de nom­breux musées et galeries, font désor­mais par­tie des col­lec­tions de la Tate, de King’s Col­lege Archive, du Liv­ing Muse­um Ice­land et du musée Here­ford. Dans les années 70, il a fait par­tie du groupe bri­tan­nique de Fluxus. En 1978, Allen Fish­er a com­mencé sa car­rière de pein­tre. Après avoir passé vingt ans à tra­vailler dans l’industrie du plomb et du plas­tique, il a obtenu un poste d’enseignant en art, his­toire de l’art et poésie à Gold­smiths’ Col­lege dans les années 80. En 1989, il a com­mencé à enseign­er à Here­ford­shire Col­lege of Art & Design, avant de devenir directeur du départe­ment d’art de Roe­hamp­ton Uni­ver­si­ty en 1998. En 2002, il y est devenu pro­fesseur de poésie et d’art, et en 2005, il s’est vu offrir le poste de directeur des arts con­tem­po­rains à Man­ches­ter Met­ro­pol­i­tan Uni­ver­si­ty, où il est désor­mais pro­fesseur émérite de poésie et d’art. En 2017, son livre PLACE a été réédité, ses poèmes choi­sis ont été pub­liés par Real­i­ty Street sous le titre Grav­i­ty as a con­se­quence of shape et son livre d’essais Imper­fect Fit a été pub­lié par les press­es de l’Université d’Alabama.

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