Il y a ce que la poésie est. Une force pour changer le monde, une parole pour esquisser l’utopie, les rêves des enfants devenus la matière du réel, un espace d’échanges perpétuels et de fraternité, le brasier de toutes les révolutions, les fusions de l’indicible avec les corps enchantés des lecteurs, un parchemin de lumière qui inonde de ses clartés toutes les obscurités ou encore le pacte ressassé d’une beauté lovée dans les moindres intersections du temps et de l’espace.
Et il y a ce que la poésie est condamnée à être en milieu insulaire. La parole forcenée de quelques êtres dont l’écho se répand dans un désert, ainsi dialogue de sourds avec des muets, une parole qui demeure aux marges, qui ne change rien sinon elle-même, qui ne rencontre dans le meilleur des cas qu’une vague admiration et le plus souvent du mépris mêlé à de l’indifférence, une parole venue du silence mais accablée du silence de ceux auxquels elle est destinée ou encore ce souffle, nécessairement révolté, achevé non par l’oppression mais par l’indifférence.
Le poète dans le contexte insulaire est un marginal. Il n’en tire, cependant, aucune gloire car il l’est par la force des circonstances. Ainsi on considère qu’il n’est rien, qu’il ne sert à rien. Le poète est souvent l’objet du ridicule. On voit en lui un rêveur et un adepte de mots mielleux et soporifiques. Il en est ainsi parce que l’île est pragmatique, elle aime ce qui est tangible, le matériel, ce qui a un sens immédiat. La parole poétique n’a aucune valeur ou presque et elle ne touche personne.
Comment donc créer dans de telles conditions ?
Comment forger un cri que le silence étouffe ?
Comment donc trouver sa place entre ce que la poésie est et ce qu’elle est condamnée à être ?
Sans doute en étant ancré dans la plus grande des aspirations, celle de la lumière poétique, demeurer au proche de sa vitalité, de sa force, ne cesser, à chaque instant, d’effectuer cette plongée en soi pour extraire les mots, avoir cette exigence des mots, ne cesser de les peaufiner, des les triturer, ne cesser de forger la beauté, ne cesser cette ambition à la beauté mais tout en étant lucide sur la fonction et le pouvoir de la poésie, qu’elle sert surtout à fracturer et à émouvoir ces quelques êtres qui y sont sensibles et qu’elle parvient à se déployer, quand inscrit dans un vaste mouvement de révolte, mouvement dont les formes sont multiples, la poésie ne rend pas la révolte possible mais elle y participe et elle l’incarne au mieux, elle est ciselée dans les filaments des mots, elle est ainsi une ombre, qu’on ne voit pas, qu’on oublie mais qui est indispensable.
La poésie sera perpétuellement la plus haute des paroles, la plus vraie des paroles, la seule à pouvoir vaincre le temps et le poète insulaire se doit de revendiquer cette parole mais sous la contrainte de la lucidité, une lucidité qui lui enseigne que son île n’est pas encore prête pour cette parole, que cette parole est le refuge d’une nuit, celle de la communion de quelques élus.
Ces élus étant ceux qui, lors de noces mystiques, ont été choisis pour transcrire cette parole.
La poésie ainsi peut tout mais, au lieu de l’insularité, elle n’est rien. Peut-être qu’un jour l’île la fera sienne. En attendant elle est l’écho de sa lumière mais sans cet écho ni l’île, ni le monde ne sauraient être.