Le poète portant la Méditerranée dans sa poche à Paris

La ville nourrit-elle un poète, ou un poète nourrit-il une ville ? C'est toujours difficile de trouver la réponse à cette question, surtout à Paris. Est-ce un hommage ou une arrogance que de dédier un poème à cette ville, elle-même poète, qui attise l'âme des poètes ?

C'est peut-être la question à laquelle le poète turc Attila Ilhan, qui vécut à Paris pendant 6 ans par intermittence et qui déclarait dans ses vers que "le temps est un cimetière invisible", cherchait une réponse. Pourtant, la principale motivation d'Ilhan, poète originaire d'Izmir, à la personnalité toute méditerranéenne, sorti de l'université à 24 ans et venu pour la première fois à Paris en 1949, ne fut pas de trouver une réponse à une question, mais de soulever une question fréquemment posée :
Pourquoi Nazim Hikmet est-il en prison ?

Attila Ilhan, An Gelir, Le moment venu.

Attila Ilhan vint à Paris pour soutenir le mouvement de sauvetage organisé pour Nazim Hikmet, qui avait été emprisonné pendant 12 ans en raison de son idéologie.  Ironie du sort/coup du destin/sort, étant plus jeune il avait été expulsé du lycée pour avoir donné un poème de Nazim Hikmet à sa petite amie alors qu'il n'avait que 16 ans. Il lutta par la suite contre toutes sortes de problèmes, y compris avoir été injustement détenu dans des asiles pendant un certain temps.  L'aventure parisienne du poète, pour qui la sensibilité sociale eut toujours eu une place importante dans ses poèmes, reprit au début des années 1950 pour la seconde fois après son retour de Turquie. Il ne serait pas exagéré de dire que sa deuxième période passée à Paris fut un tournant important pour la vie artistique du poète Attila İlhan, qui se concentra pour la première fois sur la vie complexe de la métropole, contrairement à la structure classique de la poésie turque qui célèbre la vie rurale. Bien qu'il n’eût pas les moyens de vivre confortablement dans une ville comme Paris, la ville lumière eut un grand rôle dans l'enrichissement intérieur du poète.

Ilhan, qui dit "Budapest, Rome, mais surtout Paris avec persistance" dans l'un de ses poèmes, développa des relations étroites avec les parisiens et les citoyens du monde qui peinent à se tracer une nouvelle voie dans cette ville culturelle, tout en apprenant le français à l'Alliance française. Il est aisé de dire que la ville de Paris occupe une place importante dans la structure poétique que le poète établit à cette époque, tant par les espaces urbains que par l'effet poétique qu'elle crée sur les gens.

moi, l'homme
qui a fait voler ses espoirs comme des pigeons,
a perdu son espoir mille fois,
là où les navires ont été perdus,
et les a retrouvés mille fois.
Le vent sur les boulevards
le vent souffle les dernières feuilles comme des enfants
dans le jardin du luxembourg

Le poète, qui traduisit divers exemples de la poésie française de l'époque en turc grâce à son français qui s’était alors amélioré, commença également à écrire la série de poèmes appelée "capitaine", encore considérée aujourd’hui comme un classique de la poésie turque, combinaison de journaux et poésies, écrits à des dates différentes. Le poète, qui nourrit son art à travers un large éventail d’œuvres artistiques et écrira les scénarios de 15 films par la suite, suivait également de près le cinéma français durant sa vie à Paris.  Dans les lettres qu'il écrivit à son frère depuis Paris, il mentionne également le film de 1951 d'Yves Allegret "les miracles n'ont lieu qu'une fois". Non content du cinéma, Ilhan s’intéressa également de près à la Comédie française.  Il n'est pas nécessaire de déployer beaucoup d'efforts pour voir l'âme parisienne dans les poèmes d'Attila Ilhan qu'il écrivit à cette époque. Sa déclaration selon laquelle "Paris n'est belle et passionnante que pour les personnes qui peuvent vivre Paris comme si elle faisait partie d'eux-mêmes" est une allégation remarquable pour comprendre comment la ville a pénétré sa poésie. Tout comme Paris, la poésie d'Ilhan mit en scène tantôt l'amour, tantôt la réaction sociale, la danse contradictoire mais réaliste et harmonieuse de la lumière et des ténèbres, des espoirs et des déceptions. Bien qu'il ait toujours eu des amitiés proches, le poète, qui se définissait comme solitaire, de telle manière qu’on pourrait y voir la solitude comme la maladie du poète, disait "j'aimerais aussi me débarrasser de la solitude et être seul" dans son poème. L’artiste vécut l'apogée de ce sentiment à Paris, qu’il transféra ensuite dans sa poésie. Dans ce contexte, ce n'est pas un hasard si ses poèmes reflètent/sont le miroir des boulevards de cette ville lumière, qui embrasse tant d'obscurité en portant tant de lumière :

j'ai arraché une étoile aux cieux de Paris
l'ai attachée dans tes cheveux
comme un œillet rouge

moi les mains ouvertes à la pluie
moi seul tel un Dieu en enfer

chez les bouquinistes des bords de seine
j'ai trouvé les poèmes de Villon
la rivière était enflée comme un cœur
une semaine durant chaque nuit
j'ai lu quelque chose de Villon

moi qui vis ce que je vis comme une grande religion
tu n'es plus une religion
tu le sais

Traduction Engin Bezci

En tant que poète, je crois que ces artistes ne sont pas des gens qui écrivent ce qu'ils vivent, mais des gens qui vivent ce qu'ils écrivent.  Attila Ilhan semble avoir réalisé cette prophétie dans sa vie à Paris, où il portait les livres de Villon et d'Aragon comme s'il s'agissait de livres saints. Cela se vérifie dans le concept de lutte, qui occupe une place importante dans sa vie et qui l'amena à rencontrer constamment de nouvelles luttes sociales dans sa vie individuelle, et cela, souvent dans des moments et des domaines inattendus.

Attila Ilhan décrit Paris, la ville de la lutte et de la révolution, en disant dans ses vers "tous les jets d'eau de la Concorde se dresseront soudain / comme un bout de fer tordu tu sentiras l'arc-en-ciel sur ta nuque". C'est dans la ville lumière qu'il rencontra et tomba amoureux de la fille arménienne, Maria Missakian. Lors de leurs fréquentes rencontres notamment à Saint-Michel, ils essayèrent d'établir une famille ensemble. Ils parlaient de l’avenir qu’ils envisageaient ensemble, et le poète le porta avec toute son intensité dans ses poèmes, qu'il rédigea à Paris. Cependant, en raison des relations turco-arméniennes de l’époque ses plans échouèrent et le jeune couple dut mettre fin cette relation parfaite.

c'est encore le soir Attila Ilhan,
d'ailleurs tu es seul et étranger à l'automne
peut-être à Paris, Maria Missakian,
avec sa douleur d'une croix à la main,
tous les soirs, elle rêve de venir te voir secrètement par une nuit misérable,
en étranglant Paris
comme si elle étouffait son propre enfant

 

L'esprit maternel et fertile de Paris, qui donne vie à ses enfants poètes, montra son effet sur la vie d’Attila Ilhan quand il revint en Turquie. Dans les cafés d'art d'Istanbul, qui ressemblaient alors aux cafés parisiens de l'époque, Attila Ilhan racontait la poésie française et le socialisme à la jeune génération turque intellectuelle qui le qui le suivait. C’était une période où les débats intellectuels étaient fréquents en Turquie ainsi que dans le reste du monde. A l’époque, le poète Attila Ilhan, qui portait toujours la Méditerranée dans sa poche, lança le mouvement de poésie qu’il baptisa "bleu", sans trop de surprise. Cette compréhension, qui tint essentiellement à dissoudre l'image dans le sens, s'inspira de la poésie française de l'époque, mais différa de celle-ci, en construisant une structure poétique originale au sein de sa propre culture. Bien qu'elle soit adoptée par certains milieux littéraires, elle fut exposée à de vives critiques de la part d'autres cercles. De retour à Paris en 1960, Ilhan fut contraint de retourner en Turquie après la mort de son père alors qu'il continuait à écrire ses poèmes, pour ne plus jamais revenir à Paris.

Il est toujours possible de converser avec son esprit littéraire dans des cafés comme Au Vieux Châtelet, Le Départ Saint-Michel et Le Lutèce, encore aujourd'hui, lieux où Attila Ilhan écrivit des dizaines de poèmes.  "Je saupoudre mes journées comme du blé", déclara-t-il dans une lettre qu’il écrivit à sa famille tout en buvant son café au Lutèce, comme pour souligner l'abondance que Paris apportait à son cadre littéraire.  Le poète, qui était conscient de la menace de l'égoïsme qui souhaite se nourrir d'une ville sans la nourrir en retour, était parvenu à s'en affranchir. Il erre encore avec son âme immortelle dans les rues de Paris, où il compose ses vers, au bout d'une plume invisible.

Présentation de l’auteur

Attila İlhan

Attilâ İlhan, de son vrai nom Attilâ Hamdi İlhan, (15 juin 1925, Izmir - 10 octobre 2005, Istanbul) était un poète, romancier, penseur, essayiste, journaliste, scénariste et critique turc. Il a apporté des contributions significatives au monde de la littérature et de la pensée turques grâce à une œuvre riche et significative.

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Bibliographie 

Poésie

1948 : Duvar (livre d'Attila Ilhan)
1954 : Avenue des brumes
1955 : Fugue de la pluie
1960 : Je vous suis obligé
1962 : Fleur d'ennui
1968 : Les amours interdites
1973 : Journal d'un prisonnier
1977 : Un tel amour
1982 : El Elde Var Hüzün
1987 : Le Royaume de la peur
1993 : Ayrılık Sevdaya Dahil
2002 : Celui que j'aime, c'est toi

Anthologies

1999 : Ben Sana Mecburum (Folk Music Centre)
2001 : Ne Kadınlar Sevdim (Centre de musique folklorique)
2006 : An Gelir (Seljuk Music)

Romans

1953 : L'homme de la rue
1957 : Les nègres ne se ressemblent pas
1963 : La table du loup
1980 : Fena Halde Leman
1984 : Haco Hanım Vay
2007 : Ce loup blond
1973 : Le tranchant du couteau
1974 : La part de la hyène
1978 : Le sel sur la plaie
1981 : Adhan du matin dans Dersaadet
1988 : Nous dans l'obscurité
2002 : Les baïonnettes de Dieu : Reis Pasha
2005 : Gazi Pasha

Histoire

1999 : La pince de crabe

Essais

1957 : Le passager Abbas ?
1970 : Quelle gauche ?
1972 : Quel Ouest ?
1976 : Quel sexe ?
1980 : Quelle droite ?
1981 : Quel Atatürk ?
1991 : Quelle littérature ?
1995 : Quelle laïcité ?
1997 : Quelle mondialisation ?
1975 : Sur les traces du fascisme
1980 : La guerre du réalisme
1981 : La camisole de force de l'Occident
1983 : La "deuxième nouvelle" guerre
1985 : Mon Sobe droit et mon Sobe gauche
1985 : Mauvaises femmes, mauvais hommes
1986 : La guerre de la culture nationale
1991 : Le socialisme maintenant
1991 : La guerre des intellectuels
1992 : La guerre des femmes

Entretiens 

1988 : Une tige d'œillet rouge
1999 : Voir au-delà de l'horizon
2000 : Sultan Galiyef - Le fantôme qui erre en Eurasie
2002 : L'abondance renégate
2004 : Étoile, croissant de lune et cœur

Traductions

1967 : Révolte à Canton (André Malraux)
1968 : L'espoir (André Malraux)
1969 : Les cloches de Bâle (Louis Aragon)

Poèmes choisis

Autres lectures