Le viatique (Philippe Jaccottet)

Pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre ? Un poème comme une page de journal : — « Agrigente, 1er janvier » —, qui parlait de pluie, des mille épines de la pluie.

Sur le coup de mes vingt ans, je l’avais appris par cœur — ce temps dénigrait ces pratiques scolaires —. Je l’emportais partout : au bord de l’Atlantique où je me rendais pour travailler, au pied de grands murs blancs où je m’asseyais pour causer et fumer, au volant de ma voiture, solitaire dans les longues routes de nuit.

Cependant, dressé que j’avais été à un formalisme qui, bigotement, détricotait les formes et conduisait un lectorat hautement qualifié vers le rêve d’une société sans classes sans traditions et sans sexes, c’est à peine si je fus choqué quand, en plein Panorama de France culture, une autorité d’alors déclara que Jaccottet était le plus respectable des traducteurs mais un poète de second ordre. Un besogneux, quoi. À cette table, tel Pierre, j’eusse sans doute bredouillé ne pas connaître cet homme. Même si, dans une habitude illégitime, je continuais de me réciter les vers d’Agrigente 1er janvier, comme j’aurais touché dans ma poche une monnaie qui n’avait plus cours mais à laquelle quelque chose de mystérieux continuait de m’attacher.

À propos de vers, l’auteur lui-même ne cultivait-il pas une certaine forme de secret ? Car si la mise en page était en prose pour le lecteur silencieux, pour celui qui osait donner de la voix elle recelait une belle charpente d’alexandrins. Des vers réguliers tout en nuance et en césures non militaires — pour adopter le vocabulaire de Michel Bernardy, ancien répétiteur de la maison de Molière, à qui nous devons cet inimitable livre : Le jeu verbal —.

Je crois que c’est cette charpente qui l’avait rendu si hospitalier à ma mémoire.

De ma vie, j’ai oublié tant de détails, de conversations à travers les forêts. Quelques croquis aquarellés sur mes carnets peinent à me rappeler cet éclat du ciel en passant un col de montagne. Sauf qu’il était là, l’ami le plus fidèle : ses mots étaient valables ailleurs qu’en Sicile, sa charpente s’adaptait, ses subtiles assonances hébergeaient à bas bruit les questions que ma raison conquérante ne savait pas poser. Combien de fois l’ai-je redit ? Parfois, sans le vouloir, en changeant un mot ou deux. Je sais maintenant qu’à ma recherche frénétique de l’infini il venait opposer sa forme bornée et inquiète, sa posture humble de veilleur, le voici, de mémoire, sans vérifier :

Un peu plus loin que cette place aux rares cibles, nous cherchons l’escalier d’où la mer est visible. Ou du moins le serait si le temps était clair. Nous avons voyagé pour la douceur de l’air, pour l’oubli de la mort, pour la toison dorée. Malgré le chemin fait, nous restons à l’orée, et ce n’est pas ces mots hâtifs qu’il nous faudrait, ni même cet oubli, oublié tôt après.

Je ne cache pas mon envie de dire quelque chose, d’avoir l’air intelligent. Mais Jaccottet est un maître dont je ne saurais parler autrement que par cette confidence.

Après beaucoup d’années, il y eut la découverte de Gustave Roud, dans la collection « poésie » Gallimard — ce délicat Panthéon qui sème des visages dans les rayons de nos bibliothèques — puis, passés l’éblouissement et la honte d’avoir si longtemps méconnu cette écriture — qu’un littérateur connu il y a peu me disait trouver « belle mais tellement désuète » (mais il est vrai c’était à l’heure des liqueurs !) —, les trois volumes verts de la Bibliothèque des Arts, préfacés par Philippe Jaccottet.

Encore après, profitant que les librairies de quartier avaient fait entrer ses livres parce qu’il figurait cette année-là au programme de l’agrégation, j’ai tout lu de lui. Tout lu et au fond peu appris par rapport à cette si longue fréquentation d’un seul poème. Son aune m’avait aidé, je crois bien, à savoir écouter d’autres textes, à commencer par les miens. Mais je crois aussi, sans pouvoir dire en quoi, il m’a aidé à vivre et à savoir dire. Sans contrainte, avec une douce fermeté. Comme un ami.

Dans deux beaux livres par lesquels la collection poésie Gallimard offre pour la première fois l’élégant abri de sa couverture à de la prose, ce sont bien de rencontres et d’amitiés qu’il s’agit. On pourrait parler d’une anthologie d’admirations mais, pour reprendre le bel article que Patrick Kéchichian leur a consacré : « Philippe Jaccottet ne peut se satisfaire de ce trop radieux soleil ni applaudir sans recul ni interrogation (il est ici question de Ponge) ».

Oui, la distance qu’il faut pour se demander quel pouvoir mystérieux certains mots ouvrirent en lui, et se rendre compte qu’ils cherchaient moins à dévoiler le mystère qu’à simplement nous faire adopter par lui.

Voilà des livres qui deviendront des viatiques, j’aurais envie de tout citer, les chapitres qui parlent de l’acte d’écrire, ceux qui s’interrogent, avec des mots de poète sur ce que c’est de faire partie du milieu littéraire, ceux qui offrent sur des territoires que l’on croyait connaître, un éclat de simple intelligence. Comme cette clairière, où il est question d’André Dhotel :

La meilleure introduction à l’œuvre d’André Dhotel pourrait bien être ce merveilleux petit livre de lui paru voici un peu plus d’un an, Le Vrai Mystère des champignons (Payot/Lausanne), qui, sous une apparence légère, cache un art poétique qui est aussi un art de vivre.

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Trois livres de Philippe Jaccottet parus en 2015 :

Une transaction secrète, 416 pages, Poésie Gallimard

L’entretien des muses, 432 pages, Poésie Gallimard

Ponge, pâturages, prairies, 80 pages, Le bruit du temps, 11€