La régénéra­tion d’un monde brisé implique le rassem­ble­ment de frag­ments épars grâce aux pou­voirs syn­thé­tiques de l’imag­i­na­tion mythopoé­tique lors d’un rite de renais­sance. Ezra Pound tente de rassem­bler les mem­bres d’Osiris (“ I gath­er the Limbs of Osiris”). Dans les Can­tos, il entrelace des voix divers­es dans une tex­ture cha­toy­ante de frag­ments pour com­pos­er un col­lage rhap­sodique. Cette tes­si­ture de voix enchante les vers poly­phoniques et mul­ti­lingues du poème. Pound admet ne pas avoir réus­si à con­stru­ire une syn­thèse cohérente de la cul­ture antique et con­tem­po­raine dans la struc­ture du poème épique mod­erniste: “I can­not make it cohere”. Remem­br­er le corps textuel démem­bré, c’est remé­mor­er et com­mé­mor­er les poèmes de la cul­ture occi­den­tale et ori­en­tale. Cette résur­rec­tion des voix du passé se pro­duit lors d’un rite théurgique grâce aux “armes mirac­uleuses” de la poésie, pour citer le titre du recueil d’Aimé Césaire. Les trans­for­ma­tions méta­mor­phiques du chant ou “trans­mem­ber­ment of song”, selon les ter­mes du poète mod­erniste améri­cain Hart Crane, accom­plis­sent une alchimie ver­bale qui opère la fusion du roman­tisme, du sym­bol­isme et du modernisme.

La spir­i­tu­al­i­sa­tion de la mon­dan­ité et la sacral­i­sa­tion du pro­fane dans les col­lages et les assem­blages de Wal­lace Berman sont deux proces­sus con­comi­tants asso­ciés à la stratégie con­tre- cul­turelle de récupéra­tion et détourne­ment des icônes de la cul­ture pop­u­laire. Les artistes intè­grent les rebuts de la société de con­som­ma­tion dans des oeu­vre s qui (dé-)composent les tra­di­tions artis­tiques. La stratégie de récupéra­tion des restes du passé est réal­isée dans une per­spec­tive tan­tôt archéologique, tan­tôt ironique. Les frag­ments du passé et les bribes du présent parsè­ment des con­stel­la­tions pro­téi­formes. L’u­nion trans­gres­sive du mys­ti­cisme, de l’éro­tisme et de la cul­ture pop­u­laire con­duit les artistes à défi­er les con­ven­tions sociales, lit­téraires et artis­tiques. Loin de se con­tenter de déplor­er la désacral­i­sa­tion du monde, les artistes sus­ci­tent le réen­chante­ment du monde. L’art du col­lage et de l’assemblage en Cal­i­fornie va à l’encontre du désen­chante­ment du monde (die Entza­uberung der Welt), analysé par Max Weber. Les icônes de la con­som­ma­tion sont appro­priées, recon­tex­tu­al­isées et détournées de leur con­texte orig­inel de pro­duc­tion. La spir­i­tu­al­i­sa­tion du pro­fane peut s’ac­com­pa­g­n­er de la pro­fa­na­tion du sacré. Cepen­dant, l’art rédemp­teur de Wal­lace Berman con­tre­carre la désacral­i­sa­tion des icônes religieuses tra­di­tion­nelles. Berman sanc­ti­fie l’amour char­nel et donne une valeur spir­ituelle à l’éro­tisme. Le corps éro­tique est un trem­plin vers le spir­ituel. Le corps matériel du texte est sacral­isé et spiritualisé.

La sanc­ti­fi­ca­tion de nou­velles icônes con­tem­po­raines con­fère une aura de fas­ci­na­tion aux images de la cul­ture pop­u­laire, récupérées par un proces­sus de repro­duc­tion mécanique. Les icônes, investies d’un mys­tique halo de gloire, man­i­fes­tent le sacré dans le pro­fane. Berman recourt à la tech­nique de repro­duc­tion mécanique Ver­i­fax pour dot­er les copies d’une aura para­doxale. En effet, Wal­ter Ben­jamin attache l’au­ra à l’o­rig­i­nal dans son unic­ité hiéra­tique. Pour­tant, la démul­ti­pli­ca­tion des copies dans les col­lages de Berman ne prive pas l’o­rig­i­nal de son aura, mais accom­plit au con­traire la sacral­i­sa­tion des icônes repro­duites. Dans la cul­ture post-mod­erne, les sim­u­lacres sont dis­séminés en un monde virtuel où les repro­duc­tions abon­dent. La dis­per­sion sémi­nale des images dans les oeu­vres de Berman fig­u­rant dans la revue Sem­i­na con­duit à l’éro­ti­sa­tion de la mon­dan­ité. La pro­liféra­tion sex­uelle des icônes inten­si­fie leur pou­voir hyp­no­tique de fas­ci­na­tion. La repro­ductibil­ité tech­nique des images est l’in­stru­ment d’une spir­i­tu­al­i­sa­tion et d’une sacral­i­sa­tion du monde. L’artiste n’a pas aban­don­né tout espoir de par­venir à la rédemp­tion du monde désen­chan­té grâce à la pra­tique résur­rec­tion­nelle du col­lage et de l’assem­blage. L’art sémi­nal de Wal­lace Berman procède à la trans­fig­u­ra­tion du monde.

 

Trans­for­ma­tions méta­mor­phiques de l’art postmoderne

En Cal­i­fornie dans les années 1950–60, les artistes du col­lage et de l’assem­blage pra­tiquent la récupéra­tion des objets trou­vés, le détourne­ment des icônes de la cul­ture pop­u­laire et la spir­i­tu­al­i­sa­tion du pro­fane. Les artistes de l’assem­blage pro­duisent par­fois au pre­mier regard un effet de dishar­monie liée à la jux­ta­po­si­tion de frag­ments reliés opposés. Les artistes de l’assem­blage rassem­blent des frag­ments épars pour com­pos­er un tout hétéro­clite et par­venir au réen­chante­ment du monde. L’art de l’altérité et l’hétérogénéité beauté dis­so­nante de l’hy­bride. Le col­lage et l’assem­blage ne sont pas seule­ment des procédés visuels mais aus­si des tech­niques poé­tiques. L’art de l’altérité et de l’hétérogène con­duit à l’indéter­mi­na­tion du sens et la pro­liféra­tion de jeux de lan­gage. La poé­tique de l’ex­tase requiert l’hétérogénéité dis­cur­sive. L’art rédemp­teur de l’assem­blage sur­monte la rad­i­cale hétérogénéité pour par­venir à une har­monie discordante.

Les poètes post­mod­ernes dépassent la pra­tique mod­erniste du col­lage pour pro­mou­voir une poé­tique ciné­tique fon­da­tion­nal­iste et imma­nente. Con­traire­ment à Der­ri­da qui dénonce l’archéothéolo­gie comme une illu­sion de la présence, Charles Olson pré­conise un retour aux orig­ines, une archéolo­gie des sources adap­tée au monde con­tem­po­rain, qui n’est pas une rétro­gres­sion réac­tion­naire, mais au con­traire l’acte fon­da­teur d’une nou­velle poé­tique. La poésie de Black Moun­tain Col­lege est un art dynamique du corps en mou­ve­ment se pro­je­tant vers l’avenir. Le vers pro­jec­tif incar­ne la présence du poète dans son art. Il drama­tise le corps et spa­tialise la voix et intè­gre l’art à la vie. Même si les poètes post­mod­ernes sont influ­encés par la pra­tique mod­erniste du col­lage et du mon­tage typ­ique des hauts-mod­ernistes, en par­ti­c­uli­er d’Ezra Pound dans les Can­tos, ils essaient cepen­dant d’éviter les dérives total­i­taires et fas­cisantes de leurs idéolo­gies, tout en cul­ti­vant une prax­is con­tre-cul­turelle. Para­doxale­ment, la poésie post­mod­erne n’est pas un rejet total du mod­ernisme qui le précède, mais une réap­pro­pri­a­tion et un détourne­ment d’une pra­tique artis­tique et textuelle dont les ten­ants idéologiques sont remis en ques­tion. Charles Olson se définit lui-même comme un archéo­logue du matin, “arche­ol­o­gist of morn­ing”. La poésie post­mod­erne se détache du post­struc­tural­isme français et de la décon­struc­tion parce que les poètes font l’apolo­gie de l’on­tolo­gie de la présence au lieu de dénon­cer l’on­to-théolo­gie à la manière de Der­ri­da. Wal­lace Berman croit tou­jours aux apti­tudes de son art à appréhen­der une vérité archéo-théologique ou Ver­i­tas”, devise sémi­nale fig­u­rant sur le por­trait de Shirley Berman. Loin de démas­quer l’on­tolo­gie de la présence comme une illu­sion, la poésie post­mod­erne man­i­feste la radi­ance de l’être.

L’art post­mod­erne se fonde sur l’on­tolo­gie de la présence et l’her­méneu­tique de l’indéter­mi­na­tion. Selon Ihab Has­san, l’art post­mod­erne se car­ac­térise par sa pra­tique de l’indéter­mi­na­tion et de l’im­ma­nence. Has­san sug­gère le néol­o­gisme d’ “indéter­ma­nence” pour accom­plir l’u­nion fusion­nelle de l’indéter­mi­na­tion et de l’im­ma­nence. Les imma­nences post­mod­ernes pro­lifèrent dans la surabon­dance des sig­ni­fi­ca­tions, l’ex­cès de matière et les dif­frac­tions de sig­nifi­ants. La dif­fu­sion des mots, la dis­sémi­na­tion des let­tres et la propul­sion du désir lin­guis­tique ani­ment un art ciné­tique qui incar­ne la présence du poète au lieu de déso­rig­in­er le sens en procla­mant la mort de l’au­teur. Les formes ouvertes se pro­jet­tent vers un hori­zon spir­ituel indéter­miné. L’e­space­ment des mots sur la page faire ray­on­ner l’ab­sence et le vide sur la page. Le poète post­mod­erne pro­jette des silences et dis­sémine le désir ver­bal. Il accom­plit ain­si le “démem­bre­ment d’Or­phée”, c’est à dire la mise en pièce du corps du poète lyrique, pour repren­dre une idée dévelop­pée par Ihab Has­san. Le démem­bre­ment du corps textuel, la dis­sémi­na­tion des sèmes textuels et sex­uels, ne sauraient se pass­er d’un remem­bre­ment ain­si que d’une remémoration.
Par un rite liturgique de syn­thèse, l’imag­i­na­tion mythopoé­tique rassem­ble les frag­ments épars pour com­pos­er un tout artic­u­lant des voix et des silences. La poésie est un rite sacré de mort et de renais­sance, un rit­uel de sac­ri­fice et de résur­rec­tion qui fait sur­gir le corps textuel où s’é­panouit le désir du sig­nifi­ant cor­porel et du sig­nifié spirituel.

 

Liturgie poé­tique et alchimie verbale

Les extases épiphaniques et les rup­tures épistémiques de la poésie post­mod­erne engouf­frent la recherche vers les pro­fondeurs archéologiques du passé et pro­jet­tent l’hori­zon textuel vers l’avenir spir­ituel d’une pra­tique con­tre-cul­turelle. Les ten­dances gnos­tiques et noé­tiques de la poésie de Robert Dun­can se voilent des mys­tères sacrés de l’her­métisme et de l’oc­cultisme. Ain­si, la poésie devient une pra­tique du sacré. Le corps textuel est une matéri­al­i­sa­tion du désir lin­guis­tique. La poé­tique du grand col­lage de Robert Dun­can dérive du mod­ernisme d’Ezra Pound, mais s’adapte à une idéolo­gie con­tre-cul­turelle asso­ciant l’ho­mo­tex­tu­al­ité à un refus de l’a­cadémisme uni­ver­si­taire dans son l’idéolo­gie con­ser­va­trice main­stream, ce qui con­stitue une réac­tion à la cul­ture offi­cielle de la clô­ture autotélique du texte selon les cri­tiques for­mal­istes et structuralistes.

 

La poé­tique de l’extase

Les extases tem­porelles sont des pro­jec­tions vers une espace de l’altérité ou hétéro­topie, pour employ­er le terme de Michel Fou­cault. Dans l’hétéro­topie, les sig­nifi­ants con­tra­dic­toiresabon­dent et pro­lifèrent dans l’indéter­mi­na­tion. L’in­ten­si­fi­ca­tion de l’être amène le poète et ses lecteurs vers une autre dimen­sion spir­ituelle. La recherche d’un ailleurs spir­ituel est une approche roman­tique de l’indéter­mi­na­tion. La poésie est la langue du sacré qui donne l’im­pres­sion con­tra­dic­toire d’une dématéri­al­i­sa­tion et d’une réin­car­na­tion. La langue du sacré explore l’altérité d’un monde spir­ituel fondé sur la con­tem­pla­tion du présent. Dans le recueil Eksta­sis de Philip Laman­tia, le trans­port spir­ituel est aus­si un éclair du désir char­nel. L’ex­tase est éty­mologique­ment une sor­tie de soi, une pro­jec­tion, un dépasse­ment des con­di­tions spa­tio-tem­porelles du monde quo­ti­di­en en vue d’ex­plor­er une autre dimen­sion spir­ituelle. L’ou­ver­ture des portes vers l’autre dimen­sion est sus­citée par la prise de nar­co­tiques. La créa­tion du poème est une cos­mogo­nie, la créa­tion d’un nou­veau monde où le sacré se man­i­feste. Lors de l’or­gasme cos­mique, le poète par­ticipe à la créa­tion de l’u­nivers. Le poète renoue ain­si avec les racines prim­i­tives de la poésie.
L’imag­i­na­tion poé­tique met en scène les orig­ines mythiques du verbe. La poésie mythopoé­tique drama­tise la genèse du lan­gage. La créa­tion poé­tique est une cos­mogo­nie. Le poète retourne aux sources de la créa­tion du principe divin et trans­met cette théo­go­nie dans ses pro­pres oeu­vres. Le poète procède à la révéla­tion mys­tique du divin. La poésie mys­tique est une man­i­fes­ta­tion du sacré dans le Verbe incarné.

La poésie offre le spec­ta­cle de la cru­auté à la manière d’An­tonin Artaud. La poésie met en scène “le théâtre de la cru­auté”. La poésie sacrée exploite le sym­bol­isme du sang. L’é­ty­molo­gie du mot “cru­auté”, en latin cruor, ren­voie au sang, sym­bole ambigu de la vie et de la mort, de la pas­sion char­nelle, de la vio­lence et du sac­ri­fice. Antonin Artaud emploie le terme “poé­ma­tique” pour insis­ter sur l’acte poé­tique dans son déroule­ment proces­suel. Artaud invente une éty­molo­gie imag­i­naire du poème pour remo­tiv­er le sens de ce terme. La racine cor­recte du mot “poème” est “poiein”, qui sig­ni­fie “faire”, “pro­duire” ou “créer”. Artaud cul­tive une éty­molo­gie déli­rante pour lier le poème et le sang à la racine du mot po-ema. La créa­tion poé­tique se fait dans un effu­sion de sang. Artaud donne une autre éty­molo­gie à la poésie pour opér­er une resé­man­ti­sa­tion de la langue. Il pré­tend que le mot “poème” vient du grec po-ema et dérive la deux­ième syl­labe du grec “haima” qui sig­ni­fie le sang. Le poète s’abreuve à la source de la créa­tion. Dans la poésie d’An­tonin Artaud, la source créa­trice du poème s’é­coule dans une effu­sion de sang :

“Faisons d’abord poème, avec sang.
Nous mangerons le temps du sang.”
(OEu­vres complètes)

Le poète s’abreuve aux sources du sacré. Le sang s’é­coule dans les rites sac­ri­fi­ciels de la créa­tion poé­tique. Le poète exhibe la vio­lence de la sex­u­al­ité et du sacré. René Girard étudie le lien entre la cru­auté et les rites religieux dans son livre La vio­lence et le sacré. Les effu­sions de sang font par­tie inté­grante des rites pro­pi­tia­toires con­sacrés à la divinité. Le mys­tère de la créa­tion implique le sac­ri­fice du poète lors d’une céré­monie initiatique.

Le poème de Philip Laman­tia est un car­men fig­u­ra­tum, un chant incar­né qui fig­ure l’au­tel dressé en l’hon­neur du divin. Les poèmes sont placés sous le signe de la croix chré­ti­enne qui unit l’im­ma­nence et la tran­scen­dance. Le poème en forme de pyra­mide décon­stru­it le pou­voir sym­bol­ique du lan­gage pour min­er le pou­voir offi­cielle. La pyra­mide de mots let­tres majus­cules décom­pose le lan­gage pour remet­tre en cause les inter­dic­tions émanant du pou­voir tem­porel. La pyra­mide mys­tique établit une nou­velle hiérar­chie où le sujet revendique le droit aux “par­adis arti­fi­ciels”. Les stupé­fi­ants sont des stim­u­lants exta­tiques théogènes, parce qu’ils provo­quent des extases spir­ituelles. Les poèmes sont des man­i­fes­ta­tions du sacré dans la chair du verbe incarné.

 

L’hétérolo­gie du sacré

La poésie post­mod­erne sacralise le monde con­tem­po­rain en adap­tant les rites archaïques de démem­bre­ment et de résur­rec­tion au monde con­tem­po­rain. Les poètes retour­nent aux sources prim­i­tives de l’être pour reviv­i­fi­er le texte frag­men­té et ranimer le monde désen­chan­té. Selon Georges Bataille, l’hétérolo­gie étudie le dis­cours de l’altérité et de la dif­férence qui prospère dans les marges de la cul­ture offi­cielle. La résur­gence du spir­ituel dans la poésie post­mod­erne célèbre l’Éros sacré incar­né dans la chair du texte. Le poème trans­porte le lecteur dans un espace autre ou “hétéro­topie”, où les con­tra­dic­toires s’u­nis­sent au lieu de s’é­carter. L’u­nion des con­tra­dic­toires s’ac­com­plit grâce au Verbe mys­tique. L’e­space du sacré est rad­i­cale­ment autre. Le poème est un tem­ple du sacré où se déroulent les mys­tères et autres céré­monies ini­ti­a­tiques. La poète crée une langue autre, qui décon­stru­it et recon­stru­it les mots ordi­naires. Le poème sacralise le Verbe. Le poète et ses lecteurs nav­iguent dans un “hétéro­cosme”, pour employ­er le terme de M.H. Abrams dans l’ou­vrage The Mir­ror and the Lamp. Le poètes ne se con­tentent pas de refléter le monde dans un miroir. Ils dépassent la visée mimé­tique de l’art qui imite la nature. Ils créent des univers alternés qui man­i­fes­tent la radi­ance du sacré. Les poèmes sont des illu­mi­na­tions spir­ituelles. Les poèmes sont des lam­p­ent qui propa­gent la lumière au lieu d’être des miroirs. Les poètes mys­tiques guident les lecteurs vers un ailleurs spir­ituel et explorent la dimen­sion du sacré.

 

Les astro­nautes de l’esprit

Les poètes nav­iguent dans un espace spir­ituel incar­né dans la chair textuelle. Ils com­posent un univers de l’altérité à par­tir de leurs visions exta­tiques. Ils sont les archi­tectes du cos­mos. Leur cos­mos de l’altérité est un hétéro­cosme. Les poèmes spir­ituels sont placés sous le signe mys­tique du savoir du non-savoir ou incon­nais­sance dans “la nuit noire de l’âme”, pour repren­dre l’im­age du mys­tique chré­tien Saint Jean de la Croix. L’ex­tase éro­tique est une célébra­tion de l’altérité. Le chant de l’ex­tase s’in­car­ne dans la rup­ture, le rapt et le ravisse­ment. La poésie sacralise le lan­gage lui- même, grâce à l’an­i­ma­tion spir­ituelle du médi­um. La manip­u­la­tion du verbe per­met au poète de créer un nou­veau cos­mos par le remod­e­lage des élé­ments pri­mor­diaux de la créa­tion. Cette cos­mogo­nie du texte drama­tise sous les yeux du lecteur le proces­sus créa­teur. L’in­spi­ra­tion cos­mique est une ren­con­tre avec l’in­fi­ni. Le col­lages des tra­di­tions mys­tiques rassem­ble les sources de l’il­lu­mi­na­tion pour raviv­er un monde sécularisé.

Selon les mys­tiques, l’u­nivers a été créé par des let­tres. Le monde est enrac­iné dans le lan­gage. Le recueil Alpha­bet, un cycle de poèmes mys­tiques post­mod­ernes rédigé par Stu­art Perkofet pub­lié en 1973, est orné d’une cou­ver­ture en forme de col­lage réal­isé par Wal­lace Berman, qui met en oeu­vre le pou­voir mag­ique de la let­tre à l’o­rig­ine de la créa­tion. L’al­pha­bet est au fonde­ment de la créa­tion du monde. Les poètes créent un nou­veau monde en réor­gan­isant les let­tres de la langue. Chaque néol­o­gisme témoigne du pou­voir cos­mogo­nique du poète. Dans les pra­tiques rit­uelles et orac­u­laires, les doc­trines mys­tiques et cabal­istes, les croy­ances gnos­tiques et human­istes, les let­tres sont con­sid­érées comme les élé­ments fon­da­men­tales du cos­mos, ou du savoir divin et humain. De plus, le mys­ti­cisme de la poésie post­mod­erne s’in­spire du psy­chédélisme de Tim­o­thy Leary, qui, dans la “League for Spir­i­tu­al Dis­cov­ery”, pré­conise l’emploi du LSD pour ouvrir les portes d’une autre dimen­sion spir­ituelle. Les poètes post­mod­ernes retour­nent aux sources du mys­ti­cisme pour raviv­er la flamme de la créa­tion con­tem­po­raine. Le poème est une révéla­tion spir­ituelle pour l’au­teur comme pour le lecteur.

 

L’art théurgique du collage

La poésie mys­tique opère l’u­nion mirac­uleuse de l’hu­main et du divin, du principe cor­porel et du principe spir­ituel. Le principe spir­ituel ani­me la créa­tion du monde tem­porel et la créa­tion poé­tique. L’u­nion sacrée du fini et de l’in­fi­ni est célébrée dans le lan­gage de l’altérité. L’il­lu­mi­na­tion qui irradie le corps textuel est une man­i­fes­ta­tion du spir­ituel dans le char­nel. La lumière du sacré con­fère un halo de grâce au corps du poème: “what shines out in Robert Dun­can’s visu­al work, what attracts the eye as well as the mind, is just such a light, invit­ing the view­er to enter its radi­ance” (Wagstaff, Christo­pher ed. Robert Dun­can: Draw­ings and Dec­o­rat­ed Books, p.18). Le mir­a­cle de la poésie mys­tique con­siste à accom­plir l’u­nion entre le sacré et le pro­fane dans le verbe incar­né. La poésie de Robert Dun­can est une incar­na­tion sacrée de l’altérité.

L’il­lu­mi­na­tion de la poésie est une man­i­fes­ta­tion du spir­ituel dans le char­nel. Le Verbe poé­tique révèle la présence du spir­ituel dans le corps de la let­tre. Dans un com­men­taire métapoé­tique, Dun­can met en lumière les pou­voirs mirac­uleux de la poésie : “The Art, the Way, the Thresh­old, then, is a Theur­gy, a Mag­ic. As Emer­son con­cludes this pas­sage he seems to speak direct­ly for the poet­ic prac­tice of open form, for the impor­tance of what­ev­er hap­pens in the course of writ­ing as revelation—not from an uncon­scious, but from a spir­i­tu­al world. In this am I ‘mod­ern’ ? Am I ‘post­mod­ern’ ? I am, in any event, Emer­son­ian” (Wagstaff 50). La poésie mon­tre le chemin vers le spir­ituel. Le poème exerce un pou­voir mag­ique de fas­ci­na­tion sur le lecteur. L’être humain est mis en rela­tion avec les puis­sances du sacré grâce aux mys­tères ini­ti­a­tiques de la poésie. La poésie est un champ ouvert au monde envi­ron­nant et un tem­ple rece­lant des mys­tères sacrés. Robert Dun­can se place dans la lignée de Ralph Wal­do Emer­son, poète tran­scen­dan­taliste améri­cain, parce qu’il revendique sa par­tic­i­pa­tion active à l’âme uni­verselle ou “Over­soul”. L’âme humaine per­son­nelle s’u­nit à l’âme uni­verselle : “I become a trans­par­ent eye­ball; I am noth­ing; I see all ; the cur­rents of the Uni­ver­sal Being cir­cu­late through me; I am part or par­cel of God” (Select­ed Essays. Pen­guin Clas­sics, 1984, p. 39). L’être humain entre en com­mu­nion avec le divin. La per­son­ne sur­monte les lim­ites de son indi­vid­u­al­ité et devient par­tie inté­grante du principe divin à l’oeu­vre dans l’u­nivers. L’âme humaine est en empathie avec l’âme uni­verselle. Les dis­tinc­tions, les fron­tières et les hiérar­chies entre les êtres sont effacées. Cette empathie est une “par­tic­i­pa­tion mys­tique”, pour employ­er l’ex­pres­sion de Lévy-Bruhl. Robert Dun­can échappe aux fron­tières clos­es de l’arte­fact autotélique admiré par les New Crit­ics comme Cleanth Brooks dans The Well-Wrought Urn. L’ou­ver­ture du champ poé­tique cor­re­spond à l’ou­ver­ture de l’âme humaine qui s’u­nit à l’âme universelle.

 

La spir­i­tu­al­i­sa­tion du monde et la sacral­i­sa­tion du profane

“Turn on, Tune in, Drop out”: le slo­gan de Tim­o­thy Leary qui promeut la cul­ture psy­chédélique liée au LSD con­vient par­faite­ment à l’art de Wal­lace Berman, un mar­gin­al refu­sant les cir­cuits de dis­tri­b­u­tion tra­di­tion­nels de la cul­ture com­mer­ciale et faisant cir­culer les oeu­vres de son cer­cle de col­lab­o­ra­teurs dans le mag­a­zine Sem­i­na, dont le titre lui-même met en rap­port le sperme, les semences ger­mi­nales et l’in­spi­ra­tion sémi­nale. L’im­agerie asso­ciée à l’in­spi­ra­tion est ain­si trans­posée dans le vocab­u­laire du monde con­tem­po­rain. Selon Jack Spicer, asso­cié à la “Berke­ley Renais­sance” avec Robert Dun­can et Robin Blaser, le poète retrans­met des ondes en prove­nance d’ex­tra-ter­restres, une descrip­tion qui remet au goût du jour le mythe de l’in­spi­ra­tion comme pos­ses­sion per­me­t­tant au poète de devenir autre, de don­ner libre cours aux voix de l’altérité, qui sem­blent provenir de l’ex­térieur et l’al­ién­er lui-même. Ces voix étranges dévoilent aus­si l’é­trangeté que le poète recèle intime­ment depuis tou­jours. La perte de soi est aus­si une décou­verte de sa pro­pre altérité et un accès à une réal­ité supérieure. Dans le col­lage de Berman, la fonc­tion du poète-médi­um est représen­tée par des mains ten­ant une radio et retrans­met­tant les ondes de la cul­ture de masse en les sacral­isant et en les spir­i­tu­al­isant. La mul­ti­pli­ca­tion ver­ti­cale des mains est l’équiv­a­lent iconique d’une extase, d’un pas­sage hors de soi, d’une transe qui per­met d’ac­céder à un autre monde, un au-delà dont le fonde­ment est dans l’amour charnel.

 

La présence du spir­ituel dans l’art charnel

“Art is Love is God”: cette triple équiv­a­lence résume à elle seule l’équa­tion mys­tique de Wal­lace Berman, qui s’in­spire à la fois des images banales de la cul­ture pop­u­laire et de l’her­métisme. La trinité mys­tique de Wal­lace Berman unit para­doxale­ment la sex­u­al­ité et la sacral­ité. La sex­u­al­i­sa­tion de l’art est néces­saire à sa spir­i­tu­al­i­sa­tion. Les sym­bol­es occultes et les icônes pop se côtoient dans un syn­crétisme mys­tique qui sacralise la quo­ti­di­en­neté et rend pal­pa­ble les réal­ités spir­ituelles. L’amour char­nel a une valeur spir­ituelle et artis­tique. Le sexe est sacral­isé, parce qu’il per­met de pass­er du cor­porel au spir­ituel. Le poète est une radio qui capte des ondes et les retrans­met au pub­lic. Il joue ain­si sa fonc­tion de médi­um, c’est-à-dire son rôle d’in­ter­mé­di­aire entre le monde vis­i­ble et le monde invis­i­ble. Berman renou­velle l’imag­i­naire du poète chaman, à la fois récep­tif et act­if, qui est capa­ble de se con­necter et de se met­tre en phase avec la mélodie du monde con­tem­po­rain en met­tant en valeur la numi­nosité du quotidien.

L’art de l’ex­tase per­met à l’artiste de se démul­ti­pli­er, de décu­pler ses forces, d’in­ten­si­fi­er son art de l’éro­tisme spir­i­tu­al­isé. L’artiste met sa mar­que manuelle à l’oeu­vre qui a aus­si un aspect tech­nique mod­ernisé, grâce à l’emploi de l’ancêtre de la pho­to­copieuse Ver­i­fax. Même si Berman était lui-même pho­tographe, il n’u­tilise pas ses pro­pres pho­togra­phies dans ses col­lages. Les images con­tenues dans les postes de radio ont été récupérées dans le flot de mag­a­zines de la cul­ture pop­u­laire. Cette appro­pri­a­tion per­met une méta­mor­phose grâce à une recon­tex­tu­al­i­sa­tion qui est une forme de détourne­ment. Même si le groupe de Berman était sociale­ment aliéné de la cul­ture de con­som­ma­tion et vivait dans les marges, ils ten­taient tou­jours de rester en phase avec leur temps et non de se couper du monde en se retran­chant dans une tour d’ivoire. Le chronomètre sym­bol­ise le temps cal­cu­la­ble et divis­i­ble que Berg­son dénonce comme une spa­tial­i­sa­tion arti­fi­cielle du temps ne reflé­tant pas l’ex­péri­ence du temps comme durée. Dans le col­lage de Berman, le temps chronométré est dépassé par un papil­lon, qui représente l’im­mor­tal­ité de l’âme. L’ex­tase artis­tique per­met le pas­sage de la tem­po­ral­ité la plus super­fi­cielle représen­tée par le chronomètre à l’é­ter­nité sym­bol­isée par le papil­lon. Ce chronomètre peut aus­si indi­quer le défi à relever lors d’une per­for­mance, en par­ti­c­uli­er sportive, puisque l’art, le sexe et le sport sont des formes de défi ath­lé­tique, un spec­ta­cle à valeur esthé­tique et un moyen de se dépass­er soi-même grâce à l’Autre. Cette urgence dans l’im­mé­di­ateté du désir tou­jours émer­gent fait sen­tir sa présence sen­suelle­ment dans l’oeu­vre de Wal­lace Berman, pen­dant qu’il est encore temps, c’est-à-dire temps de cueil­lir le jour,— carpe diem —, temps de faire date, temps de faire l’ex­péri­ence de l’é­ter­nité dans le main­tenant. On peut penser au poème de William Blake, “Auguries of Innocence”:

To see a world in a grain of sand,
And a heav­en in a wild flower,
Hold infin­i­ty in the palm of your hand,
And eter­ni­ty in an hour.
 

Le poète mys­tique décou­vre l’in­fin­i­ment grand dans l’in­fin­i­ment petit, le spir­ituel dans le matériel et l’éter­nel dans le tem­porel. “We are the hol­low men” dans un ter­rain vague de l’ap­pau­vrisse­ment spir­ituel, un Waste Land très digne du poème de T. S. Eliot. La rage de vivre des artistes enfer­més dans la cage des con­ven­tions sociales stéril­isantes et paralysantes aboutit à une explo­sion vitale, cri exis­ten­tiel où s’ex­prime toute l’an­goisse drainée par le monde con­tem­po­rain matéri­al­iste qui ne con­nait que la Vénus vul­gaire sans la met­tre en rap­port avec la Vénus céleste, qui ne pra­tique que le sexe sans âme des écorces vides, qui ne propage que des semences de vent, qui n’aime admir­er que des sur­faces sans coeur, des êtres réi­fiés et mécan­isés coupés de toute onde, de tout flu­ide vital, qui ne s’ac­cor­dent pas avec la mélodie de la nature et ne font pas l’ex­péri­ence de la vie dans sa quin­tes­sence. Le poète, un rouge-gorge roman­tique, met tout son art dans l’ex­pres­sion d’une vio­lence destruc­trice et recon­struc­trice, pour créer un par­adis ter­restre. Berman ne se con­tente pas de met­tre en valeur la numi­nosité du quo­ti­di­en, il le sur­réalise. La décou­verte de l’é­trangeté dans le fam­i­li­er con­duit du réel au sur­réel. Le mys­ti­cisme juif de la cabale donne à Berman une carte spir­ituelle de sym­bol­es où le monde naturel est un écho du monde spir­ituel. En haut de l’échafaudage de mains munies d’une radio, se trou­ve l’im­age de deux hommes s’embrassant, une vignette de la sol­i­dar­ité homoso­ciale, ou de l’amour frater­nel, Agape après Eros. Eros est à la base de cette con­struc­tion, qui est une érec­tion allé­gorique à valeur spir­ituelle. Agape trône au som­met de ce totem. C’est par la sacral­i­sa­tion de l’amour char­nel que l’on atteint l’amour spirituel.
Le col­lage de droite est une sorte de totem d’an­i­maux ser­vant de guides à l’artiste-chaman. A la base de cette struc­ture se trou­ve la psy­ché, représen­tée par le papil­lon. Le poète-chaman a besoin d’an­i­maux totémiques pour lui servir de guide spir­ituel dans sa quête ini­ti­a­tique. Ces ani­maux aident le poète dans son rôle rit­uel de médi­um entre le spir­ituel et le matériel, d’in­ter­mé­di­aire entre le monde vis­i­ble et le monde invis­i­ble. Le chameau sym­bol­ise la sobriété et la tem­pérance. Dans Ain­si par­lait Zarathous­tra de Niet­zsche, il représente le pre­mière stade de l’évo­lu­tion de l’homme, qui obéit au maître docile­ment et se soumet à l’au­torité. Il porte le fardeau des valeurs morales et de la reli­gion chré­ti­enne, sym­bol­isées par un drag­on. Mais le chameau est aus­si un vais­seau du désert, un moyen de loco­mo­tion très utile au poète qui prêche dans le désert du monde con­tem­po­rain. Le chameau est rapi­de­ment dépassé par la moto, qui per­met aux clochards célestes de nav­iguer spa­tiale­ment et spir­ituelle­ment en rel­e­vant le défi de l’i­ci et du main­tenant, hic et nunc. La tra­ver­sée du désert par le chameau peut être con­sid­érée comme une allé­gorie d’une quête spir­ituelle à la décou­verte de l’essence de la réal­ité. Dans la psy­ch­analyse freu­di­enne, la tar­en­tule sym­bol­ise la peur de la sex­u­al­ité représen­tée dans toute sa mon­stru­osité velue. La tar­en­tule est la men­ace de la mort dans la sex­u­al­ité, le dan­ger de Thanatos dans Eros. Elle peut être objet de pho­bie quand elle représente les tabous sex­uels. Elle fig­ure ici para­doxale­ment au som­met de cette con­struc­tion totémique. Ain­si, le tabou devient totem. En effet, ce qui est tabou peut devenir pho­bique, mais peut tout au con­traire être recher­ché, cul­tivé voire sacral­isé, quand on désire cul­tiv­er le dan­ger, braver la mort, mourir à soi-même pour renaître dans l’autre, se per­dre pour réelle­ment se trou­ver, et vivre sans tabous, un des slo­gans des pro­mo­teurs de la libéra­tion sex­uelle. La supré­matie de cette tar­en­tule peut elle-aus­si être expliquée de manière allé­gorique. Les artistes trans­gressent les tabous soci­aux, quitte à être traités de bar­bares, un terme que les mar­gin­aux parvi­en­nent à assim­i­l­er jusqu’à lui don­ner une valeur élo­gieuse, comme dans Holy Bar­bar­ians, titre du roman de Lawrence Lip­ton, pub­lié en 1959. On appelle bar­bare ce qui nous est étranger, bar­baros, et l’artiste bar­bare est en fait celui qui est sen­si­ble à la richesse de l’é­trangeté et de l’altérité.

 

La sacral­i­sa­tion du banal et la banal­i­sa­tion du sacré

Si Wal­lace Berman mul­ti­plie les images de main ten­ant une radio, ce n’est pas en vue de mon­tr­er que la mul­ti­pli­ca­tion d’un objet stan­dard­isé prive cet objet d’au­ra et le vide du sens qu’il aurait pu avoir en tant qu’ex­em­plaire unique. Au con­traire, la démul­ti­pli­ca­tion de ce moyen de trans­mis­sion con­fère une aura au mes­sage trans­mis. Wal­ter Ben­jamin, dans son essai “Petite his­toire de la pho­togra­phie” et dans son livre L’OEu­vre d’art à l’époque de sa repro­ductibil­ité tech­nique, pub­lié en 1936, mon­tre que l’au­ra est “ man­i­fes­ta­tion d’un loin­tain quelle que soit sa proximité ”.
Cette dis­tance hiéra­tique de l’oeu­vre d’art est liée à ses orig­ines rit­uelles, à sa fonc­tion sacrée et mag­ique. Selon Ben­jamin, la repro­ductibil­ité tech­nique aboutit à la mul­ti­pli­ca­tion des repro­duc­tions, ce qui entraîne la perte de l’au­ra de l’ob­jet unique orig­inel. La dis­tri­b­u­tion de masse de toutes ces copies dans la cul­ture pop­u­laire banalise ce qui était autre­fois sacré. L’ac­ces­si­bil­ité de l’oeu­vre par ses copies provoque sa désacral­i­sa­tion. Les repro­duc­tions qui cir­cu­lent mas­sive­ment sont placées dans de nou­veaux con­textes his­toriques, dans de nou­veaux envi­ron­nements spa­ti­aux et dans de nou­velles sit­u­a­tions. L’oeu­vre se fait omniprésente grâce à ses repro­duc­tions décon­tex­tu­al­isées et recon­tex­tu­al­isées. Elle devient un objet com­mer­cial dans la cul­ture pop­u­laire de masse. Aus­si cette perte de l’au­ra n’est-elle pas pure­ment néga­tive, puisqu’elle rend acces­si­ble à tous l’oeu­vre réservée aupar­a­vant à une élite. Con­traire­ment à ce que pense Adorno, les objets de la cul­ture de masse ne sont pas seule­ment des pro­duits de fausse con­science. En effet, la grande dis­tri­b­u­tion des repro­duc­tions peut aboutir à une sacral­i­sa­tion de la copie et con­fér­er une aura à ce qui est omniprésent grâce aux dupli­ca­ta. C’est par la repro­duc­tion effrénée des oeu­vre s dans la cul­ture de masse que celles-ci sont adulées et sont dotées de l’au­ra con­férée aux icônes populaires.
Dans les col­lages pho­tographiques de Wal­lace Berman, la repro­ductibil­ité tech­nique des images de la cul­ture pop­u­laire réap­pro­priées et recon­tex­tu­al­isées, per­met une sacral­i­sa­tion des icônes de la cul­ture de masse qui sont inté­grées à un con­texte de mys­ti­cisme judaïque. Berman s’ap­pro­prie les images de la cul­ture pop­u­laire pour don­ner une valeur spir­ituelle aux icônes banales de notre époque, et parvient ain­si à ré-enchanter le monde où sévit l’ap­pau­vrisse­ment spirituel.

 

La résur­gence de l’au­ra à l’ère postmoderne

La pro­liféra­tion des copies à cause de la repro­duc­tion mécanique n’aboutit pas à une perte de l’au­ra, con­traire­ment aux pen­sées de Wal­ter Ben­jamin. L’art post­mod­erne cherche à sur­mon­ter la perte de l’au­ra par la résur­gence du sacré. La résur­rec­tion de l’au­ra est un mir­a­cle salué par les artistes célébrants la pro­liféra­tion infi­ni du sens, le défer­lement des images, et se réjouis­sant de l’hal­lu­ci­na­tion des sim­u­lacres, à la manière de Jean Bau­drillard. Dans la cul­ture post­mod­erne, les images sont prélevées, con­fisquées, appro­priées, voire volées, ou plus sub­tile­ment, sub­til­isées. L’o­rig­i­nal ne peut pas être local­isé, il est tou­jours dif­féré. On ne saurait réduire la surabon­dance des copies à la rareté unique d’un orig­i­nal. Loin de dépréci­er les copies en déplo­rant la dis­pari­tion de l’au­ra con­férée à l’o­rig­i­nal, la post­moder­nité cul­tivent les sim­u­lacres et les sim­u­la­tions. La dif­frac­tion infinie des images pro­duit un effet de sim­u­la­tion de masse dans la cul­ture post­mod­erne vouée à la célébra­tion de la spécularité.

La résur­rec­tion de l’au­ra peut être asso­cié à l’art pho­tographique qui fait sur­gir les morts du passé. L’art résur­rec­tion­nel de la pho­togra­phie faire revivre les morts en les don­nant de l’au­ra fasci­nante des sim­u­lacres de la présence, qui sont man­i­feste­ment des traces d’ab­sences. La résur­rec­tion des morts s’ac­com­plit grâce aux sim­u­lacres pho­tographiques. Au lieu de réi­fi­er le corps, de déper­son­nalis­er l’être humain et de démul­ti­pli­er une sur­face sans pro­fondeur, l’art pho­tographique de Wal­lace Berman per­son­nalise le sacré qui s’in­car­ne dans le vis­age de l’être aimé.
Berman éro­tise le sacré et sacralise le corps éro­tique. Il accom­plit la spir­i­tu­al­i­sa­tion corps doté d’une aura, une éma­na­tion spir­ituelle incar­née dans le char­nel. La réap­pari­tion de l’au­ra après la décon­struc­tion sus­cite un réen­chante­ment du monde pro­fane grâce à l’art du sacré. Sur la pho­togra­phie d’Ed­mund Teske, Demo­li­tion of my gram­mar school1, le vis­age de Shirley Berman transparaît comme une force fémi­nine de com­pas­sion offrant aux rescapés l’e­spoir de sur­vivre au désas­tre. L’au­ra qui illu­mine la pho­togra­phie est une man­i­fes­ta­tion du pou­voir rédemp­teur de la fig­ure fémi­nine. La présence fémi­nine du principe divin dans le monde est l’ap­pari­tion d’un signe de rédemp­tion à l’ère post-apocalyptique.

La résur­gence de l’au­ra à l’ère post­mod­erne con­tre­carre les argu­ments de Wal­ter Ben­jamin sur la perte de l’au­ra. La perte de l’au­ra asso­ciée à l’ère de la repro­ductibil­ité tech­nique n’est pas irrémé­di­a­ble. Les out­ils de repro­duc­tion sont mis à la dis­po­si­tion des “tech­ni­ciens du sacré”, pour repren­dre l’ex­pres­sion de Jerome Rothen­berg. Les artistes de la post­moder­nité emploient les mécan­ismes de repro­duc­tion pour mul­ti­pli­er les copies et les dis­sémin­er dans la cul­ture. La pro­liféra­tion des copies ne con­duit pas à la perte de l’au­ra émanant de l’o­rig­i­nal. Les copies sont investies d’un pou­voir aura­tique de fas­ci­na­tion. La radi­ance de l’être transparaît sur la pel­licule sen­si­ble aux man­i­fes­ta­tions spir­ituelles. Le halo de grâce qui illu­mine cer­taines repro­duc­tions man­i­feste l’in­car­na­tion du spir­ituel dans le char­nel. Le vis­age éclairé de la femme aimé nim­bé d’un halo est le site d’une appari­tion sacrée. La créa­tion post­mod­erne se fonde sur une ontolo­gie de l’être et sur une esthé­tique de la présence.

Le vis­age de la per­son­ne humaine dans son altérité peut être con­sid­éré comme le lieu inter­mé­di­aire entre le sacré et le pro­fane, entre l’immanent et le tran­scen­dant. Cette par­tie du corps est investi d’une présence sacrée. Selon Emmanuel Lev­inas, le vis­age peut don­ner lieu à une man­i­fes­ta­tion radieuse de la présence du divin dans le corps de la per­son­ne humaine (Altérité et tran­scen­dance 13). Le vis­age peut devenir l’occasion d’une épiphanie ou l’Infini se lit dans le fini. 1 Edmund Teske, Demo­li­tion of my gram­mar school, Chica­go, 1938, Topan­ga canyon, 1956.

Le vis­age de Shirley Berman est entourée d’un halo qui nimbe la per­son­ne humaine d’une aura et sacralise la femme. Selon Lev­inas, la “lumière du vis­age d’autrui [qui] sig­ni­fie un sur­plus de sig­nifi­ance et une gloire au-delà de l’être et de la mort” (AT 47). La présence du vis­age est investie d’une tran­scen­dance vivante à l’altérité irré­ductible. Le vis­age de la femme est une fig­ure lim­i­nale d’apparition du sacré. L’apparition de la femme à la beauté sur­na­turelle est une man­i­fes­ta­tion du sacré ou hiéro­phanie. La sacral­i­sa­tion du vis­age per­met d’accéder à une réal­ité spirituelle.
L’épiphanie du vis­age per­met une révéla­tion par un éveil à la lumière. Le vis­age sacral­isé porte la trace de l’Infini ren­du per­cep­ti­ble au regard du spec­ta­teur. Dans l’épiphanie du vis­age transparaît l’altérité du sacré. Le vis­age humain est la forme plas­tique et la fig­ure vis­i­ble de la réal­ité immatérielle. L’irruption du vis­age placé dans l’entre-deux témoigne de l’apparition du noumé­nal dans le monde phénomé­nal. La femme se tient entre deux mon­des et par­ticipe de deux réal­ités, matérielle et spir­ituelle. Comme hypostase, elle com­bine la nature humaine et divine en une incar­na­tion spir­i­tu­al­isée qui man­i­feste le sacré dans le monde sensible.

La fig­ure inter­sti­tielle du désir se révèle au spec­ta­teur dans l’entre-deux, dans le clair-obscur, entre la présence et l’absence, entre le sur­gisse­ment et l’évanouissement. Les fig­ures lim­i­nales sur­gis­sent de l’obscurité et nous éblouis­sent de leur beauté éphémère. Les inter­stices sont des sources de créa­tiv­ité mar­ginale. C’est à par­tir des espaces inter­sti­tielles qu’émergent des pra­tiques artis­tiques mar­ginales. Les fig­ures lim­i­nales sont une révéla­tion du sub­lime sur­gi du sub­lim­i­nal. La vie des per­son­nal­ités bor­der­line est une exis­tence cré­pus­cu­laire dans les inter­stices de la culture.
Les rela­tions inter­sub­jec­tives nouées dans les inter­stices sont fondées sur la recon­nais­sance du poten­tiel créatif de l’altérité et sur le développe­ment d’un échange dans un espace com­mu­nal de dis­sen­sion cul­turelle. L’art post­mod­erne opère une trans­fig­u­ra­tion du monde. La poésie mys­tique accom­plit l’u­nion entre la vie con­tem­pla­tive et la vie pra­tique, entre l’il­lu­mi­na­tion et la composition.
L’art est inté­gré à la vie, dépas­sant ain­si les oppo­si­tions binaires et décloi­son­nant les caté­gories formelles de la pen­sée ratio­nal­iste. La trans­for­ma­tion de l’art spir­ituel en prax­is ou art de vivre drama­tise la trans­gres­sion des fron­tières con­ven­tion­nelles de l’ortho­dox­ie cul­turelle. Les poèmes post­mod­ernes sont des champs ouverts à l’ex­tase mys­tique. Les poèmes exta­tiques sont des chants de fas­ci­na­tion et d’indéter­mi­na­tion. Dans l’art post­mod­erne, l’esthé­tique du sub­lime est indéter­minée. La poésie mys­tique dépasse les oppo­si­tions binaires ratio­nal­istes pour attein­dre l’u­nion mys­tique des con­tra­dic­toires. La poésie du sacré accom­plit la con­jonc­tion alchim­ique des opposés grâce au pou­voir mag­ique du verbe.

Les poètes post­mod­ernes sécu­larisent la forme sacrée et sacralisent les formes pro­fanes. La pas­sion spir­ituelle propulse le verbe dans des espaces cul­turels insoupçon­nés. La poésie ouverte inau­gure une pra­tique spir­ituelle lim­i­nale célébrant l’altérité et la richesse de la pro­liféra­tion du sens et de la “dif­férance” selon Der­ri­da. La pra­tique con­tre-cul­turelle des poètes post­mod­ernes s’é­panouit dans une zone de lim­i­nal­ité, de tran­si­tion et de trans­ac­tion entre le sacré et le pro­fane. La poésie mys­tique est un rite sacré accom­pli dans une com­mu­nauté mar­ginale. La con­struc­tion d’une spir­i­tu­al­ité col­lec­tive indique que l’ex­péri­ence du sacré ne saurait être réduite à un inef­fa­ble appréhendé indi­vidu­elle­ment, mais s’ex­téri­orise pleine­ment dans une pra­tique com­mu­nau­taire qui rejette les répres­sions de la cul­ture dom­i­nante et cul­tive les inter­dits soci­aux, lin­guis­tiques et cul­turels. Selon David Meltzer, les com­mu­nautés con­tre-cul­turelles sont unies par les mêmes valeurs spir­ituelles qui ren­versent l’idéolo­gie cul­turelle dom­i­nante: “these were oppo­si­tion­al com­mu­ni­ties express­ing & embody­ing val­ues uni­fied by ide­o­log­i­cal & spir­i­tu­al codes around the clock, sup­port­ing rein­forc­ing poets & artists in epipha­nies, ecstasies as well as tend­ing to the fall­en ” (Beat Thing 9). Les com­mu­nautés con­tre-cul­turelles offrent aux artistes des envi­ron­nements stim­u­lant la créa­tiv­ité. Les extases mys­tiques des poètes sont des révéla­tions intérieures et des décou­vertes du monde spir­ituel. La man­i­fes­ta­tion du divin dans le monde est une épiphanie. Les poètes de la Beat gen­er­a­tion sont en proie aux blessures de la béatitude.

Le col­lage et l’assem­blage sont des actes mirac­uleux parce qu’ils sus­ci­tent la résur­rec­tion des morts en invo­quant les voix du passé. La poésie imma­nente est l’in­car­na­tion de la présence pal­pa­ble du poète. Les réso­nances des mots dis­séminés suiv­ent les impul­sions ciné­tiques du corps. Le corps textuel incar­ne l’in­vis­i­ble, man­i­feste l’im­pal­pa­ble et visu­alise l’in­fi­ni dans le fini. Le corps textuel  se méta­mor­phose pour pass­er du col­lage mod­erniste à une pra­tique post­mod­erne de l’“indétermanence”, pour repren­dre le néol­o­gisme d’I­hab Has­san. Les artistes post­mod­ernes cul­tivent l’indéter­mi­na­tion, sus­cite la pro­liféra­tion du sens et encour­a­gent la dis­sémi­na­tions des oeu­vre s. Les poètes post­mod­ernes con­duisent des fouilles archéologiques et des recherch­es éty­mologiques pour renouer avec les racines des mots et retrou­ver les sources prim­i­tives de la créa­tion. Cette per­spec­tive fon­da­tion­nal­iste éloigne la poésie post­mod­erne de la décon­struc­tion selon Der­ri­da. Les poètes post­mod­ernes cherchent à remem­br­er le corps frag­men­té du texte. La résur­rec­tion des voix est un remem­bre­ment et une remé­mora­tion. Les valeurs de la con­trecul­ture sépar­ent les poètes de l’idéolo­gie autori­tariste du canon mod­erniste. La nou­velle spir­i­tu­al­ité prospère dans les com­mu­nautés con­tre-cul­turelles en Cal­i­fornie dans les années 1950–1960. Le sacré se man­i­feste d’ans l’art post­mod­erne en comme une incar­na­tion du spir­ituel dans le corporel.

 

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