A la suite du recueil précédent, Le grand silence, la marche continue, aveugle, et il n’y a ” rien d’autre / à dire / que l’évidence “, à savoir, sans doute, la poésie elle-même. L’économie de moyens de la phrase unique composée de distiques très brefs est là encore au service, cette fois, de neuf chants.
Ici, entre ” le cri muet ” et ” la bouche / d’ombre / qui parle “, le paradoxe est, une fois de plus, une leçon à méditer. La force de cet opus et de la musique qui l’accompagne tient aux multiples répétitions et récurrences qui, à la fois, aident le lecteur et le déroutent en lui imposant le poids du destin puisque ” il n’y a / pas / de recours “.
Le poète c’est un funambule, son fil c’est une phrase, ce sont des mots qui ” tremblent ” incertains. Le temps, ” marcheur immobile ” l’emporte sur l’espace car, dans cette longue incantation, ” il n’y a / pas / d’horizon ” ni de sol ni de chemin. Dans ce monde étrange ne reste que le ” tremblement” du poète. Les verbes de mouvement renforcent ce constat jusqu’au chant 3 où à ” l’angoisse / de tomber ” fait contrepoids le temps personnifié qui ” sourit ” avec ses jours ” limpides ” de septembre.
Alors peut renaître le poète, phénix enfin qui ” compose / un bouquet / un jardin / comme on / invente / un monde “. Son inquiétude est surmontée par la joie d’une écriture discrètement lyrique et caractérisée par la ronde haletante des mots les plus simples. Et bientôt dès le chant 4 apparaissent, avec, enfin, le paysage, la vie et l’espoir.
Grâce au regard du temps, on entre dans ” l’ouvert “, celui dont parle Rilke, on entend ” le lamento / de la nymphe “, ” le chuchotis / de l’eau “, on voit ” une couronne / d’arbres noirs ” et tout cela au milieu du bleu. Les noms d’arbres rythment le texte comme autant d’instruments qui sont nommés pour accueillir l’enfant qui ” chante “. De ce fait la tentation de la narration est évidente et correspond à la part de réalité vécue à côté de celle du rêve.
En effet, le chant 5 montre comment le temps, qui ressemble à l’enfant, s’apprivoise pour devenir à lui-même la musique essentielle et c’est alors que, dans la présence de cet orchestre, ” l’espace s’organise ” comme un ” écho ” et la nature offre ses couleurs.
Puis reviennent encore les répétitions et les paradoxes puisque ” tout commence / tout / finit ” à la fois dans le chant et dans le silence qui définissent la poésie intense et sobre de Gérard Pfister. Grâce à l’oubli de soi : ” j’apprends / à m’oublier “, la beauté de la réalité et du rêve celle de l’or, celle de la mémoire, se font plus prégnantes, celle aussi du temps car ” l’iris / de son regard / est un diamant / noir ” et il y a enfin l’ouverture ” dans la lumière / de l’autre “, avec l’emploi généreux du pronom ” tu “, comme l’ultime don , message d’espoir, que permet l’écriture.
Reste la chute magnifique du dernier chant qu’il faut laisser découvrir au lecteur.
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