Le poète, l’ingénieur et le mathématicien

Présentation et traduction : Marilyne Bertoncini

L'extrait de Black Bottom que nous présentons peut être lu (et écouté) sur l'excellent  site de Lyric lines. L'auteur, Allen Fisher, a publié 150 ouvrages environ, dont des poèmes expérimentaux, des collages, essais, sur l'histoire de l'art et les sciences. L'article (dont nous publions parallèlement la traduction) explicite les liens établis par l'auteur entre les formes poétiques et les théories scientifiques contemporaines.

Ce passage du poème  Black Bottom (dont le titre évoque les quartiers noirs,  la danse acrobatique et comique contemporaine du charleston...) illustre  ce qu'il préconise dans ce qui nous semble être un "art poétique" pour le siècle de la physique quantique, qui remet en question nombre de "vérités" communes.
A travers  le débat  humoristique et surréel entre trois "spécialistes" (le poète, l'ingénieur et le mathématicien) abordant un phénomène (les états de la glace), chacun avec sa propre vision du monde et son  propre langage, il rend sensible au lecteur un monde  où règnent  l'indétermination (des cadres, ou des personnages) -  l'éclatement des frontières entre les éléments, les lieux, les temporalités - la volontaire "décohérence" de la logique du récit, l'insolubilité et inanité de la recherche d’un sens unique et véridique,  le maintien d’une totale incertitude,  les cassures, échos et interférences,  dans cet "état enchevêtré" que l'auteur décrit dans l'article comme une métonymie de civilisation brisée ou de devoir social détérioré. Elle est ici réalisée comme  une conséquence de la rupture impliquée, en particulier dans le post-collage et dans la poétique transformationnelle, où la forme du texte a été rendue possible grâce à une série de transformations. Au niveau des mots du texte, par exemple, des transformations peuvent être utilisées pour créer des liens entre les mots, des modèles de connexion, par l’utilisation de sons (rimes), de sens comparables (rhétorique), de discussions ou de perturbations du sens (poétique) et de collages imparfaits (que l’on retrouve dans la plupart des genres, y compris la poésie, la peinture et la comédie). Le produit fini a donc subi une série de ruptures et de  transformations. Parfois, cette série implique une modification, une rupture planifiée et une réparation fortuite, parfois l’œuvre utilise une perturbation collagique de l’espace-temps, et souvent le collage de différentes parties simule la continuité. Dans le post-collage, une œuvre visuelle peut subir une nouvelle présentation et se transformer en une nouvelle image.

L'ingénieur ratisse le sable pour couvrir

les brûlis d'huile sur le chemin

du moulin à vent. Il répand de la cendre sur la neige

et remonte sa montre.

Un homme en imperméable

Descend le chemin en tapant sa canne.

Il récite du Gongora.

Ses oreilles brûlent.

Il voit les bras du Photographe autour du tronc d'un orme.

On distingue une main : elle tremble.

Entre ses mains il dessine un équateur

son corps est une sphère d'énergie

peut-être égale à l'orme sans

limites atteignables

jusqu'à un noeud dans un espace à six dimensions.

Blake ferme sa porte

lentement tourne une clé

dans une serrure délicate

puis écoute.

Six espaces ?

Un mathématicien, un poète et

l'ingénieur sont assis une table de correspondances

sur la grande route

pour analyser la glace.

Le mathématicien ouvre un exemplaire anglais de

Klopstock, 1811.

On peut calculer la vitesse de la marche à partir des

empreintes

une séquence alternée de pied-arrière-pied-arrière-arrêt

se lit comme un pied prêt à faire surface pour supporter

le poids du corps si le pied d'appui glissait.

De temps à autres, la salive a gelé formant des disques sur le chemin.

L'espace à six dimensions est une illusion, dit le poète, c'est

Un bruit parasite, stratifié à chaque instant.

L'information, note l'Ingénieur, transmise sur de longues

périodes de temps, se détériore.

Le bruit peut être chaleur ou rayonnement, n'est-ce pas ?

Ce peut être un produit chimique mutagène. L’horloge

Moléculaire tourne plus vite que la génétique, elle s’appuie

sur le bruit pour tenir sous contrôle l'introduction de nouveautés.

Vous voulez parler d’équilibre entre conservation et changement radical ?

Qu'est-ce que ça veut dire ? le Poète semble irrité.

Il y a des problèmes de mesure et d'échelle.

Et d’imagination, ajoute le Poète.

Est-ce qu'on parle, demande l'Ingénieur en s'adossant à sa chaise,

De résilience, de persistance ou de résistance ?

Les perturbations doivent être exprimées spatialement, le mathématicien

se tourne vers le poète, tes richesse, connectivité et

interactivité créent de l'instabilité. Selon mes preuves

on peut observer une stabilité locale.

Mais vous ne prendrez pas conscience de la complexité de l'observation en tant que

participation.

Cela ne me concerne pas, dit le mathématicien, Avec

la destruction successive des individus. Des générations entières

se traîneront sur la Terre. Toutes les volontés se cumulent

pour former des schémas de destruction. Nous sommes ici pour examiner

la glace, les fissures et la forme de ce grand nuage

de points de vue.

L'énergie et le temps ne peuvent pas être mesurés simultanément, comme vous le savez.

Depuis le nuage, on peut intégrer une variable

pour obtenir la probabilité de l'autre.

Je suis à égalité avec ce que je vois, dit le Poète.

Non, interrompt l'ingénieur.

Le poète se tourne vers l'ingénieur, votre système

est acceptation de la mort.

Le mathématicien éclate de rire, dans le chemin vert

brillant de roseaux d'or à gauche, un

orage éclatant à droite, il galope vers la débauche de fleurs

qui émaillent son Paradis.

Les melons sont plats, prêts à être servis, les renoncules

ont des tiges droites, les framboises

se jettent dans des paniers entre les buissons.

L’baleine du mathématicien sort visiblement de ses narines

Et gèle sur le plateau de la table.

Sans perception réfléchie, ce qu'il voit

Se répète et tremble.

Je monte à grandes enjambées sur cet avion, j’ai le vertige,

jusqu'à ce que je provoque une profondeur horizontale.

Je peux briser cette glace, cet enchâssement subliminal:

Je peux empêcher l'expiation de votre sommeil et

freine votre euphorie.

Le mathématicien passe outre tout cela, il marche sur la glace

Pour observer sa structure

comme si ses cristaux concentraient son énergie pour penser

L'Ingénieur traverse sa contemplation en marchant

Pour détruire cette illusion. Le mathématicien observe

à travers son pare-brise, puis iélate d rire.

J'interroge, dit le Poète, la temporalité du récit,

et j’utilise ses plans pour rendre leurs rapports obsolètes.

L'ingénieur soulève un paquet et le porte à la table,

Un millier de fils de certitudes, dit-il. Tenez les amis

et aucun d'entre eux ne pourrait les briser.

C'est une illusion du futur, soutient le poète.

Le Photographe l’interrompt, Nous rejetons

le stoïcisme qui est vanité. Tout ce qui empêche la lucidité

et entrave la confiance, fissure le présent.

C'est une bobine de film, plaisante l'Ingénieur, qui renverse

son thé. Sa tasse laisse un cercle blanc. Le mathématicien

commence à y dessiner une tangente. Le photographe griffonne

une liste de courses sur la ligne tangente,

il écrit, HYPNOSE,

en travers de l’exemplaire de l'interprétation

des Rêves du mathématicien. J'ai récupéré l'un des volumes de Klopstock

annotés par Blake . Je pleurais

et je ne saurais dire si c'était de joie

ou de chagrin d'étonnement

Dans un plaisant désordre

Nous nous démolissons les uns les autres

Le mathématicien et l’ingénieur se mesurèrent dans

un bras de fer en travers de,

ce que l'Ingénieur appelait, la table de concentration.

Un orage plana sur la High Road alors que je pédalais

jusqu'à la passerelle pour m’abriter...

photo © Paige Mitchell

Présentation de l’auteur

Allen Fisher

Né à Londres en 1944, Allen Fisher est poète, peintre, éditeur, professeur et performer. Ses œuvres, exposées dans de nombreux musées et galeries, font désormais partie des collections de la Tate, de King’s College Archive, du Living Museum Iceland et du musée Hereford. Dans les années 70, il a fait partie du groupe britannique de Fluxus. En 1978, Allen Fisher a commencé sa carrière de peintre. Après avoir passé vingt ans à travailler dans l’industrie du plomb et du plastique, il a obtenu un poste d’enseignant en art, histoire de l’art et poésie à Goldsmiths’ College dans les années 80. En 1989, il a commencé à enseigner à Herefordshire College of Art & Design, avant de devenir directeur du département d’art de Roehampton University en 1998. En 2002, il y est devenu professeur de poésie et d’art, et en 2005, il s’est vu offrir le poste de directeur des arts contemporains à Manchester Metropolitan University, où il est désormais professeur émérite de poésie et d’art. En 2017, son livre PLACE a été réédité, ses poèmes choisis ont été publiés par Reality Street sous le titre Gravity as a consequence of shape et son livre d’essais Imperfect Fit a été publié par les presses de l’Université d’Alabama.

© Crédits photos Paige Mitchell.

Bibliographie (supprimer si inutile)

Autres lectures

Le poète, l’ingénieur et le mathématicien

Présentation et traduction : Marilyne Bertoncini L'extrait de Black Bottom que nous présentons peut être lu (et écouté) sur l'excellent  site de Lyric lines. L'auteur, Allen Fisher, a publié [...]