« Poésie Ô lapsus » - Robert Desnos
Le Scalp en feu est une chronique irrégulière et intermittente, dont le seul sujet, en raison du manque et de l’urgence, est la poésie. Elle ouvre six fenêtres de tir sur le poète et son poème. Selon le temps, l’humeur, les nécessités de l’instant ou du jour, son auteur, un cynique sans scrupules, s’engage à ouvrir à chaque fois toutes ces fenêtres ou quelques-unes seulement. Michel Host
Mars / avril 2013
SOMMAIRE
- UNE PENSÉE OU PLUSIEURS / LE POÉTIQUE (réflexion 1) / p. 2
- LE POÈME / LES POÈMES / p. 6
— Publications anciennes de Gaston Marty
— Pour Picha, de Pascale de Trazegnies
- LE POÈTE : annonce du Poète Pierre Gabriel. / p. 11
- AUTRE(S) CHOSE(S) / p. 11
- Aphorismes d’Aymeric Brun (année 2001 / Choix)
- Apophtegmes & Foutraqueries de la Mère Michel
— FEU(X) SUR DAME POÉSIE : deux recueils récemment publiés. / p. 18
- Jean Foucault. Entre les laps et l’ennuimonde
- Claudine Bohi. Avant les mots
— LIEUX DE POÉSIE (4 lieux) / p. 20
1 – LE CARRÉ auxerrois
2 – POÈTES EN LIBERTÉ (revue poétique)
3 – NOUVEAUX DÉLITS ( revue de poésie vive)
4 – « MES » CARRÉS (par la Mère Michel)
______________________________________________________.
UNE PENSÉE OU PLUSIEURS — Du poétique (réflexions 1) ___________.
§ 1 — Je suis (nous sommes, nous devrions être) en quête du poétique… La chose était annoncée dès le Scalp III. Tout lecteur est invité à chercher à l’unisson, à nous communiquer ses propres réflexions, elles trouveront ici leur écho. Il lui suffira de m’écrire sur : recoursaupoeme@gmail.com
L’échec d’une telle réflexion me paraît annoncé. À quoi allons-nous aboutir ? Impasse ou confusion, je ne sais trop. Déjà je suis disposé à n’argumenter que par bribes de pensées, par éléments disjoints, mal reliés les uns aux autre, dans l’impossibilité où je me vois de disposer d’un plan sous-tendu par la logique, ou même par le seul bon sens. Les questions sont (dans l’état actuel de ma pensée de ces choses) celles-ci : pourquoi cette page-ci est déclarée poétique et celle-là prosaïque ? Qu’est-ce qui nous permet, en somme, de déclarer tel texte poétique et tel autre non. Une constatation : le doute est rarement porté, pour ne pas dire jamais, sur le caractère poétique d’un vers, d’une strophe, d’un poème déclaré tel, d’une page de prose romanesque qui tranche sur d’autres… La déclaration – C’est poétique ! - suffit-elle pour que le qualificatif soit admis par tout le monde ? Ou bien est-ce affaire d’appréciation personnelle du lecteur ? La question, selon l’énoncé que j’en propose, ne soumet-elle pas toute éventuelle réponse à ma propre subjectivité ? Ou encore, cela tiendrait-il à un « sujet » ou à un « thème » particulier, et à son traitement, à sa forme ? À des émotions partagées, à des sentiments ? Déjà je pense : oui, c’est bien cela, en partie du moins… mais émotions et sentiments y suffisent-ils ?
§ 2 — De Pascale de Trazegnies (communication libre / mars 2013)
« Si la poésie pouvait se résumer en une image, ce ne serait ni une fleur, ni un oiseau, ni un nuage.
Ce ne serait pas non plus un tas d’or.
Ni une méduse, une algue, une marée, une murène, un poisson ventouse.
Ce ne serait certainement pas un concept comme l’amour (…) ou la liberté… Si la poésie pouvait se résumer en une image, ce serait la mort.
Plane sur la poésie un parfum d’interdit. La poésie doit et se doit de frôler les limites vers les abîmes. La poésie, même joyeuse, porte son linceul. La poésie se croit plus forte que tout. Elle défie les règles, elle défie la raison, elle défie le temps.
La poésie est l’addiction par excellence.
La poésie est ce qui reste dans la nuit des temps, une chanson, une ode, une ballade, une maxime, une bulle qui entre à votre insu dans votre cerveau et en ressort inopinément, sans crier gare. Ce sont tous ces mots de l’Odyssée, et de l’Iliade, et des pièces de Shakespeare, et des divagations de Kerouac, ce sont les envolées des Enfants du paradis, c’est la chansonnette des mamans dans le cou des bébés, c’est ce que psalmodiaient les moribonds dans les camps des nazis.
Car la poésie est gratuite.
Elle défie la mort… La défie seulement… Elle porte en elle toute l’humanité morte et à venir, peu importe.
Elle nous porte.
Elle est nous-mêmes. »
§ 3 – Ces interrogations ont-elles une importance particulière ? Qui se les est déjà posées ? Dans quel ouvrage ? Je ne puis répondre à coup sûr. Elles m’importent, ne serait-ce que par leur complexité, leur claire obscurité. Elles me préoccupent assez, en tout cas, pour que je m’aventure dans cette tentative d’éclaircissement.
§ 4 – Il y a un désir aussi, un élan. C’est un peu comme lorsque les premiers mots d’un roman s’inscrivent sur le papier ou l’écran, et que dans leur mouvement propre — « Les mots sont des pensées », disait Anatole France, qui n’était pas un sot et dont on a grand tort de rire ! – ils prennent de telles forces que l’écrivain s’éloigne de ce qu’il avait imaginé être « son sujet ». Il dérive, quitte le rhumb auquel il voulait se fier, pour s’échouer, lui et le romancier avec son texte sous le bras, en des lieux impensés. Rien que de très courant, en fait. C’est ainsi que se firent la plupart des découvertes. Mais nous n’avons pas tant de prétentions. C’est à la fois excitant et effrayant.
§ 5 – Bien entendu, Platon ayant comparé la poésie (au sens plein qu’il donnait à ce terme) à une « chienne qui aboie contre son maître », à une bête « glapissante », je me suis empressé de relire La poétique d’Aristote, qui voulut faire de cette chienne une bête aimable, utile et compréhensible. « La » Poétique ? C’est la traduction courante et admise du titre aristotélicien. Pourtant le Stagirite (ou ceux qui en grec rendirent publique sa réflexion), dit seulement : « Au sujet de… à propos de la poésie » : ΠΕΡΙ ПОІНТІΚНΣ. À propos du poétique, mais aussi de l’art du poète. Est-ce bonnet blanc et blanc bonnet ? Je ne le crois pas : la poésie reste assez chargée de forces mal définissables et de sortilèges impressionnants (oui, telle tragédie, telle interprétation nous aura fait forte impression !) pour exiger qu’on ne l’approche qu’avec prudence. Nous savons que le verbe « faire » (poiein) est à l’origine du mot poésie. Nous l’assimilons, non sans outrecuidance, à « créer ». La création est devenue une catégorie de l’action artistique dans nos sociétés. Peu d’artistes, peintres, sculpteurs (distinctions quelque peu obsolètes, j’en conviens !), poètes, écrivains… éprouvent l’ombre d’un doute quant à leur fonction de créateurs. Même si cela me stupéfie, je dois convenir que les fables religieuses ont interféré et brouillé le message. N’empêche que le sens grec doit à la fin s’imposer, au centre de la chose.
§ 6 — Donc : « au sujet de… à propos de… ». N’empêche que, pour la seconde fois, Aristote, vers la fin de son livre (composé de ses cours dont certains chapitres ont été perdus au cours des temps) ne manque pas de transformer son discours et sa réflexion en une sorte de traité technique (selon les critères du temps) qui permettra aux dramaturges de « réussir » une tragédie, celle-ci étant alors le poème par excellence et le lieu du poétique. Cela s’éloigne de nos catégories mais reste tout à fait accessible à notre réflexion.
§ 7 — Cette poésie au sens que lui donnèrent les Grecs, est liée à l’imitation (la mimêsis) d’une part, à la nature d’autre part. Selon Aristote, le couple mimêsis / nature engendre la réflexion, puis la connaissance, et le goût de la connaissance qui est l’une des caractéristiques de l’humain. C’est ainsi que de génératrice de leurres et de tromperies qu’elle était pour Platon, la poésie prend le rang d’institutrice de notre pensée et de son expression pour Aristote, le disciple rebelle. Retenons ces assertions, car elles marquent l’esprit : « Dès l’enfance, les hommes sont naturellement enclins à imiter, et l’homme diffère des autres animaux en ceci qu’il y est plus enclin qu’eux et qu’il acquiert ses premières connaissances par le biais de l’imitation, et tous les hommes trouvent du plaisir aux imitations.» (La Poétique, 4, trad. de Barbara Gernez, Les Belles Lettres, classiques en poche N°9). Il y a là des termes essentiels comme « enfance », « connaissances » et « plaisir ». Plus loin, au chapitre 19, Aristote traite de l’expression et de la pensée, en donnant à ces termes un sens assez distant de celui qu’ils ont pris de nos jours, en français du moins. Reste que cette distance peut être réduite.
§ 8 – Poursuivons cette grossière ébauche de réflexion à partir de La Poétique, par ces allusions à Homère : « L’Illiade est simple et pathétique, l’Odyssée est complexe (c’est une reconnaissance d’un bout à l’autre) et éthique. Et de plus il (le livre, le poème) surpasse tous les autres par l’expression et la pensée. « (La Poétique, 24) […] Homère, parmi les nombreux avantages qui le rendent digne d’éloges, possède celui d’être le seul, parmi les poètes, à ne pas ignorer ce qu’il doit prendre à son propre compte. En son nom, en effet, le poète ne doit dire que très peu de choses car ce n’est pas par là qu’il est imitateur. » (Id, 24). Dans la première assertion, j’ai la faiblesse de lire une justification du fait que lire l’Illiade m’a, dans l’ensemble, toujours fatigué, voire barbé, quand l’Odyssée m’est un enchantement ; dans la seconde, je lis, peut-être à tort, que l’art est dans son discours propre et non pas dans son commentaire, celui-ci fût-il engagé par l’artiste ou le créateur… L’essentiel : pourquoi l’Illiade est moins poétique à mes yeux, à mes oreilles, que l’Odyssée ? J’essayerai, plus loin, de donner un commencement de réponse à cette question.
§ 9 — Entrons dans le vif du sujet. Laissons Homère : difficulté du grec, aléas des traductions successives… Laissons Shakespeare pour les mêmes raisons. Peut-être nous attacherons-nous, plus tard, et un instant – paradoxe ! – à L’Épopée de Gilgameš, car l’akkadien me paraît une pure origine en soi, une source de langue. En venir aux sources donc, et de notre langue. Que penserez-vous de ces deux strophes de La Vie de saint Alexis (XIe siècle), transposition en « roman », après le latin, et sans doute le syriaque :
Le monde était bon au temps des anciens / Car il y avoit foi, justice et amour, / Et croyance aussi, dont il n’y a plus maintenant. / Le monde a changé de forme et perdu sa couleur ; / Il ne sera jamais plus comme il fut pour nos ancêtres.
Au temps de Noé, au temps d’Abraham, / Au temps de David que Dieu aima tant, / Le monde était bon : il ne vaudra jamais autant. / Il est vieux et sans force, et tout entier va sur son déclin. / Il a tant empiré que tout le bien se perd.
La version « romane » m’offre-t-elle un surcroît d’émotions poétiques ? :
Bons fut li secles al tens ancienur, / Quer feit i ert e justise ed amur ; / Si ert creance dunt or n’i at nul prut ; / Tut est muez, perdut zd sa colur ; / Ja mais n’iert tel cum fut as anceisurs.
Al tens Noë ed al tens Abraham / Ed al David, qui Deus par amat tent, / Bons fut li secles ; jamais n’ert si vailant. / Velz est e fraisles, tut s’en vat declinant, / Si’ st ampairet, tut bien vait remanant.
Extrait des Trésors de la poésie médiévale
Textes choisis, établis, traduits et annotés par André Chastel (avec la collaboration de Jacques Monfrin. Le club français du livre, 1959)
§ 10 – Avis extraits de « L’expérience poétique », revue SARASWATI, n°10, décembre 2009 [Saraswati, B.P. 70041, 17102, SAINTES CEDEX ] : (Enquête menée auprès de 51 poètes contemporains). À la question : Qu’est-ce qui vous a conduit à écrire spécifiquement de la poésie ? -, ils répondent :
« Alors des sources coulent, des feux s’allument, des musiques naissent et les mots disent autrement… » (René Cailletaud)
« … la poésie est l’écriture de l’instant, alors que le roman c’est l’écriture du temps, du déroulement du temps. » (Michel Cosem)
« Très jeune, je me suis senti révolté contre l’ordre prosaïque du monde. » (Jean-François Hérouard)
« Alors que j’éprouvais la plus grande méfiance pour la parole usuelle, prirent forme l’idée et le désir de ce que pourrait être un langage pleinement personnel, qui émergerait de l’intériorité même et s’attacherait à traduire le secret personnel sans le divulguer ni l’épuiser.» (Gilles Lades)
Si j’avais eu à répondre, j’aurais dit : « La poésie m’est transmutation de la langue des profondeurs, langue inconnue, celle des sentiments et des intuitions qui, selon des cadences habituelles ou inhabituelles, avec ou sans moi se traduit en langue française. »
Nous continuerons de tirer le fil de la pelote du « poétique » dans les Scalps suivants, qui sont ouverts à tous les avis et commentaires qu’on peut me faire parvenir à : recoursaupoeme@gmail.com — Voir au §2 : la communication de Pascale de Trazegnies.
LE POÈME / LES POÈMES ___________________________________.
Les poèmes. Nous les cueillons dans les recueils anciens, moins connus, de Gaston Marty, et les inédits de Pascale de Trazegnies.
Poèmes de Gaston Marty
(au sujet de Gaston Marty / cf. Scalp 1 – mai 2012 / LE POÈTE)
LES AIGUILLAGES DE L’AUBE
Tel qu’entre les joncs le chasseur à l’affût des triangles migrateurs laissons venir les vagues pétrifiées en vagues pierres par la fleur la main par la main la corbeille la rosée des marais puis la vie autrement où l’espace édifié jamais ne détruit l’espace révolu.
Absences vous n’avez été qu’à la minute de naître comme l’éclair du ciel serein à se demander si le monde existe plus loin. On disait réprouvées les hautes herbes folles masquant les troncs noircis mais je les aimais autant que les sèches masures. Fétu de joie et peines en grappes de solitude dorée sur la table je rassemblais les rues cassées du haut de mon balcon couleur olive sur flancs de platanes.
La cuisinière et son creuset interdit ses fosses attisées engerbant les souches enchevêtrées ô matinée d’enfance comme un oiselet au couvert des venelles du vieux centre. Comme une maladie éternelle les branches jaunissent sur galeries et tuiles fraîches émoulues sous les volées fulgurantes.
On nous dit de partager mais quelles miettes si par escapade nous découvrons de quelle rivière sourdent les verdures aux visages des feuilles. Il suffirait j’imagine de supplier le monde d’entrer en poésie ou suivre au matin délié la bruine alliant prairies pelouses cœur des sarments pour qu’entre nuit et jour réverbère et soleil émergé le train de l’aube brise ses aiguillages.
In Gaston Marty / L’Onde et la braise / Ed. « La Nouvelle Proue » / Compiègne 1988
MOITIÉ GARE MOITIÉ CANAL
Places ébauchées au passage de rien / tous les univers s’y moulent et démoulent / arrivée départ tellement suprêmes aube ou crépuscule
Ombrée par l’histoire du sable cette ville / fut moitié gare moitié canal et le vée des brisures / sites capitaux qu’on n’avait courage à choisir
Aussitôt se présente la rousseur des quais / désormais privés de gloire avec leurs rongements de granit / éclatants si nos regards les scrutent de près
COMME FALAISE
Il n’était plus ici rumeur de ville
Mais pierre bleue un extrait de jour et nuit
Cassant comme une falaise dussent y foisonner les nuages
je m’’essayais à ce bleu brusqué ou sans trouble
Parfois enfoui bleu de la plus belle eau
et en sa qualité la remontée des oiseaux
In Gaston Marty, Haut nouage, Cahiers Froissart, Valenciennes, 2001
Bien plus tard les instants de la rue
étaient purifiés par l’aube
à la faveur d’un nouveau rinçage
où s’achèvent le lavoir pierreux et les étangs de sel
Et ce seront marches forcées
pour que le lever devienne une fête,
à cheval sur veille et lumière
quand cette aube à nous réservée brûle de naître
À ce moment elle s’imprime dans la nuit
en la substance même du fer forgé,
et plus solennel que nature tel est désormais
à cette pâleur notre premier serment
In Gaston Marty, Visage de source, Ed. Littérales, 2006
Un poème de Pascale de Trazegnies (inédit)
(au sujet de Pascale de Trazegnies / cf. Scalp 3 – décembre 2012 – janvier 2013 / FEU(X) SUR DAME POÉSIE
POUR PICHA
Ils sont là
Ils sont à l’intérieur d’un huis clos
Ils ne voient jamais le jour
Dehors est le bruit
Ici le frôlement
Tous les possibles
Ici, dedans, parmi nous
Pas de cris
Des murs ouatés
Et des sols froids
Sur nos lèvres aucun goût
Ou celui d’avant
Dans nos yeux la brûlure
Jusqu’à les faire rentrer
La fente est celle du voyeur
Qui n’entre jamais
Restant derrière la barrière
La fleur est celle qui pousse
A l’intérieur des ventres
Qu’on ne voit pas
Qui n’existent pas
Seules les mamelles comme des boules de billard légères
Mais trop lourdes
Pour les épaules du petit garçon perdu
Tondu
Je pleure à l’intérieur
Et rit le spectre
De ma mémoire
Des chiens des loups des sangsues
Courent après mes doigts
Je n’en ai déjà plus
Et bientôt mes oreilles
Mes cils
Mon calice
Et bientôt…
Quoi ?
Il n’y en a pas
Du continu
Du vent qui rase sous les portes
Je suce la ventouse du poisson
Et la nuit remplit le vide
De l’immeuble
Le bas-fond
La haute tour
De ma délicieuse captation
Sans toi
Sans vous
Sans personne
Que des ombres
Des spectres
Ainsi des trous se transforment en lumières
Du creux devient de la matière
Ma jambe n’est plus qu’une échasse
Et les chiens lapent
Là où était
Le centre
Pascale de Trazegnies, décembre 2012
(après avoir vu les tableaux de Picha / http://galerieforetverte.com/art-contemporain/picha)
LE POÈTE ________________________________________________.
Comme annoncé et donc promis, pour chaque scalp prélevé sur l’ennemi prosaïque, toutes les rubriques ou quelques-unes seulement peuvent être ouvertes et leurs dépouilles accrochées triomphalement ou non à l’entrée de ma tente. Pour cette fois, nous attendrons le Scalp V, pour rappeler que vécut et écrivit un poète que j’aime et apprécie infiniment. Il s’agit de Pierre GABRIEL.
Il est à mes yeux un « classique » — je tenterai de définir les différents sens du mot relativement à sa poésie -, ce qui ne signifie pas « suranné » ou d’un autre âge, car le poétique, quand il s’impose d’évidence, transcende les âges, les modes, les manies, les célébrations dithyrambiques insignifiantes comme les anathèmes lancés par les fanatiques de la dernière fantaisie universitaire…
On peut, d’ores et déjà, aller à son nom sur divers moteurs de recherche et prendre la mesure de l’intérêt qu’il a suscité et suscite encore.
AUTRE(S) CHOSE(S) ______________________________________.
APHORISMES & QUESTIONS D’AYMERIC BRUN (année 2001 / Choix)
4 juillet. – Le principe qui a formé le monde le conduit-il, le gouverne-t-il ?
5 juillet. – La tristesse, le découragement et l’abattement du Christ.
6 juillet. – Qui ne sent que l’univers nous écrase sans nous connaître ?
9 juillet. – Les premiers hommes adoraient ce qu’ils craignaient ; ils révéraient ce qui les effrayait.
12 juillet. – Parce que leur premier père a péché, les hommes devront-ils toujours vivre misérablement ?
16 juillet. – De la délicatesse, de la légèreté et de la politesse : voilà ce que possédait celui que l’on appelait autrefois un homme bien né. (De quel coin de ma mémoire cette expression que je n’avais encore jamais utilisée a‑t-elle surgi ?)
17 juillet. – Aucun peuple n’a embrassé la religion des Hébreux ; tous s’en sont moqués.
18 juillet. – Certains Pères jouirent longtemps du monde avec une volupté exquise.
20 juillet. – Epargner la vie de ses ennemis est un crime devant Dieu.
21 juillet. – J’ai parfois le sentiment d’être un tout petit enfant.
22 juillet. – Il existe une si grande disproportion entre le principe qui a créé le monde et nous-mêmes que nous ne pouvons le connaître.
24 juillet. – Incompréhensible que Dieu soit, et que nous soyons.
25 juillet. – Jamais, sans doute, le français n’a été aussi magnifique, aussi splendide, qu’au milieu du XVIIe siècle.
26 juillet. – Je haïrais un Dieu qui, loin d’accueillir après leur mort toutes ses créatures en son sein, n’en sauverait qu’un petit nombre et condamnerait le reste à souffrir éternellement des supplices effroyables.
28 juillet. – Je me détache avec une félicité extraordinaire des choses qui faisaient mes délices.
29 juillet. – Je n’étais pas avant de naître ; je ne serai plus après être mort.
30 juillet. – Il me semble qu’il n’existe aucun dieu.
2 août. – Je ne sais pourquoi je suis né, ni pourquoi je continue à vivre, alors que beaucoup de mes semblables ont péri depuis longtemps.
3 août. – Je pense souvent à André Chénier composant ses Iambes dans la prison de Saint-Lazare en attendant d’être guillotiné.
6 août. – Je suis différent de l’homme que j’étais il y a un instant.
9 août. – La mort nous précipite dans le néant.
15 août. – Les hommes conservent de leur premier état le sentiment confus d’un bonheur indicible.
17 août. – Les saints craignaient uniquement de pécher : ils priaient sans cesse Dieu de les soutenir dans le combat qu’ils menaient contre leur concupiscence.
18 août. – Nous sentons avec un désespoir inexprimable que nous ignorerons toujours pourquoi nous sommes au monde.
19 août. – Peu de choses nous touchent, et peu de choses nous plaisent.
21 août. – Mon cœur se serre à la pensée des supplices que les hommes ont fait subir à leurs semblables depuis que la Terre existe.
22 août. – Qui s’afflige en moi-même d’être captif du monde ?
25 août. – Seul Paul Léautaud semble avoir remarqué combien la correspondance de Flaubert est souvent basse et vulgaire (– et plate et insipide, ajouterais-je, – même si elle contient, il va sans dire, de grandes beautés).
26 août. – Aux deux sortes d’hommes dont parle Pascal, comment ne pas ajouter les pécheurs qui se croient pécheurs et le sont en effet ?
27 août. – Chaque peuple adorait autrefois ses propres dieux.
28 août. – Demeurerai-je toujours dans mon corps ?
30 août. – Il faut avouer que Dieu a agi très justement en condamnant la postérité d’Adam à vivre dans la misère, quoique, depuis lors, par un prodige qu’il n’appartient pas à notre raison imbécile d’approfondir, et que nous devons nous contenter d’admirer sans chercher à en percer le mystère, beaucoup d’hommes aient passé toute leur existence dans une mollesse et une oisiveté encore plus grandes que notre premier père. Mais n’est-ce pas là un miracle extraordinaire, et ne sommes-nous pas bien injustes de reprocher à l’Eternel de ne plus se manifester à ses créatures par des signes sensibles, quand, dans son infinie bonté, il se découvre chaque jour à nous en laissant se produire des choses contraires à tout ce qui est enseigné dans les Ecritures ?
31 août. – Il me semble que l’on ne saurait jamais véritablement être au monde.
2 septembre. – Je combats avec horreur la force qui me conduit.
3 septembre. – J’ai pendant longtemps refusé d’utiliser des points d’exclamation. Rien ne me semblait plus grossier, plus vulgaire.
4 septembre. – J’éprouve une aversion extraordinaire pour les choses qui m’attachent au monde.
6 septembre. – Ma raison est à la fois matérielle et spirituelle.
7 septembre. – Feuilleté le Journal d’Amiel (si long et si peu dense), tout comme celui des frères Goncourt (dont je n’ai, jusqu’à présent, parcouru que de très courts extraits, bien que j’aie souvent souhaité le lire), les Memoirs of a Woman of Pleasure (si plates et si décevantes), plusieurs romans de l’abbé Prévost (dont je goûte extraordinairement le style) et l’Histoire de Juliette (qui semble écrite avec de la lave : les phrases brûlent et dévorent le lecteur).
9 septembre. – Je me promène continuellement en esprit dans des forêts, dans des parcs, dans des jardins, que mon imagination pare des plus belles couleurs.
12 septembre. – Insignifiance profonde du Journal de Claudel. Quoi de plus risible et de plus méprisable que la suffisance de cet homme ?
14 septembre. – Je ne sais si je périrai, tant mon attache au monde me semble légère.
16 septembre. – Je suis extrêmement différent, à certains égards, de l’enfant, puis de l’adolescent que j’ai été ; et néanmoins je me reconnais en eux.
18 septembre. – Je voudrais ne pas être au monde, tant les choses dont ma concupiscence m’excite à jouir m’inspirent un violent dégoût.
19 septembre. – L’univers est matériel.
20 septembre. – Mon esprit est enfermé dans un corps.
24 septembre. – Le Christ du Greco, comme celui de Bellini, appartient à la peinture, et non à l’Evangile.
25 septembre. – J’essaie vainement de me détacher des choses qui me charment.
26 septembre. – Le véritable chrétien regarde tous les hommes comme ses frères.
27 septembre. – Repris, avec un plaisir légèrement moins vif qu’autrefois, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge.
28 septembre. – Les hommes ont ignoré pendant des dizaines de milliers d’années la forme et la superficie de la Terre.
30 septembre. – Quelle duplicité extraordinaire me permet d’incliner à la fois à Dieu et au monde ?
APOPHTEGMES & FOUTRAQUERIES DE LA MÈRE MICHEL
En forme d’A‑B-C
AFRICAINS
Un romancier français nous a récemment assuré qu’on ne peut vivre une vie sans avoir consacré un livre aux Africains. Il s’est d’ailleurs exécuté, la chronique a applaudi. Les Africains sont heureux de l’apprendre et ils ont maintenant une belle jambe.
AGRICULTURE
Entre deux orages, les cultivateurs moissonnent obstinément.
Le fermier, comme moi, « fait des lignes ». Sauf que le livre du blé se réécrit chaque année.
ALLEMANDE (Langue — )
Fort belle langue que le jargon hitlérien déconsidéra longtemps.
AMI
Son moi m’est praticable.
L’ami, l’amie, ne les négligeons ni ne les maltraitons, ils sont les joyaux de notre couronne.
ARÈNES
L’homme ayant renoncé à l’élevage des diplodocus, on pense que les Espagnols mettrons fin un jour à celui des taureaux de combat.
BOÎTES (de toutes sortes)
La boîte de réception des imèles, je l’appelle boîte de déception. Et tout est dit.
Dernière sortie en « boîte » : c’était en 1903. Je portais un huit-reflets et n’usais pas encore d’un déambulateur.
BOURGEOISIE
Cancer de l’âme individuelle et sociale.
Longue maladie. Bien trop longue.
Ta main droite, bourgeois, toujours ignore ce que fait ta main gauche, et vice versa. Tu ne peux changer. Ton addiction maladive à l’argent te pourrit l’âme, le cerveau, le cœur. Elle te met un bandeau sur les yeux, pas celui de Fortune, mais celui de l’aveuglement. Si tu te l’es mis toi-même, ton cynisme te fais plus répugnant encore.
CAMPAGNE (à la -)
Là-bas, si on ouvrait la chasse à l’homme, on vous tirerait comme des lapins.
CATHÉDRALE DE LANGRES
À droite de la nef de la composite et triste cathédrale de Langres, on descend la rue du cardinal de La Luzerne ! On raconte que celui-là en mangea de belles quantités, et même qu’il en fuma, et qu’enfin seulement il put croire.
COÏT
Prêt d’organes.
CRITIQUE LITTÉRAIRE
Idiot même pas utile.
La haute idée qu’il se fait de son talent est d’ordinaire son seul talent.
FEU(X) SUR DAME POÉSIE ___________________________________.
Deux recueils qui pourraient n’en faire qu’un
- Claudine Bohi – avant les mots – (dessins de Magali Latil) – Editions érès – Coll. PO&PSY – 33, av. Marcel Dassault – 31500 – Toulouse. 2012. [www.edition-eres.com] / 60 pp. / 10 € 50.
- Jean Foucault – entre les laps et l’ennuimonde - (Gravure de Brigitte Dusserre Bresson) – Préface de Christine Van Acker – Editions Les carnets du Dessert de Lune – 67, rue de Venise – 1050 Bruxelles–B-/2012. / 70 pp. / 10 € — dessertdelune@skynet.be/ www.dessertdelune.be
Il s’avéra (à ma lecture du moins) que Jean Foucault, sans l’avoir voulu„ apportait une réponse à Claudine Bohi, cela explique l’ordre dans lequel je parle de leurs deux recueils.
Claudine Bohi, en se situant « AVANT LES MOTS », tout en usant des mots néanmoins (je le reconnais, a‑t-elle d’autre choix ?), m’a paru en quête d’un secret, peut-être d’un mystère… « d’une parole ». Laquelle ? De « la langue sans personne », mais laquelle ? D’ « une peau peut-être / sa trace / peut-être pas »… Le lecteur (moi en l’occurrence) ne prétend pas savoir rien de ces choses. Il se laisse emporter (parfois envahir) par un flux de pensée disjointes, jetées comme au fil d’une rêverie qu’il pourrait faire lui aussi, dont il lui est arrivé de suivre le courant dans ses méandres à lui, dans ses propres rêveries et quêtes essentielles. « La chair [n’est] pas là encore, pas même rêvée ». Tout est nuit, effraction… Qu’y a‑t-il alors ? Qu’entend-on ? Et moi, l’humain, qu’ai-je d’humain ? L’illustration en continu de Magali Latil, je veux dire qui se suit elles-même de page en page, dessine des territoires d’entre-marges, frontières, limites, barrières serpentueuses, effrayantes ici ou là, et même monstrueuses. Les franchir paraît très risqué si l’on tient à poursuivre cette quête, voire impossible. Le monde d’ « avant les mots » nous tient bien, pour peu qu’on y réfléchisse ! Et Claudine Bohi nous rappelle que nous évitons par trop d’y réfléchir. Ce questionnement premier nous plonge dans un vertige continu, dans un espace entre terre, air et eau où le référentiel (au sens le plus direct : notre système ordinaire de références) se raréfie, s’amenuise, s’atténue dans une étrange mobilité. L’incertain, jusqu’au vide, est convoqué : « Il n’y a pas de commencement… le vide est épousé… » Je n’irai pas plus loin dans les citations. Un « souffle » viendra, un « cœur » battra, sous un ciel « impalpable »… Et aussi l’idée de vide fondateur, de ce que vivre est un pont qu’on ne franchira peut-être pas… Vivre est bien hasardeux pour peu que l’on vive, c’est du moins ce que je lis en lisant, car ma lecture ne peut prévaloir sur aucune autre, bien entendu. Je l’ai souvent dit, je crains la stupidité critique, je suis fait pour admirer ou détester. À la fin — allons‑y d’une dernière citation – « toujours parler vient // parler est simplement / tenter de nommer cela / qui restera sans nom ». Donc, lorsqu’il y aura les mots, ils nous diront autre chose que ce qu’ils disent, et cela plus souvent qu’à leur tour. Ce que j’admire, dans ces pensées enchaînées les unes aux autres, ces visions (hallucinations ?), c’est que me ramenant à quelques-unes des miennes – celles de chaque lecteur -, elles les complètent, meublent mes vides, me rendent à mes vulnérabilités, à mes aveuglements volontaires, à mes négligences. Il ne s’agit pas ici de poésie philosophique à la mode d’aujourd’hui, mais plutôt d’une pensée qui s’apparenterait à celle de Démocrite, et parfois d’Héraclite, c’est-à-dire qu’elle nous repose l’entièreté de l’interrogation quant à notre présence au monde et à son sens. C’est d’une beauté de terre (ici de sable), d’air et d’eau. Juste avant que le Dieu de la Genèse se mette au travail et que les continents se séparent ! Cela me retient, moi qui en suis si peu capable, dans une réflexion essentielle. Seule la musique, c’est ma conviction, pourrait (elle le peut parfois) se situer avec un naturel plus grand, plus de spontanéité, dans ces territoires escarpés d’avant les mots.
ENTRE LES LAPS ET L’ENNUIMONDE, de Jean Foucault, m’a semblé une sorte de réponse aux questionnements de Claudine Bohi, mais une réponse, cela va de soi, qui engendre de nouvelles questions. Ainsi est la vie, nous n’en finissons pas de nous ronger les sangs et de nous passer la rate au court-bouillon, qu’on me pardonne, l’expression culinaire et un brin familière m’enchante ! Dirais-je d’abord que je suis en parfait accord avec Christine Van Acker (est-elle la Christine du poème ?) lorsqu’elle a lu « un mariage de mots qui ne semblaient pas faits les uns pour les autres », lorsqu’elle parle des « vrais poésiens », au sens de poètes m’a‑t-il semblé. Cela fait « parisiens », « cartomanciens »… cela me plaît, parce que cela me change des « vrais poètes », qui sont légion, et faux sans le savoir eux-mêmes, précisément parce qu’on les dit, parce qu’ils se disent « poètes » et que l’on se croit obligé de les affubler de l’épithète « vrais ». Ne vous tracassez pas, c’est comme chez Agatha Christie ! La poésie du poésien se reconnaît à ce que c’est du policier à la Christie, une vraie « maison biscornue ». On enquête, on tente de nouveaux chemins. Christine Van Acker me contraint encore à acquiescer : « Jean Foucault tente de franchir la frontière de notre entendement, cette ligne invisible qui nous sépare d’avant ce qui arrive, d’avant ce qui se nomme, d’avant ce qui sort de l’immobilité et commence à agiter la matière. » Jean Foucault, il me semble, commence là où finit (dans mon interprétation) Claudine Bohi. Raison de plus d’y aller voir de près. Une citation liminaire de Seamus Heaney me conforte dans cette vision des choses : « L’action cruciale est avant les mots. » Se seront-ils concertés, ces deux poésiens-là ?
Foucault, d’abord, attend : « Là j’attends ». De cette attente naît cette sorte d’inquiétude qui risque à chaque instant de plonger dans la folie : « Le mot “frollement”… /// Frollement / il y a du fou / dans celui-là // Du monde en tout cas / qui libère un univers / jusqu’alors inconnu ». Un humour allégeant se met promptement de la partie : Jean Foucault s’adresse souvent à Christine, elle est dans la maison, elle joue les hôtesses sans doute, tout cela est « frollement drôle / frollement agité… frollement léger». Le pire est à venir, et nous le connaissons assez : d’abord, le parcours à l’envers / à l’endroit, la remémoration, savoir où l’on en est… retour au passé : « Ah qu’il est cruel / d’être enfant / et combien l’on a hâte / de grandir ! // Mais c’est / inexorable. » Et la machine qui ouvrait et entravait à la fois la marche de la poésienne, se met à fonctionner, à base de « vide » : « Le silence a de la réserve / car il s’appuie sur le vide… » Voilà, même problème ! C’est tout l’humain qui cogne à la porte ! On croit avoir fait ce qu’il fallait, « d’être à jour avec le monde », mais quel inconfort parmi nos confortables certitudes, car, comme chez Proust avec sa madeleine (Foucault prend soin de nous dire que cela n’a « rien à voir », mais que tout de même « C’est agaçant / les images imposées. // Fabriquées / par ce qui était là / dès notre naissance. » Les mêmes questions sont posées sur des négatifs photographiques (je vous parle du temps de l’argentique !), l’attente… Pourquoi est-on tenu d’attendre ? Est-on jamais « à jour » avec soi, avec le monde ? En sera-t-on réduit à rencontrer le bonheur dans le seul état stationnaire » que recherchent les médecins avant d’entreprendre de guérir le patient ? Foucault demeure dans les interstices de l’inconfort, à la recherche d’une paix de l’esprit qu’il sera impossible d’atteindre. L’inconfort s’installe, à son aise. Nulle vision, nulle audition ne satisfait. « Une fleur s’agite / à la fenêtre… […] Mon envie serait / de l’arracher / afin de pouvoir reprendre / mon état stationnaire. // Mais n’en fait-elle pas partie ? » Quadrature du cercle (je n’ai jamais trop su de quoi il s’agit…) : rien n’est possible. Le problème n’a pas de solution. L’ennui lui-même ne répond à rien, lui qui dès qu’on l’interroge cesse d’être de l’ennui : il devient « l’ennuimonde », qui « vient de ce monde / bien rangé / bien rond / qui soudain / ne tourne plus rond ». Dieu, alors ? On est bien forcé de lui poser la question — Oh, comme cela me va et me plaît ! Je ne crois pas outrepasser la naturelle interprétation ! — : «Mais d’ailleurs / avoue / avais-tu un projet / pour la glaise ? » Réponse évidente. Manière de réponse à Claudine Bohi. « L’ennuimonde est un tout / dont tu n’es que le rien. » Les pierres granitiques que de temps à autres l’illustratrice Brigitte Dusserre Bresson lance à la figure du lecteur éclairent parfaitement le propos. Il faut, pour supporter cette lapidation, une sorte d’humour quelque peu aigre-doux, mais finalement appréciable au palais : « Les temps le temps / ils savent que l’homme / est une question de temps / seulement de temps. // Et tu te débats / sans fin / dans des laps. »
Selon moi : rien à ajouter.
LIEUX DE POÉSIE _________________________________________.
1 – LE «CARRÉ » AUXERROIS
Ce pourrait être un fromage de Bourgogne, ou une pâtisserie quadrangulaire… Rien de cela, mais une gourmandise auxerroise tout de même, un petit bijou de fantaisie, de liberté et d’humour, une revue « intéressante » (elle ne ment pas à s’auto-intituler ainsi), et plus encore peut-être en ce qu’elle ouvre les portes de la rêverie et du vagabondage. « Carré », oui, 17 cm x 17 cm, pour un tableautin de mots et d’images, chacun dédié à une couleur. L’idée ne manque pas de séduction. C’est comme un nouvel outil fait pour entrer dans le filon et les veines de Dame Poésie.
La revue est dirigée par Jean-Paul Rousseau, maquettée par Alain Moret, illustrée par Adrien Moret, poussée vers l’avant par les mêmes, aidés de M. Cl. Contrault, G. Courtois, A. Kewes, V. Millan, J. Morin et F. Robert. La relation avec les libraires est à George Bassan. La Rédaction est logée au : 36, rue Michelet – 89 000 AUXERRE. / On lui écrit à : revue.carre@gmail.com
La livraison n° 1 est consacrée au NOIR, «posé d’abord » parce que « toutes les couleurs s’y “accordent” », et que « Le reste suivra peut-être, si vous en décidez… » On y trouve tant de choses diverses : on vous y démontrera dans de brèves nouvelles qu’une robe noire, pour élégante qu’elle soit, ne convient pas à toutes les circonstances ; que le chocolat noir consolerait de regrettables absences s’il ne fallait se montrer circonspect(e) ; qu’un interrupteur peut faire toute la lumière dans ces moments où nous sommes plongés dans le noir effrayant… Bien d’autres choses encore dans cette petite machine à délirer qui tient dans la poche ou le sac : faut-il être « pour des quotas de radis noirs ! » ?… ou « n’y a‑t-il que les blancs pour avoir peur de leur ombre ? » Ces graves questions, avec bien s’autres, sont ici posées et exposées au grand jour. Vous retrouverez Le chat noir d’Edgar Poe, en dépit qu’il fasse nuit noire, et aussi des surprises de choix, les unes relevant de l’art de la photographie (où s’illustre Adrien Moret), les autres de l’art culinaire : il peut être fort utile et savoureux de savoir préparer « Los chipirones con su tinta » (les calmars ou encornets dans leur encre), la poularde en grand ou demi-deuil, ou la cassolette de truffes…
La machine s’emballe et vire au ROUGE avec sa livraison n°2. (Le Carré vert suivra, puis le bleu, le jaune…) – Parmi les artisans de ce carré-là, ajoutons aux mêmes : D. Aillerie, C. Billard, C. Douce, Friedrich Engels (il envoie des SMS depuis l’au-delà), F. Laur, M. Leroux, D. Martin, Henri de Régnier, Paul Verlaine, (ils communiquent par imèles depuis le cloud), L. Wasselin, A. Créac’h. La photographie s’est adjoint Adrien-Théo Moret. On verra ici, à travers un étonnant « Courrier des lecteurs » que ce Carré en a gagné au moins un à Saint-Pétersboug, puisque son lecteur peintre, mais non moins devin sans doute, a daté son courrier de septembre 1915. Enfin une revue qui sait traverser le temps de sensible manière ! Puisque j’ai commencé par la fin, je vais à la rubrique Mots et mets : on y retrouvera Monsieur de Bernis, la Pompadour, plus loin le Parc aux cerfs (j’ai souvent rêvé d’aristocratie, rien que pour y entrer !), une jolie façon d’écrire l’Histoire. On y dînera enfin « en rouge » et ne quittera la table qu’en état de se rendre au lit, et muni de quelques recettes qu’on aura toujours plaisir à confectionner pour soi, ses amis, ses proches, son amant, son amante… ainsi, les petits homards en camaïeu, les rougets du Cardinal, la liqueur écarlate (recette à découvrir… il faut bien que le lecteur ne reste pas éternellement passif !). Quelques annotations sur le piment, le carpaccio… finiront de le faire rougir. De brèves fictions fixeront encore la couleur rouge, la rendront indélébile, où le bien boire et le bien manger se taillent la part du lion m’a‑t-il semblé. Saviez-vous que « le rouge est la couleur de la passion », et que « longtemps les prostituées avaient les cheveux roux. » Oui, tout ce rouge, et jusqu’à celui de la lingerie, suggère la sensualité, mais aussi l’enfer. Mes études hispaniques m’ont convaincu que Góngora détestait le Père Pineda, jésuite qui le fit échouer dans un concours de poésie, parce que ce Père-là avait les cheveux rouges (ou roux) tout comme Judas, lequel ne pouvait être qu’en enfer… Ici encore, pour en finir, tant d’autres choses : le rouge du coquelicot – ô tendre Mouloudji ! – est aussi inscrit dans notre histoire et pas seulement la grande ; la traversée de la Mer Rouge n’est plus ce qu’elle a été ; la jolie « Rouge gorge » de A.-T. Moret nous permettra d’y croire encore, bref, tant de choses, dont un charmant « Carton à dessein » d’Alain Créa’ch, et puis, « carré-ment », les différentes nuances du rouge expliquées à travers les âges et les lieux… enfin, des poèmes, dont l’un (je laisse son auteur à découvrir), qui célèbre cette antique soif de sang qu’éprouvent la terre et les hommes : « … la terre est écarlate / ainsi que de l’amour / blessure pourpre vultueuse incarnate // la terre sue de toutes ses fosses /// bain de jouvence / sang rouge jauni hyacinthe / la terre rajeunit / j’ai soif de sang … » Tant de choses encore… Pourquoi tout dire ?
2 – « POÈTES EN LIBERTÉ » — Revue poétique – N°9 (mars 2012) et N°10 (mars 2013)
Éditée par l’association « Poètes en liberté » et le « Cercle des Poètes Retrouvés en Vendômois ». Membres du bureau de l’association : Pierre-Alain Hortal (Président), Philippe Debarre (Vice-Président), Michèle Hortal (secrétaire responsable de la communication), Michel Gouittaa (trésorier).
Membres d’honneur : Votre serviteur, Salah Al Hamdani, Valère Staraselski, Camille Aubaude, Bruno Doucey, Jean-Luc Maxence.
Communication / Information :
pierre-alain.hortal@orange.fr / http://poetes-en-liberte.over-blog.org/
On penserait… il arrive même que l’on pense qu’il n’est plus de poésie lisible, visible, lue, récitée et admise en ce bas-monde livré au marché et aux businessmen, forme altérée, cupide, insatiable, monstrueuse et mortifère du « marchand » d’autrefois. C’est parfois vrai (dans mon hameau bourguignon ils ne s’occupent que d’agriculture hyperproductiviste, il leur arrive de répandre de la fiente de poulets sur leurs cultures, cela pue énormément, et les abeilles qui logeaient dans ma cheminée ont toutes crevé sur mon trottoir… Les mondes antagonistes se rencontreront-ils à nouveau?), mais c’est aussi très faux : on voit qu’à Auxerre la poésie a pignon sur rue en dépit de la dureté des temps, et qu’à Vendôme on publie revue et réalise chaque année un ‘Salon de la Poésie, de la Nouvelle et du Roman’, que les journées du Patrimoine y sont célébrées chez Ronsard, à La Possonnière, pas si loin du château de Talcy où Cassandre Salviati dansa le menuet sous les yeux du poète… On me dit encore que des festivals de poésie ont lieu partout dès le retour du printemps, des contreforts de Alpes à la Drôme que j’ai tant aimée, de l’Auvergne aux Pyrénées et jusque dans les boucles de la Dordogne, au milieu des treilles, à Cognac et dans les Charentes… Donc, désespérer serait mal venu, ou tout au moins prématuré. Wall Street est au-delà de l’océan, la City traficote au bord de la Tamise. À Vendôme, on imprime une fois l’an un très beau « cahier », qu’il ne messied pas d’appeler « revue », fort clairement imprimé et illustré et où le poème est roi. On y rend compte des activités poétiques de l’année écoulée. De son N°9, par exemple, je retiens cette généreuse proposition de Salah Al Hamdani :
« Écrire pour éclairer une forêt de pins dévastée / et élargir la fosse d’un tyran
// Ainsi suis-je embarqué sur le corps / de la tempête des hommes »
Pierre-Alain Hortal, qui longtemps lutta dans le monde du travail, selon ses convictions, lutte maintenant, avec son épouse Michèle, sur le front poétique et culturel. Les poèmes publiés dans Poètes en liberté sont variés, et c’est tout le charme : Guy Blanchard y célèbre la « Femme python / Ondulante de la pitié au pardon / [qui] au-delà de l’opprobre / [sera] l’Amour sincère, l’Amour propre ». On y parle ici d’amour et de voyages (cela nous change assez !), là de fleurs, et un enfant de cinq ans y parle à son papa (cela nous change beaucoup, nous rafraîchit). La poésie persane y côtoie le couple de Rodin échangeant le baiser. Il y a des récits, des hommages (Rimbaud, Brassens, Gaston Couté…)… Le N°10 suit le temps, les saisons, la vie des gens, « la vie tout simplement », titre du recueil d’André Lejeune, avec ces vers dédiés à la Saint Valentin, à la proche demande en mariage : « Face à la mer, elle a les yeux vagues, / Enveloppée dans sa robe en cachemire, / Elle baisse la tête et admire / Ses doigts fins et la belle bague… » C’est simple et beau. Sur le même thème, Pierre-Alain Hortal a des accents verlainiens : « Je voudrais, le voudras-tu ? / Reprendre tes yeux novembre / Garder le secret en décembre / De nos alcôves et de nos antichambres. » Verlaine est d’ailleurs pleinement célébré, en chair et en os, si j’ose dire, mais aussi en mots et en vers. C’est ainsi que l’on vit à Vendôme ! Per Sorensen réunit étrangement Pégase, un rideau métallique et « les longues cathédrales horizontales »… Marie-Neige Danes fête la naissance d’un « petit prince » dans les « Chaînes de montagne / enneigées, ensoleillées / face à l’Espagne,/ un 18 février / au pied des Pyrénées… » Plus loin sont rappelés le nom, la voix, la plume de Jean Ferrat, « Plume qui écorche plume qui dénonce / Juste plume pour humanité en souffrance / Plume qui résonne toujours / mais qui chante aussi l’amour / la joie simple et le respect / pour la France la femme l’ouvrier… » Qu’on nous laisse aimer cela qui vient de l’amour et du sens profond de l’humain ! D’autres poètes figurent au sommaire, je ne peux tous les citer, je les citerai bientôt. Tous participent de cette entreprise des mots qui veulent nous dire plus, un peu plus que ce que disent les mots de chaque jour, avec un goût de la beauté, une ferveur parfois, cette vaillante volonté de ne pas voir se réduire notre vie à un numéro de carte bancaire ou de sécurité sociale, à des factures d’eau et d’électricité, à des angoisses matérielles, financières, à des travaux, fussent-ils autres que simplement alimentaires. Que le cahier se termine sur un hommage à Boris Vian (nos écrivains ne se sont pas faits, ici ou là, nos chansonniers, nos trouvères, pour que nous les reléguions trop tôt au désert de l’oubli !) et par la Symphonie amoureuse du fer à repasser, de Félix Ciesla, n’est pas pour me déplaire, d’autant que j’y trouve ce rire sauveur, ce « propre de l’homme », qui refuse l’esprit de gravité sinistre si répandu, si éloigné de notre culture et par quoi l’on pourrait bien finir par nous tuer.
3 – NOUVEAUX DÉLITS – revue de poésie vive –
Numéros 44 (janv.-févr.-mars 2013) & 45 (avril-mai-juin 2013)
Cathy Garcia (cf. Scalp III, Le Poète) œuvre à plein temps, nous le savons, pour faire vivre la poésie entre Dordogne, Auvergne, Charentes et Pyrénées, et ailleurs encore j’imagine. Elle-même vit en poésie et, spirituellement du moins, de la poésie. Sa revue aussi bien que ses recueils en témoignent avec vigueur et constance. Parvenir à « fabriquer » soi-même plus de 40 numéros d’une publication sans la moindre subvention, lui trouver des abonnés fidèles, y rester fidèle à quelques orientations majeures suppose une admirable endurance personnelle et quelques qualités remarquables. Si Nouveaux Délits a un aspect quelque peu austère, c’est que ses pages sont tenues au respect de la planète et de ses ressources naturelles, et que par ailleurs elles mènent non des combats, mais une action continue par ce que j’appellerai l’action des mots. C’est d’ailleurs une tradition qu’ont maintenue bien des publications anciennes, parfois disparues… je pense à un titre comme Action poétique, par exemple… Cathy Garcia a, outre son immense talent de poète, toute l’énergie qu’il faut, et des dents et des griffes, ce que nous laisse entendre son éditorial du N°44 : « Nos façons de penser, de vivre, de consommer, la façon dont nous entrons en relation avec l’autre et avec nous-mêmes, participent, qu’on le veuille ou non, à l’immonde. Personne ne peut, à elle, à lui tout(e) seul(e), changer ce monde, mais chacun(e) d’entre nous a la possibilité de réfléchir à sa façon d’en être et il est temps, il est urgence, de changements radicaux. Les alternatives, les solutions, elles sont là, à portée de main, de clic, de choix, qu’elles soient citoyennes, écologiques, spirituelles… […] il nous faut stopper l’immonde avant qu’il ne nous dévore. » Voilà la dame ! L’idée ! Le songe ! la volonté ! Quoique n’étant pas le modèle à suivre dans ce combat, j’approuve et je comprends pleinement. L’immonde, je le combats avec d’autres armes, mais qu’importe, ce combat ne peut m’indifférer. Il n’envahit d’ailleurs pas la revue, elle n’en est pas le drapeau levé à chaque page. Cela est selon le poète, la poétesse, et son inspiration fait loi.
Dans ce numéro 44 (illustré par Jean-Louis Millet), j’ai aimé Le Locataire, de Fanny Shepper : « Un cendrier de béton / voilà son appartement / un plancher à échardes / un matelas molesté au sol… », et tout autant son Ange perché : « Mon petit cœur le fantôme / Mon amoureux le cinglé / Dans ton souffle les putains sont des reines égarées / et les ivrognes des capitaines de navires qui se brisent »… Et cette solitude à méditer : « Dans la nuit sans fond / je t’entends moi / parfois, tu fredonnes d’étranges complaintes / alors l’océan se calme / et il berce et il souffle doucement ». Qui ne trouve beauté et sens à ces mots, à ces vers ? Aimé aussi les fureurs de Pascal Batard, qui roule et tangue avec les pirates, « Pirates de soufre et de sang / brigands / de sable, de vent / sur l’océan / indien », aussi bien qu’il vacille en pensée regardant l’image d’un Christ dont les imbéciles, par conformisme et étroitesse de pensée, écartent jusqu’au nom : « Christ crucifié, / résistance du mort, dépossédé, / Stabat Mater / et renaît poussière, / riche du livre, / du savoir de ses pairs, / éteint. » J’aime que l’on rappelle qu’il y eut, après Socrate, ce grand philosophe de l’impossible amour. Et aussi que Jean Michel A Hatton nous raconte que le tort fut d’avoir laissé s’évaporer les antiques odeurs, « des odeurs d’étraves / et d’ancres, / quelques-unes oubliées / quelques-unes perdues. » Et non moins que Hosho Mccreesh, en anglais (mais avec traduction d’Éric Déjaeger), nous dise à nouveau que c’est par le « faire » d’abord que s’instaurent le poétique et sa puissante action : « BECAUSE VAN GOGH DIDN’T SIT IN THE ASYLUM WAINTING STARRY NIGHT TO PAINT ITSELF, BECAUSE MICHAEL ANGELO DIDN’NT SIT IN FLORENCE WAITING FOR THE PIETA TO CARVE ITSELF… It takes years for tree limbs to tear down powerlines, for roots to buckle concrete… … but they always do. » Il n’est pas inutile, loin de là, que cette “livraison” (quel mot, bien qu’il soit avéré !) que Cathy Garcia nous convie ensuite à goûter des proses romanesques grecques, chiliennes, Sud-Coréennes, et qu’elle nous gratifie de cette sentence aiguë d’Edgar Morin : « L’indifférence, ce gel de l’âme. » Nouveaux Délits ne tombe certainement pas dans ce vice majeur de notre temps, et peut-être d’autres temps… Qui sait ?
Au numéro 45 (avril-mai-juin 2013 ; illustrations de Corinne Pluchart) je lis des poèmes « combattants » : ceux de Samuel Duduit, « pas encore mort » — et il a raison de nous le confirmer -, quoique parfois orientés vers ce moi haïssable dont la prégnance absolutiste nous empoisonne : « Je vais et viens passé déjà / touriste survivant à ma propre existence / et qui visite les ruines déjà ennuyé… » ; ceux de Patrick Tillard, évoquant LES SURVENANTS : « Ils sont maintenant vaccinés / cachés dans des réserves / remplis à plein bords d’essence ou de colle / de crack et d’amphés / prêts à sombrer dans ces puits empoisonnés […] Désaveu mécanique / statut de victimes / Lanière qui étrangle / une histoire épurée / souffle le silence ». C’est bien là poésie dans la vie : « La vie est une maison comparable / à bien d’autres / dépeuplée d’aspirations / elle éjecte des corps / incertains. » Cette incertitude des corps ne traduit pas l’entier désamour, le vide tragique de l’existence, car cette maison reste « habitée d’amour / côte à côte du vivant… » Et c’est sans doute ce qu’à sa façon nous dit le poète néocalédonien Frédéric Ohlen évoquant l’homme qui, embarqué clandestin dans une soute d’avion, sait, bien sûr, « qu’on gèle / là-haut chez les anges / alors il a mis // du papier sous son tee-shirt / feuilles de canards dont les gros titres / dégueulent sur lui. » Car, à la fin, « S’en aller / marcher jusqu’à / disparaître // surfer l’infinie / répétition / du mouvement », n’est-ce pas la destinée de chacun ? Jean Azarel, revenant aux terres d’enfances (j’imagine), aux territoires « de lauze et d’air », aux amours et aux nostalgies d’autrefois, ne quitte personne, et même demeure avec nous tous qui l’avons connue cette « douce aux jambes d’airelle… au ventre de tourterelle… » qui ne laissa « aucune autre trace que le souvenir d’elle / assise sur une balançoire / l’amie qui le restera… » Quant à Nicolas Kurtovitch, lui aussi « calédonien », s’il connaît les sources de l’enlisement, il tente de s’en arracher et de nous en arracher avec lui : « Il ne faut pas s’arrêter / à la première embûche / et contempler les feuilles mortes / au sol elles y sont bien / en oublier le besoin de silence… » « Laissons à la porte de la forêt / les éternels déboires / d’un mot mal compris / d’une phrase assassine / et les fougères ici par milliers nous protégeront. » NOUVEAUX DÉLITS est bien l’île Utopia de poésie, le lieu qui avance dans nos têtes encombrées de récifs et d’écueils, le lieu de l’Autre-Soi, l’autre sans qui je ne suis pas grand chose, et l’autre qui sans moi se diminue ou s’ampute de son autre à lui. Revue de la générosité et de l’humanisme (je sais qu’il y eut des raisons de rejeter cette belle idée) renouvelé.
Nouveaux Délits : http://larevuenouveauxdelits.hautetfort.com/
4 – « MES » CARRÉS. (Par la Mère Michel)
Les Carrés auxerrois m’ont évidemment incité à rappeler au monde, à l’univers, au cosmos et à mes voisins de palier parisiens, que j’ai comme tout le monde des « carrés » bien à moi, où il m’arrive de tourner en rond, ce qui n’arrange pas mes affaires, et surtout pas celles du monde qui, lui, ne demande qu’à tourner rond bien qu’il n’y arrive jamais.
Mes carrés d’as. Du temps que je jouais au poker, enfant, avec des allumettes, ils m’ont permis de gagner des dizaines de boîtes géantes. J’ai pu ainsi, chez mes parents, mettre le feu à la réserve de foin pour les lapins, et gagner une des plus solides corrections de mon existence innocente et naïve.
Mon carré de choux. Il est à la campagne, en Bourgogne. Je n’y cultive aucun chou. C’est surtout le pré carré de mes chats qui le défendent en été contre tous les occupants illégaux qui y ont pris leurs habitudes en hiver. C’est l’évidence, comme Artémis autrefois, aujourd’hui Tanit, Nedjma et Snijok sont parfaitement xénophobes. Misère de misère !
Mon carré de Munster. Il a un fumet qui fait fuir tout le monde. Je prends donc souvent seul mon petit déjeuner, car je trempe mes tartines de Munster dans le café noir sucré. Cela se pratique aussi avec le camembert, le brie. Le vieux hollande (le vrai), c’est très bien aussi.
Le carré du fond de la cour. Il n’est plus que dans mon souvenir. J’étais pensionnaire. Nous avions douze ans et nous battions en duel pour un oui pour un non. C’était dans le « carré du fond », derrière les toilettes, loin des regards des surveillants, à poings nus. Le sol était de briques rouges couchées sur tranche. Une fois, j’y cassai net une incisive à un bon camarade. Une autre, un bon camarade m’y mit proprement knock-out. C’était le bon temps.
Mon « dernier carré ». N’étant pas Napoléon, mes grognards sont quelque part dans la lune des grandes batailles que je n’aurais jamais voulu livrer. Lorsque tout va mal, je me réfugie dans mon « carré », les quelques mètres carrés de mon « atelier » où je me mets à traduire les Solitudes de Góngora, pour que personne ne me dérange et sous le vrai prétexte que les rares universitaires qui les comprennent les ont traduites comme des pieds — « Si vous saviez comme c’est difficile, délicat… ah, les hyperbates !… les cultismes !… les anacoluthes ! – Quand tout va plus mal que mal, dans la chambre attenante (6 m x 6 m) je ferme les rideaux, me jette sur le lit (2m x 2m), ferme les yeux et rêve au parties carrées que je n’ai jamais faites, parce que j’ai toujours eu la tête au carré et une moralité à toute épreuve. D’ailleurs, même à l’époque, il fallait être vieux comme un grognard, pour trouver un couple disposé à jouer aux quatre coins avec vous et votre bonne amie. C’était une triste époque où la morale tenait les affaires en main.
La Mère Michel, alias M. H.
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Fin du SCALP IV.