Le rôle de la documentation dans Les Communistes de Louis Aragon

Par |2022-03-05T17:04:00+01:00 20 février 2022|Catégories : Critiques, Louis Aragon|

Bernard Leuil­liot remar­que à pro­pos de la doc­u­men­ta­tion util­isée pour la rédac­tion des Com­mu­nistes, dans le tome IV des Com­mu­nistes : « Il s’entoura enfin d’une si vaste doc­u­men­ta­tion qu’Elsa s’en épou­van­ta. On en retrou­ve la trace dans la bib­lio­thèque d’Aragon, au Moulin de Saint-Arnoult-en-Yve­lines ». Suit alors une liste qui va de Paul Allard pour son ouvrage, L’énigme de la Meuse, pub­lié en 1941, jusqu’à Paul Rey­naud pour un tome de ses Mémoires, La France a sauvé l’Europe, pub­lié en 1947 1.

A cette doc­u­men­ta­tion livresque, il faut ajouter la ques­tion qu’Aragon posa à Jean Roire : « Où étiez-vous et qu’avez-vous fait le 10 mai 1940 et ensuite ? » Bernard Leuil­liot ajoute (p 1361) : « Jean Roire se sou­ve­nait  d’y avoir répon­du au cours d’un entre­tien  avec Aragon, son voisin d’immeuble, rue de la Sour­dière, à Paris ». Bernard Leuil­liot com­mence son para­graphe, à la même page, par ces mots : « Aragon, en pleine rédac­tion de ce roman, posait à qui voulait l’entendre  la ques­tion »  qu’il posa à Jean Roire.

A quoi, il faut encore ajouter les nom­breux voy­ages que fit Aragon en 1946, 1947 et 1950 dans le Nord de la France  et dans les Ardennes, en jan­vi­er 1951, « sur les lieux d’une débâ­cle qu’il n’avait pas con­nue directe­ment, celle de la 9ème armée, un voy­age de dix jours, enquê­tant simul­tané­ment auprès des témoins de l’évènement  et aux archives départe­men­tales » (B Leuil­liot, p 1361, tome IV d’Aragon, Œuvres romanesques com­plètes)  2.

Aragon, dans son troisième entre­tien avec Dominique Arban 3, note : «  Qu’en 1966 j’aie entre­pris de remanier, pour la prose comme pour le con­tenu romanesque, ce long roman, ne sig­ni­fie aucune­ment de ma part une con­damna­tion de la pre­mière ver­sion, mais seule­ment le souci d’apporter à un livre qui joue sur les graves événe­ments de l’histoire de 1939–1940 la lumière que je pou­vais dif­fi­cile­ment en avoir dix ans plus tôt… ».

Luis Aragon, Les Com­mu­nistes, Pre­mière époque, Novem­bre 1939 — Mars 1940, La bib­lio­thèque française, 1950.

Voilà qui dit claire­ment les choses : tant sur les raisons de ce remaniement (on aurait tort d’en chercher d’autres, par exem­ple un éventuel désac­cord) que sur le rôle de l’enquête aus­si bien à tra­vers les livres que sur le terrain…

Les voy­ages d’Aragon de 1946, 1949 et 1950 dans le Nord.

Aragon est à Lille en avril 1946, il est à Lorette (près de Lens) en juil­let 1949 et plus tard il est dans le bassin minier. A par­tir d’une lec­ture des Mémoires de Léon Delfos­se qu’Aragon a sans doute ren­con­tré (alors qu’il était à Lorette pour la journée) et en 1950 alors qu’il se doc­u­men­tait, entre autres,  pour la rédac­tion de Mai-Juin 1940, je me livre à une com­para­i­son entre ces mémoires et ce qu’il a dû racon­ter à Aragon qui l’interrogeait alors pour écrire Les Com­mu­nistes. On me par­don­nera cette longue auto-cita­tion mais elle est néces­saire pour bien com­pren­dre com­ment tra­vail­lait Aragon : « Mieux, dans le détail, la com­para­i­son  atten­tive entre le réc­it de Léon Delfos­se (et je le répète, son texte des années 1983–1986 est à con­sid­ér­er comme la trace écrite du réc­it qu’il a dû faire à Aragon) mon­tre com­ment Aragon dis­tribue ce qu’il a recueil­li d’un homme (le témoignage) sur ses per­son­nages. Ain­si, à pro­pos de Léon Delfos­se, on relève trois util­i­sa­tions du témoignage : Léon Delfos­se devient, sous son pro­pre nom, un per­son­nage (certes sec­ondaire, un fig­u­rant pour­rait-on dire) du roman (Léon Delfos­se dans le stade d’Hénin-Liétard), Léon Delfos­se est le pilo­tis de ce mineur du 3 qu’Aragon décrit comme « un jeune coq  frisé, mai­gre de vis­age » et enfin  les infor­ma­tions qu’Aragon tire du témoignage de Delfos­se sont attribuées à d’autres per­son­nages du roman (à Gas­pard Boquette, par exem­ple) ou à des points de vue nar­rat­ifs anonymes ou col­lec­tifs (ce que voient les hommes de la colonne en marche  vers Hénin-Lié­tard…) 4.

Le voy­age d’Aragon dans les Ardennes en jan­vi­er 1951.

Après avoir rap­pelé les élé­ments de la biogra­phie d’Aragon et les débuts de la sec­onde guerre mon­di­ale, je m’intéresse aux textes relat­ifs au périple que fit Aragon dans les Ardennes tant français­es que belges. On me par­don­nera (bis) cette longue cita­tion : « Le séjour d’Aragon dans les Ardennes en 1951 est donc intéres­sant à plus d’un titre. Il attire bien sûr l’attention sur un écrivain rel­a­tive­ment oublié aujourd’hui, Jean Rogis­sart. Mais une étude minu­tieuse de ce séjour mon­tre aus­si com­bi­en  le recueil d’informations par Aragon sur le ter­rain, au plus près de la réal­ité qu’il décrit, influe sur la rédac­tion du roman, même lorsque celle-ci a déjà été étayée par des sources livresques. Ain­si, pour ne pren­dre que cet exem­ple : c’est en lisant aux Archives départe­men­tales  des Ardennes  la rela­tion d’un offici­er qu’il cor­rigea l’erreur faite dans le pre­mier état du  man­u­scrit de la ver­sion orig­i­nale des Com­mu­nistes quant à l’absence de portes métalliques dans les fortins : « Dans les blocs, les fan­tassins  sont à leur mer­ci (des attaquants alle­mands) : pas de volets métalliques, pas de portes arrière, ou s’il y en a, l’obligation de la laiss­er ouverte pour per­me­t­tre aux gaz que dégage le tir des armes automa­tiques, et les assail­lants tour­nent les blocs, les pren­nent à revers, lan­cent des grenades, à l’intérieur ou par les embra­sures fer­mées avec des sacs de sable, facile­ment déplacés » 5.

Il est vrai qu’Aragon avait écrit : « Il n’y avait qu’une chose à quoi on n’avait pas pen­sé : que des élé­ments avaient pu s’infiltrer en arrière par une sente, et tan­dis que les qua­tre hommes sur­veil­laient en avant par les fentes du block­haus, un Alle­mand a jeté par une des embra­sures arrière une grenade à l’intérieur de la mai­son forte. Tout a sauté, les hommes sont morts… » 6. Ah, cette oblig­a­tion de laiss­er la porte ouverte !

Le remaniement…

On peut s’interroger, out­re les raisons que donne Aragon, sur celles de ce remaniement. Il est évi­dent que l’œuvre d’Aragon est en mou­ve­ment… Lui-même remar­que : « … je con­sid­ère Les Com­mu­nistes sous leur forme dernière, comme le parachève­ment du Monde réel » 7. Et ce n’est pas seule­ment parce qu’on retrou­ve dans Les Com­mu­nistes cer­tains des per­son­nages du Monde réel de ses ouvrages précédents !

Faisons rapi­de­ment un sort à la cri­tique lit­téraire. Aragon écrit : « Il me sem­ble que la cri­tique n’a pas regard avec le sérieux désir­able l’aventure de ce roman récrit, laque­lle ne répond, à ma con­nais­sance, à aucun précé­dent » 8. Après être revenu au déroule­ment de la soirée de la Grange-aux-Belles (le 17 juin 1949), Aragon entre dans le vif du sujet en abor­dant les modal­ités de la récri­t­ure des Com­mu­nistes : « Je me bornerai à dire quelques mots de cer­taines mod­i­fi­ca­tions qu’il sup­po­sait et qu’on peut class­er sous trois chefs : le style, les per­son­nages, l’esprit de respon­s­abil­ité » 9.

Pas­sons rapi­de­ment sur le style : la mod­i­fi­ca­tion essen­tielle de cette Fin du monde réel con­siste en le rem­place­ment du passé par le présent défi­ni (d’autres change­ments de temps vont avec ce rem­place­ment, pour des ques­tions de con­cor­dance). Cela crée un con­traste entre passé et présent (qu’Aragon car­ac­térise par ces mots : « Cécile quit­tée, Jean est ramené au petit écran, au train-train de l’imparfait », les sou­venirs et l’actualité… A cela, l’auteur ajoute qu’il « allait fal­loir débar­rass­er la nou­velle ver­sion ce qui lui était désor­mais inutile, et me décidai à une série d’opérations chirur­gi­cales» 10. Ce qui mon­tre qu’Aragon a  pris la déci­sion d’arrêter son roman à juin 1940… Par con­tre, l’esprit de respon­s­abil­ité mérite plus d’explications (d’ailleurs, Aragon con­sacre à ce thème env­i­ron 4 pages ou 8, à peu de choses près, (réservées au réal­isme car Aragon a bien l’idée d’écrire un roman réal­iste) sur les 27 que compte La Fin du monde réel, soit un peu plus du tiers de l’édition de la Pléi­ade.  Je ne peux résis­ter  à racon­ter l’histoire que narre Aragon dans Mai-Juin 1940, à savoir celle de Jean de Mon­cey et de Raoul Blan­chard par­lant de L’Histoire du Par­ti com­mu­niste (bolchevique) de l’URSS (dûe à Staline), Aragon se con­tentant d’ajouter à la ver­sion prim­i­tive ces ter­mes : « C’est beau la con­fi­ance » 11. A quoi il faudrait ajouter l’affrontement ver­bal entre le com­mu­niste Prache et le social­iste Dansette (p 633), les inter­ven­tions de Blan­chard, etc… Ce ne sont pas les exem­ples qui manquent !

Notes

1.  Aragon, Les Com­mu­nistes, tome IV de la col­lec­tion La Pléi­ade, édi­tions Gal­li­mard, Paris, 2008, pp 1361–1362.

2. Lucien Was­selin, à lire dans Les Annales de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let n° 9 (2007), pp 235–249, Aragon, Léon Delfos­se et mai-juin 1940 (sous-titré Une con­tri­bu­tion à l’archive des Com­mu­nistes), dans la même revue n° 10, Aragon et Rogis­sart en jan­vi­er 1951, (2008), pp 134–145 (enrichi d’une carte mon­trant les local­ités vis­itées par Aragon tant dans les Ardennes français­es que belges) et dans le n° 59 de Faites Entr­er L’Infini, la revue semes­trielle de la Société des Amis de Louis Aragon & Elsa Trio­let, La Mai­son forte, un pré­texte romanesque, (juin 2015), pp 24–29, les deux études précé­dentes. 

3. Aragon par­le avec Dominique Arban, Seghers édi­teur, Paris,1968, p 153.

4. Les Annales de la SALAET, n° 9, p 248.

5. Les Annales de la SALAET n° 10, pp 142–143.

6. Aragon, Les Com­mu­nistes (ver­sion orig­i­nale), édi­tions Stock,  Paris, 1998, p 740.

7. Aragon par­le avec Dominique Arban, Seghers édi­teur, Paris, 1968, p 154.

8. Aragon par­le avec Dominique Arban, Seghers édi­teur,  Paris, 1968, p 153.

9. Aragon, Les Com­mu­nistes, tome IV de la col­lec­tion La Pléi­ade, édi­tions Gal­li­mard, Paris, 2008, p 627.

10. Id, p 630.

11. Id, p 633.

Présentation de l’auteur

Louis Aragon

Textes

Louis Aragon est un poète, romanci­er et jour­nal­iste français, né prob­a­ble­ment le 3 octo­bre 1897 à Paris et mort le 24 décem­bre 1982 dans cette même ville. Avec André Bre­ton, Tris­tan Tzara, Paul Élu­ard, Philippe Soupault, il fut l’un des ani­ma­teurs du dadaïsme parisien et du surréalisme.

Bib­li­ogra­phie (sup­primer si inutile)

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Lucien Wasselin

Il a pub­lié une ving­taine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d’artistes ou à tirage lim­ité. Présent dans plusieurs antholo­gies, il a été traduit en alle­mand et col­la­bore régulière­ment à plusieurs péri­odiques. Il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let, Faîtes Entr­er L’In­fi­ni, dans laque­lle il a pub­lié plusieurs arti­cles et études con­sacrés à Aragon. A sig­naler son livre écrit en col­lab­o­ra­tion avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 arti­cles retrou­vés d’Aragon), au Temps des Ceris­es en 2007. Il est aus­si l’au­teur d’un Ate­lier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs. 

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