Lea Nagy, Le chaos en spectacle
Quel est ce chaos offert au regard qui donne son titre au recueil mais aussi à un poème énigmatique dans lequel Lea Nagy « caresse l’incaressable » ? On ne le saura pas vraiment, mais on le vivra assurément.
La caresse est geste de surface. Lea Nagy effleure (par petites touches quasi impressionnistes) pour laisser le lecteur pénétrer par lui-même dans ce qu’elle nomme « l’incaressable ». Dès le premier texte, elle l’immerge dans une atmosphère prégnante faite d’absence, de vide, de silence et de mélancolie. Un monde dans lequel les vivants restent dans l’ombre, le non identifiable, l’anonymat. L’angle de vue évacue les descriptions de contacts physiques et privilégie l’évocation de situations. On a devant les yeux des images qui font penser aux toiles d’Eward Hoppler.
Mais Lea Nagy surprend à chaque poème, et si le questionnement et la nostalgie s'insinuent dans de nombreux vers, si les hésitations nous envahissent car Nous bégayons tous, chacun à notre façon1, des images furtives laissent affleurer une émotion maîtrisée et discrète (les plus grandes émotions ne rendent-elles pas la parole muette ? ). Le rêve entre dans le poème Comme cela, comme ceci : /c’est ça le rêve. / Dans cette cavité douce, / où le réel n’a pas de signe et soudain, au détour d’une page, une lumière fulgurante vient éclairer le chaos : Dieu m'a embrassée en silence et de manière inattendue.
Il y a dans ce livre une succession de rencontres qui n’en sont pas ou qui ont pris fin, au cours desquelles les êtres sont « ensemble séparément », la seule rencontre possible s’effectuant avec l’invisible et le divin. Lea Nagy dialogue avec l’au-delà, invite musiciens et poètes défunts comme Bartok, Pilinszky ou Géza Szocs à partager ses instants de vie. Le présent se veut un hors-temps où se mêlent passé et futur, instant et éternité.
Lea Nagy, Le chaos en spectacle, préface de Patrice Kanozsai, traduction du hongrois par Yann Caspar, Éditions du Cygne 2022, 68 pages, 10 €.
Si le chaos domine le recueil, il n’en est rien au niveau de la forme qui vient en contrepoint de la juxtaposition de faits intimes où la violence côtoie la douceur, la perversité la candeur et l’innommable le dérisoire : aux images inattendues et hétéroclites s’oppose une écriture rigoureuse, structurée, précise, mesurée, lapidaire et sibylline dans une mise à distance qui à elle-seule justifierait le terme de spectacle. Car il y a construction, scénographie élaborée faite de répétitions, de jeux de lumière, de mises en abîme du poème dans le poème :
tout cela devient de plus en plus intense
ici et maintenant. Je devrais écrire un poème,
moi Pilinszki et Bartók,
dans cette chambre.
Ainsi le chaos s’organise à travers l’écriture poétique, devient un spectacle qui attire le regard pour le précipiter dans un surgissement de non-dits, de figures connues et inconnues, parfois terrifiantes et fantasmatiques, parfois nostalgiques et désenchantées mais toujours surprenantes (les cheveux de Bartok pourrissent dans le brouillard, une amante apparaît comme un grand violon déprimé…)
N’oublions pas ces quelques moments de grâce au cours desquels Lea Nagy entre en communion totale avec une nature rendue à sa virginité, d’où l’humain est écarté, où seul règne le silence. Le silence est roi. Le silence est moi.
La poésie est chemin de connaissance. Lea Nagy a entrepris de mieux se connaître à travers l’écriture. Mais le rendez-vous n’a pas eu lieu et le livre se termine dans l’inachèvement.
Je suis horrifiée.
Par çà.
Que mes phrases
ne sont pas finies,
que j'en ai pas su plus
sur moi-mêmePourtant l’inachevé est
sans fin
et ce qui est sans fin est éternel.
Mais à quoi bon l’éternité ? se demande-t-elle. Aurait-elle la possibilité d’en apprendre davantage sur elle-même ? Rien n’est sûr, et le doute renvoie à l’un de ses aphorismes des toutes premières pages du livre : Plus l’homme sait, plus il a tendance à interroger ce qu’il dit.
Saluons la belle traduction de Yann Caspar qui nous permet d’entrer dans ce chaos d’ombres habité d’étincelles apocalyptiques.
Parlant de sujets dont on ne peut parler, enterrant votre âme à chaque instant, Lea Nagy inquiète tout autant qu’elle séduit. Dans la préface plus qu’élogieuse de Patrice Kanozsai (l’éditeur), ce dernier qualifie le livre de merveille poétique. « Je vous le dis, il faut avoir encore du chaos en soi pour donner le jour à une étoile qui danse.2 »
Notes
[1] Épigraphe de Lea Nagy en début de recueil.
[2] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.