Cette anthologie personnelle du poète cubain Víctor Rodríguez Núñez, parue aux éditions mexicaines La Cabra, regroupe des poèmes figurant dans pas moins de 9 recueils et embrasse ainsi trente années d’écriture (1975–2005). Son titre, Todo buen corazón es un prismático (« Tout cœur digne de ce nom est un prisme »), annonce comme un manifeste la démarche poétique de son auteur. Ce « cœur prismatique », seul guide de l’écriture poétique pour Víctor Rodríguez Núñez, s’apparente au « sensorium » des antiques sages soufis, faculté de perception interne par laquelle il est donné de contempler l’invisible.
« La nuit arctique
Sans cœur
monte par les racines des érables
Les jardins gothiques se sont remplis
comme jamais
de grandes fleurs d’aube
Tout le ciel est tombé
De la cinquième lune […] » (Neiges)
« La noche ártica
sin corazón
sube por las raíces de los arces
Los góticos jardines se han llenado
como nunca
de grandes flores albas
Todo el cielo ha caído
desde la quinta luna […] » (Nieves)
Pour Víctor Rodríguez Núñez, cette anthologie est plus que simple retour sur un parcours d’écriture, elle est « une nouvelle carte de relation », « la chronique d’un conquistado adressée à ses frères sauvages ».
« Cet homme domestiqué
presque domestiqué
–bien qu’il ne fasse pas toujours le pas en avant–
tout ce qu’il défait
ce n’est pas pour être ce que je suis […] » (Anniversaire)
« Este hombre domésticado
casi domésticado
–aunque no siempre da el paso al frente–
todo lo que deshace
no es para ser quien soy […] » (Cumpleaños)
Cet « homme domestiqué » par la Conquista, ce conquistado selon ses propres termes, se donne pour seule armure « la tendresse », et ses exploits se déroulent « dans le règne du quotidien ».
Bogotano
Je joue au football avec mes assassins
Je leur dispute le ballon
je gagne du temps et de l’espace
je risque un jeu individuel
Tous en grappe
sur le gazon tenace
de ce parc choisi
les gamins secouent la poussière
que Dieu a jeté sur leur âme
et se baignent de soleil
Celui qui porte une étoffe de laine usée
cherche dans son sachet plastique
le souffle de la félicité
Et celui qui a les côtes à l’air
chasse comme un moineau
les miettes de pain dans l’herbe
Je joue au football avec mes assassins
ils m’ont passé le ballon
et j’essaye l’arc
Il y a plus de brouillard dans les os que dans les rues
Bogotano
Yo juego fútbol con mis asesinos
Les disputo el balón
gano tiempo y espacio
arriesgo esta jugada individual
Arracimados
sobre el pasto tenaz
de este parque escogido
los gamines se sacuden el polvo
que Dios echó en su alma
y se bañan con sol
El de ruana molida
busca en su bolsa plástica
el aliento de la felicidad
Y el que tiene las costillas al aire
caza como un gorrión
migajitas de pan entre la hierba
Yo juego fútbol con mis asesinos
me pasaron la bola
y pruebo el arco
Hay más niebla en los huesos que en las calles (Bogotano)
D’ailleurs, si la poésie du cubain Víctor Rodríguez Núñez se projette dans le réel de ses frères colombiens, nicaraguayens ou boliviens, la trace de la Révolution cubaine n’est jamais loin non plus.
Manifeste
Il me prend parfois une immense envie
d’ouvrir la fenêtre et de pousser un cri
Un cri zeppelin
grâce auquel me propulser
plus loin que la mort
Mais alors
ça me fait plus de peine pour moi-même
car ma fenêtre est toujours ouverte
Et puis pourquoi réveiller les voisins
J’aimerais pouvoir dire
“anges qui buvez chantez et forniquez
dans la taverne fumante
et sale de mon cœur
l’addition est déjà payée”
Mais je dois dire
“l’anticommunisme
est une stratégie globale de la bourgeoisie
pour continuer à me voler
mon vin mes désirs mes chansons”
Et alors je trouve la solution
“anges qui buvez chantez et forniquez
l’anticommunisme
est une stratégie globale de la bourgeoisie
Rendez ses ailes à la révolution”
Chers amis lyriques
l’addition est déjà payée ?
Manifiesto
Tengo a veces una ganas inmensas
de abrir la ventana y dar un grito
Un grito zeppelín
con el cual remontarme
más allá de la muerte
Pero sucede entonces
que me da más pena conmigo mismo
pues mi ventana siempre está abierta
Además para qué despertar a los vecinos
Me gustaría decir
“ángeles que beben cantan fornican
en la taberna humeante
sucia de mi corazón
la cuenta está pagada”
Pero debo decir
“el anticomunismo
es una estrategia global de la burguesía
para seguir robándome
el vino los deseos las canciones”
Y entonces soluciono
“ángeles que beben cantan fornican
el anticomunismo
es una estrategia global de la burguesía
Devuélvanle sus alas a la revolución”
Líricos coloquiales
¿la cuenta está pagada?
Dans son dialogue avec les anges, dans sa plongée sous les surfaces sensibles, Víctor Rodríguez Núñez se connecte aux forces telluriques et cosmiques, convoquant les matières, les animaux et les formes dans un même verbe. Le Cubain, pour qui « la seule chose de cohérent est le silence » et « rien n’a de sens sauf l’ombre », développe ainsi une poésie du « subréalisme ».
Subréalisme
Je fais miens le programme du feu
Et les clairs débuts
Du front large
du printemps
Je donne mon appui à la grève des arbres
aux justes demandes de l’étoile
marine
et à son armée de chapeaux
J’existe en raison de l’unité
entre les hippopotames et les hirondelles
entre les huîtres et les révolvers
Voici mes consignes
Sous les sauterelles et les verrous
notre cause et celle de l’horloge de sable
Subrealismo
Hago míos el programa del fuego
y los claros principios
del frente amplio
de la primavera
Doy mi apoyo a la huelga de los árboles
a las justas demandas de la estrella
marina
y su ejército de sombreros
Estoy por la unidad
entre hipopótamos y golondrinas
entre ostras y revólveres
Estas son mis consignas
Abajo saltamontes y cerrojos
nuestra es la causa del reloj de arena
Cette poésie « sub-réaliste » n’a toutefois aucune prétention de s’inscrire dans la lignée, ni même en antithèse du courant surréaliste. Le « cœur prismatique » de Víctor Rodríguez Núñez se contente de plonger dans le bain du monde dont il se sent faire partie intégrante et qu’il ne convient pas d’interpréter symboliquement :
« J’existe parce que je cherche
silences articulaires
Je suis le flamboiement
du néant ardent[…]
Je ne sais pas lire les roches
je ne sais pas écrire la neige
Je cherche seulement la langue
que j’ai enseignée à l’oubli
Je suis venu garder le silence
Il n’y a rien à part être (…) » (Onze)
« Existo porque busco
articular silencios
Yo soy un resplandor
de la nada ardorosa
[…]
No sé leer las rocas
no sé escribir la nieve
Sólo busco la lengua
que le enseñé al olvido
Vine a guardar silencio
No hay nada sino estar (…) » (Once)
Là où les surréalistes s’attachaient à reproduire artificiellement « ce moment idéal où l’homme, en proie à une émotion particulière, est soudain empoigné par ce “plus fort que lui” qui le jette, à son corps défendant, dans l’immortel »[1], Víctor Rodríguez Núñez y parvient tout naturellement au moyen de ce que Juan Gelman dans son prologue appelle « la vibration d’une clarté intime »[2].
« En réalité seule l’ombre converse
avec mon silence soigné
Et le crissement de tes rêves
L’ombre analphabète
Parce qu’elle sait tout
Et quand elle ne l’écrit pas
Nuit manuscrite
qui me donne son feu
pour effrayer le fidèle lieu commun
Par toi les choses brûlent
jusqu’à la rancœur
avec des flammes bleues symétriques (…) » (Onze)
« En realidad sólo habla la sombra
con mi silencio pulcro
Y el crujir de tus sueños
La sombra analfabeta
Porque lo sabe todo
Y cuando no lo escribe
Noche manuscrita
que me das fuego
para espantar el fiel lugar común
Por ti las cosas arden
hasta el rencor
con simétricas llamas azules (…) » (Once)
Et là où le surréalisme cherchait à instruire « le procès de l’attitude réaliste […] après le procès de l’attitude matérialiste »[3], le poète « subréaliste » lui, ne clame aucune préséance quelconque de son mode poétique d’appréhension du monde.
« Tu dois déjà savoir quelque chose de la vie
car la troisième tournée
remet toujours les choses à leur place
Ou tu payes ou tu t’en vas
Accoudé à la barre
Qui doit bien fermer à une certaine heure (…) » (Taverne à Cochabamba)
« Algo debes saber ya de la vida
pues la tercera ronda
siempre pone las cosas en su sitio
O pagas o te quedas
Acodado en la barra
Que a alguna hora tiene que cerrar (…) » (Cantina en Cochabamba)
D’ailleurs, Víctor Rodríguez Núñez dans la lignée de son maître, le Mexicain José Emilio Pacheco, proclame la reconnaissance des textes poétiques en tant que « brouillons en marche vers un paradigme inatteignable » et la démarche du poète comme celui qui « “se refuse à capituler devant l’imperfection asservissante” du signe et du référent ».
« Le temps est un jardin
et le Septuor d’Or
inaugure cette nuit la grande feria du monde
Et ensemble
aussi heureux qu’illusionnés
ils ont choisi leur partenaire et commencent à danser […] » (Registre d’assistance)
« El tiempo es un jardín
y el Septeto de Oro
inaugura esta noche la gran feria del mundo
Y juntos
tanto felices como equivocados
escogieron parejas y empiezan a bailar […] » (Registro de asistencia)
Víctor Rodríguez Núñez réalise peut-être bien involontairement les vœux de Breton, qui croyait fermement « à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité »[4].
« (…) Tout est superflu face à ta fausse ardeur
qui occulte les contours du néant
Il faut surmourir
Etre l’ombre de ton flanc gauche
La nuit devenue fleuve
nu en son courant
où la vie de trouble de neige fondue
Dense cours sémiotique
d’eaux noires qui ne débouchent jamais
Pour être ce que je suis
Je me suis baigné deux fois
dans ce même fleuve (…) » (Sept)
« (…) Todo es innecesario ante tu falso ardor
que oculta los contornos de la nada
Hay que sobremorir
Ser la sombra de tu costado izquierdo
La noche vuelta río
desnudo en su corriente
donde la vida enturbia con la nieve fundida
Denso curso semiótico
de aquas negras que jamás desembocan
Para ser lo que soy
Me he bañado dos veces
en aquel mismo río (…) » (Siete)
Catherine Boudet
Quatre-Bornes (île Maurice), 30 juillet 2013
[1] André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924.
[2] Juan Gelman, Prologue, Todo buen corazón es un prismático, La Cabra ediciones, Monterrey, Mexico, 2010, page 7.
[3] André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924.
[4] André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924.
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