Le rôle de la documentation dans Les Communistes de Louis Aragon
Bernard Leuilliot remarque à propos de la documentation utilisée pour la rédaction des Communistes, dans le tome IV des Communistes : « Il s’entoura enfin d’une si vaste documentation qu’Elsa s’en épouvanta. On en retrouve la trace dans la bibliothèque d’Aragon, au Moulin de Saint-Arnoult-en-Yvelines ». Suit alors une liste qui va de Paul Allard pour son ouvrage, L’énigme de la Meuse, publié en 1941, jusqu’à Paul Reynaud pour un tome de ses Mémoires, La France a sauvé l’Europe, publié en 1947 1.
A cette documentation livresque, il faut ajouter la question qu’Aragon posa à Jean Roire : « Où étiez-vous et qu’avez-vous fait le 10 mai 1940 et ensuite ? » Bernard Leuilliot ajoute (p 1361) : « Jean Roire se souvenait d’y avoir répondu au cours d’un entretien avec Aragon, son voisin d’immeuble, rue de la Sourdière, à Paris ». Bernard Leuilliot commence son paragraphe, à la même page, par ces mots : « Aragon, en pleine rédaction de ce roman, posait à qui voulait l’entendre la question » qu’il posa à Jean Roire.
A quoi, il faut encore ajouter les nombreux voyages que fit Aragon en 1946, 1947 et 1950 dans le Nord de la France et dans les Ardennes, en janvier 1951, « sur les lieux d’une débâcle qu’il n’avait pas connue directement, celle de la 9ème armée, un voyage de dix jours, enquêtant simultanément auprès des témoins de l’évènement et aux archives départementales » (B Leuilliot, p 1361, tome IV d’Aragon, Œuvres romanesques complètes) 2.
Aragon, dans son troisième entretien avec Dominique Arban 3, note : « Qu’en 1966 j’aie entrepris de remanier, pour la prose comme pour le contenu romanesque, ce long roman, ne signifie aucunement de ma part une condamnation de la première version, mais seulement le souci d’apporter à un livre qui joue sur les graves événements de l’histoire de 1939-1940 la lumière que je pouvais difficilement en avoir dix ans plus tôt… ».
Luis Aragon, Les Communistes, Première époque, Novembre 1939 - Mars 1940, La bibliothèque française, 1950.
Voilà qui dit clairement les choses : tant sur les raisons de ce remaniement (on aurait tort d’en chercher d’autres, par exemple un éventuel désaccord) que sur le rôle de l’enquête aussi bien à travers les livres que sur le terrain…
Les voyages d’Aragon de 1946, 1949 et 1950 dans le Nord.
Aragon est à Lille en avril 1946, il est à Lorette (près de Lens) en juillet 1949 et plus tard il est dans le bassin minier. A partir d’une lecture des Mémoires de Léon Delfosse qu’Aragon a sans doute rencontré (alors qu’il était à Lorette pour la journée) et en 1950 alors qu’il se documentait, entre autres, pour la rédaction de Mai-Juin 1940, je me livre à une comparaison entre ces mémoires et ce qu’il a dû raconter à Aragon qui l’interrogeait alors pour écrire Les Communistes. On me pardonnera cette longue auto-citation mais elle est nécessaire pour bien comprendre comment travaillait Aragon : « Mieux, dans le détail, la comparaison attentive entre le récit de Léon Delfosse (et je le répète, son texte des années 1983-1986 est à considérer comme la trace écrite du récit qu’il a dû faire à Aragon) montre comment Aragon distribue ce qu’il a recueilli d’un homme (le témoignage) sur ses personnages. Ainsi, à propos de Léon Delfosse, on relève trois utilisations du témoignage : Léon Delfosse devient, sous son propre nom, un personnage (certes secondaire, un figurant pourrait-on dire) du roman (Léon Delfosse dans le stade d’Hénin-Liétard), Léon Delfosse est le pilotis de ce mineur du 3 qu’Aragon décrit comme « un jeune coq frisé, maigre de visage » et enfin les informations qu’Aragon tire du témoignage de Delfosse sont attribuées à d’autres personnages du roman (à Gaspard Boquette, par exemple) ou à des points de vue narratifs anonymes ou collectifs (ce que voient les hommes de la colonne en marche vers Hénin-Liétard…) 4.
Le voyage d’Aragon dans les Ardennes en janvier 1951.
Après avoir rappelé les éléments de la biographie d’Aragon et les débuts de la seconde guerre mondiale, je m’intéresse aux textes relatifs au périple que fit Aragon dans les Ardennes tant françaises que belges. On me pardonnera (bis) cette longue citation : « Le séjour d’Aragon dans les Ardennes en 1951 est donc intéressant à plus d’un titre. Il attire bien sûr l’attention sur un écrivain relativement oublié aujourd’hui, Jean Rogissart. Mais une étude minutieuse de ce séjour montre aussi combien le recueil d’informations par Aragon sur le terrain, au plus près de la réalité qu’il décrit, influe sur la rédaction du roman, même lorsque celle-ci a déjà été étayée par des sources livresques. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple : c’est en lisant aux Archives départementales des Ardennes la relation d’un officier qu’il corrigea l’erreur faite dans le premier état du manuscrit de la version originale des Communistes quant à l’absence de portes métalliques dans les fortins : « Dans les blocs, les fantassins sont à leur merci (des attaquants allemands) : pas de volets métalliques, pas de portes arrière, ou s’il y en a, l’obligation de la laisser ouverte pour permettre aux gaz que dégage le tir des armes automatiques, et les assaillants tournent les blocs, les prennent à revers, lancent des grenades, à l’intérieur ou par les embrasures fermées avec des sacs de sable, facilement déplacés » 5.
Il est vrai qu’Aragon avait écrit : « Il n’y avait qu’une chose à quoi on n’avait pas pensé : que des éléments avaient pu s’infiltrer en arrière par une sente, et tandis que les quatre hommes surveillaient en avant par les fentes du blockhaus, un Allemand a jeté par une des embrasures arrière une grenade à l’intérieur de la maison forte. Tout a sauté, les hommes sont morts… » 6. Ah, cette obligation de laisser la porte ouverte !
Le remaniement…
On peut s’interroger, outre les raisons que donne Aragon, sur celles de ce remaniement. Il est évident que l’œuvre d’Aragon est en mouvement… Lui-même remarque : « … je considère Les Communistes sous leur forme dernière, comme le parachèvement du Monde réel » 7. Et ce n’est pas seulement parce qu’on retrouve dans Les Communistes certains des personnages du Monde réel de ses ouvrages précédents !
Faisons rapidement un sort à la critique littéraire. Aragon écrit : « Il me semble que la critique n’a pas regard avec le sérieux désirable l’aventure de ce roman récrit, laquelle ne répond, à ma connaissance, à aucun précédent » 8. Après être revenu au déroulement de la soirée de la Grange-aux-Belles (le 17 juin 1949), Aragon entre dans le vif du sujet en abordant les modalités de la récriture des Communistes : « Je me bornerai à dire quelques mots de certaines modifications qu’il supposait et qu’on peut classer sous trois chefs : le style, les personnages, l’esprit de responsabilité » 9.
Passons rapidement sur le style : la modification essentielle de cette Fin du monde réel consiste en le remplacement du passé par le présent défini (d’autres changements de temps vont avec ce remplacement, pour des questions de concordance). Cela crée un contraste entre passé et présent (qu’Aragon caractérise par ces mots : « Cécile quittée, Jean est ramené au petit écran, au train-train de l’imparfait », les souvenirs et l’actualité… A cela, l’auteur ajoute qu’il « allait falloir débarrasser la nouvelle version ce qui lui était désormais inutile, et me décidai à une série d’opérations chirurgicales» 10. Ce qui montre qu’Aragon a pris la décision d’arrêter son roman à juin 1940… Par contre, l’esprit de responsabilité mérite plus d’explications (d’ailleurs, Aragon consacre à ce thème environ 4 pages ou 8, à peu de choses près, (réservées au réalisme car Aragon a bien l’idée d’écrire un roman réaliste) sur les 27 que compte La Fin du monde réel, soit un peu plus du tiers de l’édition de la Pléiade. Je ne peux résister à raconter l’histoire que narre Aragon dans Mai-Juin 1940, à savoir celle de Jean de Moncey et de Raoul Blanchard parlant de L’Histoire du Parti communiste (bolchevique) de l’URSS (dûe à Staline), Aragon se contentant d’ajouter à la version primitive ces termes : « C’est beau la confiance » 11. A quoi il faudrait ajouter l’affrontement verbal entre le communiste Prache et le socialiste Dansette (p 633), les interventions de Blanchard, etc… Ce ne sont pas les exemples qui manquent !
Notes
1. Aragon, Les Communistes, tome IV de la collection La Pléiade, éditions Gallimard, Paris, 2008, pp 1361-1362.
2. Lucien Wasselin, à lire dans Les Annales de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet n° 9 (2007), pp 235-249, Aragon, Léon Delfosse et mai-juin 1940 (sous-titré Une contribution à l’archive des Communistes), dans la même revue n° 10, Aragon et Rogissart en janvier 1951, (2008), pp 134-145 (enrichi d’une carte montrant les localités visitées par Aragon tant dans les Ardennes françaises que belges) et dans le n° 59 de Faites Entrer L’Infini, la revue semestrielle de la Société des Amis de Louis Aragon & Elsa Triolet, La Maison forte, un prétexte romanesque, (juin 2015), pp 24-29, les deux études précédentes.
3. Aragon parle avec Dominique Arban, Seghers éditeur, Paris,1968, p 153.
4. Les Annales de la SALAET, n° 9, p 248.
5. Les Annales de la SALAET n° 10, pp 142-143.
6. Aragon, Les Communistes (version originale), éditions Stock, Paris, 1998, p 740.
7. Aragon parle avec Dominique Arban, Seghers éditeur, Paris, 1968, p 154.
8. Aragon parle avec Dominique Arban, Seghers éditeur, Paris, 1968, p 153.
9. Aragon, Les Communistes, tome IV de la collection La Pléiade, éditions Gallimard, Paris, 2008, p 627.
10. Id, p 630.
11. Id, p 633.