Dans le dernier numéro de la revue NUNC, Pierrick de Chermont, consacrant une note de lecture aux livres de Matthieu Baumier, Le silence des pierres, et de Christophe Dauphin, L’ombre que les loups emportent, termine son analyse par une élégante déploration : “On ne peut que regretter le manque d’intérêt des grands critiques pour ce qui se passe en poésie. Pourquoi retirer cette pièce maîtresse de la création ? J’avoue ne pas comprendre”. Christophe Morlay a pris à bras le corps cette question consistant à comprendre quels rouages ont présidé et président toujours à la disparition de la poésie de la considération des critiques et journaux. Question lancinante, qui occupe encore l’esprit de Morlay après qu’il a commencé d’y répondre par son article Généalogie d’une éradication française.
Cette question est révélatrice d’une partition du monde. Le camp de concentration du Simulacre, qui nous impose, par technologie interposée, le code-barres sur la chair de nos âmes, d’un côté. De l’autre, la vie, l’assentiment à la vie et à tous ses aspects naturels, par le Poème qui est l’identique image de la source de la vie, et sa compréhension la plus haute pour nous autres humains.
Recours au Poème, qui est un acte politique, nous enseigne, à nous qui l’animons, que le Poème, tant exclu de la surface du monde par ceux qui font l’opinion, est en train d’appeler les individus dans le secret de leur être. C’est parce que la modernité technologique impose à tous un spectacle fantoche auquel de moins en moins de monde croit que le Poème requiert en tant qu’appel à la beauté de plus en plus de personnes. C’est parce que la société du spectacle exclut d’une part active et sémantique la majorité des humains que nous entendons le Poème appeler en nous et nous offrir le recours naturel à la composition d’une beauté nous reliant à l’essence du vivant.
La question révélatrice de l’absence d’intérêt des grands critiques pour la poésie, et l’acte politique du Recours au Poème nous disent qu’un mouvement fondamental est à l’œuvre dans la psyché humaine et que rien n’est perdu.
A ce titre, nous espérons qu’un critique se saisira d’un grand livre de poésie, paru en 2013 en fin d’année, et en fera l’analyse que cette œuvre mérite. Ce livre est celui de Jean Maison, intitulé Le boulier cosmique.
Ce livre est une subjugation. La subjugation du poète pour un rêve passé dans la vie. La subjugation pour toutes les implications de cet événement phénoménal. A travers cet onirisme prémonitoire auquel le poète Jean Maison a été confronté, il a traduit sa propre subjugation en un livre subjuguant, tout le mystère d’une expérience en un poème devenant le mystère. Alors ce boulier cosmique, reliant l’expérience au niveau du macrocosme, comme en faisant une totalité, a d’abord ordonnancé les lignes de forces microcosmiques jouant à l’intérieur d’un individu à l’écoute, et le tout s’harmonisant comme une musique des sphères, a reçu comme par magie la portée universelle le faisant briller dans le ciel nocturne.
Nous ne pouvons que donner quelques clefs de lecture à ce livre miraculeux. Les harmoniques ? C’est un poème courtois, chantant à l’unisson des troubadours médiévaux actualisés pour notre temps l’amour dû à la grande Dame. Elle se nomme parole ou poésie. Elle s’incarne par l’aimée de chair que chacun porte en soi. C’est un poème charriant dans ses plis Edgar Allan Poe, le Jean de l’Apocalypse, des éléments kabbalistiques et la symbolique des nombres, les mathématiques induisant une horlogerie céleste, spatiale, reliant tout le vivant, visible et invisible, à travers tous les temps. C’est un poème alchimique, un livre marial, le chant d’amour qu’un poète porte à une femme. C’est une parole habitée par l’évocation discrète de Jeanne d’Arc.
La présence des chevaux inscrit ce chant dans l’esprit d’une chevalerie attentive à la connaissance active des plantes. Ce livre nous parle de l’Amérique du Nord, il interroge le sens de la conquête d’un territoire.
Six parties organisent l’ensemble, et nous entrons par une porte nommée Philadelphie, ville dont le nom signifie “amour fraternel”. William Penn acheta cette terre aux amérindiens, au nom du roi d’Angleterre. L’ambition à l’origine de la fondation de cette ville fut la tolérance et l’action politique de cette tolérance. Ville anti-esclavagiste durant la révolution.
Le poète cherche à travers les rues de Philadelphie la Dame apparue en rêve, dont il entend soudain les pas, la Dame habillée avec le même manteau gris que celui de ses songes : il était temps “de risquer tout parmi les vivants”. La parole cherche à chanter la figure sororale, et à s’unir par l’amour au silence. C’est un rêve, et ce rêve d’accorder la parole à la Dame nécessite de “tout reprendre”, par désir de “partage”.
Commerson est ici évoqué, et avec lui la métaphore de la navigation et de la connaissance des plantes.
Un travail époustouflant sur les temps, donc sur le Temps, rend contemporain les buildings et le cheval, la locomotive et le “bief chamanique” des premiers algonquins. Le poète, monté sur quel cheval, arpente les rues entourées de buildings. Les figures du rêve marchent dans la réalité, le poète entend le bruit des pas et reconnait la présence à lui jadis donnée dans une nuit fervente. Il reçoit la présence du mystère par delà le Temps. Le présent, le passé, le futur antérieur inscrivent la parole du poète dans le XVIIème siècle, dans le XVIIIème , le XIXeme, le XXème, le XXIème. A lui de se dépatouiller, lui qui a pour mission de construire une maison de mots, avec l’enchevêtrement complexe des symboles et des implications de ce qui s’est approché de lui. Il n’a que la parole humaine, que l’intelligence humaine, pour traduire tout ce que cela peut impliquer. Et la limite de ses connaissances, qui, ici, ne sont pas réduites. Jean Maison fait correspondre une ample vision à la minutie des éléments capables de la traduire. Tout est à sa place, chaque mot, chaque adjectif choisi, chaque temps utilisé rendent la grammaire de ce poème presque impossible. Mais impossible n’est pas français et Jean Maison a bel et bien écrit dans la langue de Molière.
Et quelle langue. Rares sont les écrivains capables aujourd’hui d’une telle élégance. Peu sont-ils à savoir manier le rythme marié au sens avec une telle aisance symphonique. Cette symphonie harmonise les sentiments, les visions et la conscience d’un être en marche. Ainsi :
“Il est temps. C’est bien de ce lieu dont on dispose. La mécanique animée supporte l’aléatoire, l’illusion des patiences, l’ébauche incrédule qu’une main de cendres jette à l’échoppe du potier.
Galets percés, boules d’argile qui tournent telle une mappemonde et comptent plus sûrement qu’un sablier, ce qui nous établit dans l’inconnu.”
Ce poème de Jean Maison est passé de l’invisible au visible, du silence à sa mélodie merveilleuse. C’est un livre de recentrement pour les individus désaxés du primordial que produit la modernité négative. La réalité rapportée ici par Jean Maison ne pouvait l’être que par cette forme, par ce ton, par ce miracle d’écriture. L’ensemble est à l’identique du cœur vital entrevu par une nuit ensommeillée. Ce qui se joue par ce grand livre de poésie, c’est l’incarnation par la chair du Poème d’une réalité invisible désireuse d’être la compagne des êtres. C’est un acte considérable. Et tellement iconoclaste qu’il s’établira sans heurts parmi nous, aveugle qu’est notre société avide de décalage calibré à la véritable rébellion. Dans cet établissement, les poètes construisent le monde, épaulés par la vie aux aguets.
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